Les Français accordent une place de moins en moins centrale à leur travail dans leur vie, selon une étude IFOP-Fondation Jean Jaurès. Comment analyser ce phénomène ? Faut-il interroger la place du travail dans nos sociétés ? Analyse.

Régulièrement, les sociétés sont traversées par des interrogations quant à la place qu’elles accordent au travail. Dans les discours politiques et ceux des dirigeants économiques, le travail est omniprésent, au point que certains ont voulu tenter d’en faire une valeur, effectuant ainsi un contresens sémantique profond. Toujours est-il que le travail est au coeur des débats publics.

Et pour alimenter ces débats, une nouvelle note d’analyse, publiée le 24 janvier 2023 par l’IFOP et la Fondation Jean Jaurès, s’est intéressée au rapport des citoyens français au travail. Cette note, qui vient compléter de nombreuses études menées sur la perception du travail en France et en Europe, conclut que le travail est de moins en moins central dans la vie des individus. Évolution qui traduit la multiplicité des crises que traverse le monde du travail et l’économie dans son ensemble, et qui préfigure peut-être une nouvelle manière de penser nos activités collectives.

Les Français mettent le travail au second plan

Comme l’on fait remarqué plusieurs experts, le changement de notre rapport au travail ne date pas d’hier, comme le sous entend l’étude IFOP. Depuis les années 1990, de nombreuses études ont montré que les citoyens accordent de l’importance à leur travail. Soit parce qu’il permet leur épanouissement personnel (c’est le cas notamment chez les cadres et les CSP+) soit parce qu’il est un outil de subsistance et d’autonomie financière (ce que l’on observe notamment chez les ouvriers et les employés). Toutefois, le rapport que nous entretenons au travail évolue lentement depuis 30 ans. Déjà, en 1999 dans les études « European Value Studies« , qui tentent d’évaluer les valeurs des citoyens européens, on notait que 64 % des citoyens estiment que c’est « bonne chose » d’accorder moins d’importance au travail.

Cette tendance est confirmée aujourd’hui par l’IFOP-Fondation Jean Jaurès, d’après laquelle seuls 21% des citoyens eux considèrent aujourd’hui que le travail est « très important » dans leur vie. Désormais, une bonne partie des citoyens estiment que le travail ne doit plus prendre le pas sur les autres aspects de leur vie. 61% des Français disent d’ailleurs qu’ils préfèreraient gagner un peu moins d’argent et avoir plus de temps libre que de « travailler plus pour gagner plus ». En 2008, ils n’étaient que 38%.

De plus en plus, la recherche montre que la place que l’on accorde au travail évolue, et par exemple, que de plus en plus de Français désirent accorder plus d’importance à leur vie privée, à leurs relations amicales ou à leurs loisirs, qu’à leur travail. La crise sanitaire a pu être, pour certains, l’occasion d’une prise de conscience : en expérimentant le télétravail, on a pu entrevoir ce à quoi ressemblait une vie où le travail prend moins de place.

Mais cette évolution du monde du travail ne s’explique pas que par la crise sanitaire. Et encore moins sans doute, comme l’insinuent certains, par le fait que les citoyens seraient devenus paresseux, individualistes, irresponsables.

Les promesses non tenues du « contrat social de travail »

Si le travail est perçu peut être comme moins essentiel, ou moins épanouissant, c’est sans doute d’abord à cause des désillusions qu’ont pu vivre les citoyens ces dernières décennies par rapport au monde du travail, et au monde économique dans son ensemble. Les sociétés industrialisées se sont très largement construites sur l’idée que le travail, la production économique, seraient des vecteurs de développement et d’émancipation pour chacun. La croissance économique, la fameuse (et néanmoins fausse) théorie du ruissellement, la compétition économique devaient permettre de produire des richesses, de l’innovation, ce qui, en retour, devait permettre à tous de bénéficier d’une vie meilleure.

Sauf qu’une bonne partie de ces promesses n’ont pas été tenues. Certes, la production économique et le travail ont contribué à améliorer, dans l’ensemble, nos conditions de vie. Mais globalement, ce modèle a aussi très largement montré ses failles, et produit de nombreux perdants. Alors que les années 1960 ont été celles du plein emploi, les décennies suivantes ont été marquées, notamment à partir des années 1980, par une hausse massive du chômage, plafonnant à près de 13% de la population dans les années 1990 et 2000. Le monde du travail a aussi été traversé par les crises économiques et financières : 1987 et le Krach des marchés financiers, 2000 et la bulle internet, 2008 et les subprimes, les années 2010 et la crise des dettes européennes, 2020 et la crise sanitaire et économique de la Covid-19, 2022 et la crise inflationniste…

Résultat : de plus en plus de travailleurs précaires, de mauvaises conditions de travail, dégradées par la situation économique difficile, un pouvoir d’achat en baisse, en plus des inégalités qui se creusent… Sans parler de la séparation entre « travail » et « vie privée » qui devient de plus en plus floue, des burn-outs, et même, des suicides au travail… Bref, en moins de trente ans, la proportion de Français estimant qu’ils sont perdants dans leur rapport au travail, et qu’ils en retirent moins que ce qu’il leur rapporte a doublé, pour atteindre près d’un Français sur deux.

