Mis en évidence par le sociologue américain Everett C. Hughes dans les années 1970, le concept de « sale boulot » est une grille de lecture majeure sur le poids social qu’ont les emplois peu considérés sur l’estime et le sens que portent les individus sur leur travail, en particulier pour les femmes.
Écart de salaires, précarité de l’emploi, travail domestique, charge mentale, sexisme, les rapports et études abondent dans le but de quantifier ces inégalités de genre entre hommes et femmes au travail. Que ce soit dans les métiers « masculins » (BTP, transport, ingénierie), ou dits « féminins » (soin, administratif, nettoyage), les femmes cumulent en entreprises des pressions mentales et morales. La crise de la Covid-19 a ramené cette problématique au centre du débat public lors de ces dernières années. Mais cette fois-ci, avec une évidence bien plus marquée.
Caissières dans les supermarchés, aide-soignantes, aides à domicile, infirmières, ce sont dans ces emplois principalement occupés par les femmes que les employés ont le plus subi la crise. Peur d’attraper le virus, nouvelles règles sanitaires, clients stressés et mécontents, ces personnes « en première ligne » n’ont pas eu le choix que d’accepter une transformation drastique de leur quotidien professionnel.
Alors, les Français ont applaudi pendant un temps à 20h le courage de ces femmes au front, sans pour autant que leurs conditions de travail ne soient vraiment améliorées, même trois ans après le début de la crise. Cette activité de première ligne, parfois ingrate, parfois dévalorisante, souvent dénigrée par la société, le sociologue américain Everett C. Hughes (1897-1983) l’a observée dès la moitié du XXe siècle et lui a donné le nom de « sale boulot » (Dirty Work).
Une division morale du travail
Les travaux d’Everett C. Hughes et de ses élèves de l’École de Chicago ont été fondateurs pour révéler l’existence de ce « sale boulot ». Pour le sociologue, la notion de sale boulot ne se limite pas seulement aux emplois et aux tâches « sales ». Elle s’intéresse également à la place de l’individu sur la scène professionnelle, et sur le sens et l’estime que donne la société à son métier.
Il explique ainsi que la division des tâches dans la chaîne de production d’un bien ou d’un service amène également une division morale. Des tâches seront valorisées par la société et deviendront prestigieuses, à l’instar d’un acte chirurgical. D’autres tâches, pourtant indispensables, seront considérées au choix ingrates, dévalorisantes ou immorales, par exemple, faire le café, nettoyer son lieu de travail ou s’occuper de l’hygiène d’une personne.
Par cette lecture, Hughes et ses élèves démontrent qu’il existe une tendance commune à l’ensemble des secteurs professionnels, que l’on parle de médecins, de boxeurs, d’ingénieurs, ou d’ouvrier. L’administratif, le ménage, et toutes les activités considérées comme pénibles par l’individu sont reléguées à d’autres personnes. Et cela a d’autant plus de chance d’arriver lorsque la personne occupe un emploi haut hiérarchiquement ou renommé.
Mais les travaux d’Everett C. Hughes, et ceux qui ont suivi sur le sale boulot omettent en partie une lecture plus féministe du sujet. Qu’en est-il du sale boulot des femmes ?
Les « sales boulots » féminins
Dans un article (2020) publié dans la revue scientifique Travail, genre et sociétés, les sociologues Christelle Avril et Irene Ramos Vacca réactualisent le sale boulot afin de révéler les inégalités, les discriminations et les jeux de pouvoir liés au genre dans le monde professionnel.
Pour les autrices de l’étude, « les « métiers de femme » [Perrot, 1987], ceux dont on dit qu’ils sont « bien pour une femme », sont réputés peu accaparants et mobilisent des qualifications spécifiques qui sont naturalisées comme des qualités féminines ». Des qualités qui sont bien souvent associées au rôle maternel qu’on leur donne dans la société : l’attention, l’organisation, la propreté, la gentillesse, la douceur…
Ainsi, tandis que les sales boulots « masculins » font souvent l’objet de revalorisation salariale – même si cette tendance tend à se faire plus rare, et que ces valorisations sont souvent considérées par les employés comme insuffisantes – les métiers dits « féminins » ne bénéficient bien souvent pas de ces bénéfices économiques. Au contraire, c’est plutôt une valorisation symbolique qui est offerte aux femmes lorsqu’elles effectuent ces tâches. On remercie leur empathie, leur gentillesse, leur rigueur… sans pour autant améliorer les conditions d’emploi des femmes concernées.
Par l’étude de trois secteurs professionnels considérés comme « féminins » : les aides à domicile, les aides-soignantes et les infirmières en pédiatrie, et les secrétaires à l’hôpital, les sociologues donnent des exemples de ces sales boulots assumés par les femmes, et qui sont pourtant invisibilisés dans le milieu professionnel.
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Le bon et le mauvais rôle
Les autrices de l’étude soulignent ainsi par leurs travaux l’importance de ces secrétaires qui prennent en charge certaines tâches domestiques (organiser des bureaux, arroser des plantes, faire le café), ou bien de ces infirmières présentent pour réconforter les enfants en bas âge en plus de leurs responsabilités professionnelles. Ces « bons rôles » sont intériorisés par les femmes et rentrent dans leur quotidien sans qu’elles s’en rendent vraiment compte. Au contraire, la plupart des femmes questionnées ne voient pas ces tâches comme humiliantes tant qu’elles maintiennent l’équilibre au sein de l’entreprise.
Mais dans ces professions, il existe également pour les femmes un « mauvais rôle ». Un rôle qu’elles considèrent comme dérangeant dans leur quotidien. « Les femmes étudiées sont aussi amenées à décharger les autres des tâches jugées peu morales voire immorales, précise les chercheuses, Et ces mauvais rôles sont, par définition, non revendiqués voire dissimulés ». Elles sont bien souvent contraintes d’assumer un rôle de surveillance, de contrôle, ou de dissimulation des défaillances des organisations, à l’image de cette secrétaire qui explique devoir justifier aux patients les retards répétés du médecin pour lequel elle travaille.
L’article des sociologues offre une nouvelle lecture des rapports et des interactions au travail, et les frontières poreuses entre le monde du travail, la reconnaissance sociale, et l’estime de soi. L’objectif n’est pas de remettre en cause la pénibilité des emplois « masculins », mais d’ouvrir de nouvelles pistes de lecture sur les métiers féminins, et de questionner leur place dans la société, en particulier pour les métiers mal considérés. « Attirer l’attention sur cet impensé vise au contraire à rappeler que ces liens, parce qu’ils ne sont pas donnés d’avance, méritent d’être explorés ».
Un enjeu d’envergure alors même que s’organise en France une lutte contre la réforme des retraites du gouvernement d’Élisabeth Borne, considérée par la gauche politique comme discriminante pour les femmes, et d’autant plus pour celles qui se salissent les mains pour les autres.
Ashforth, B. E., & Kreiner, G. E. (1999). « How Can You Do It? » : Dirty Work and the Challenge of Constructing a Positive Identity. The Academy of Management Review.
Avril, C., & Ramos Vacca, I. (2020). Se salir les mains pour les autres. Métiers de femme et division morale du travail. Travail, genre et sociétés.
Lhuilier, D. (2005). Le « sale boulot ». Travailler.
Image par Simon Kadula de Pixabay