Voir aussi : Partage de la valeur en France : le travail moins rémunéré que le capital ?

Entre crise du management et crise de sens

D’autres raisons peuvent expliquer la distance que prennent les Français avec leur travail. En particulier, les méthodes de management modernes ne sont sans doute pas étrangères à la « crise » du travail. Les études menées par la DARES, le CNRS et d’autres organismes montrent que les salariés perçoivent depuis plusieurs décennies une dégradation de leurs conditions de travail. Travail de plus en plus répétitif, moins épanouissant, problèmes d’ergonomie… En cause, notamment, l’émergence d’un management qui ne laisse plus le temps, ni même l’autonomie (la vraie) aux salariés de faire vraiment leur travail. Ce management, biberonné aux mots clés disruption, agilité, transformation, exige une accélération continue des processus de travail. Il faut s’adapter, travailler vite, se remettre en cause en permanence, mais surtout sans remettre en cause l’organisation. C’est le « travail pressé » mis en évidence par les chercheurs Corinne Gaudart et Serge Volkoff.

Sous la pression des exigences de rendements (de plus en plus dictées par le monde financier) et sous couvert d’une prétendue rationalisation des pratiques managériales, on exige tout et son contraire des salariés : plus d’autonomie, mais sans esprit critique, une surresponsabilité individuelle, mais une adhésion parfaite au collectif, plus de résultats, et souvent moins de moyens.

S’ajoute à cela la crise de sens : de plus en plus de salariés se questionnent sur l’utilité de leur activité professionnelle, et se demandent quelle contribution ils apportent à la société. La multiplication de ce que l’anthropologue du travail David Graeber appelle les bullshit-jobs coïncide avec le développement des « bore-out » (l’ennui au travail) et autres mots à la mode (brown out, quiet quitting, etc.). Parallèlement, les crises écologiques et sociales, de plus en plus visibles, n’ont certainement pas aidé les salariés à retrouver de la motivation dans leur travail.

L’entreprise incapable d’apporter des réponses

Face à cette crise de sens, le monde de l’entreprise semble encore bien incapable d’apporter une réponse cohérente. Plutôt que de s’interroger profondément sur les racines de ce mal-être, l’entreprise a cherché à le mettre sous le tapis, et à le réduire au silence avec ce que le sociologue du travail Jean-Pierre Le Goff appelle « des méthodes de management modernistes » : grands discours sur la solidarité entre les équipes, la motivation, l’importance du collectif et de la performance, etc.

Selon l’auteur, ces discours visent à faire de l’entreprise un lieu consensuel et policé, où chaque salarié, désormais « collaborateur » doit être engagé, motivé, performant, au service d’une vision prétendument « collective ». Il s’agirait presque d’occulter que, dans les faits, le monde de l’entreprise reste un lieu de rapports hiérarchiques, profondément inégalitaire, où le salarié ne trouve pas toujours les moyens de son épanouissement personnel.

D’ailleurs, l’analyse montre que les salariés ne sont pas dupes de ces discours. Beaucoup considèrent ces pratiques managériales « comme superficielles, démotivantes voire génératrices de mal être au travail. » Jusqu’à en devenir déshumanisantes ? En tout cas, dans l’ensemble les salariés interrogés pensent également que leur entreprise accorde bien plus d’importance à ses clients (et donc à ses profits) qu’à ses salariés. À peine un salarié sur deux estime que son organisation prend bien en compte les besoins et les attentes de ses employés. Et nombreux sont ceux qui évoquent aussi le manque de reconnaissance. Quant à la promesse de la réussite par la progression hiérarchique, elle ne fait plus autant rêver : à peine un cadre sans fonction d’encadrement sur deux émet le désir de devenir « manager ».

La place du travail : un impensé du débat politique et démocratique

En dehors de l’entreprise, dans la Cité, cette question du travail n’est pas mieux traitée. Pourtant, le champ sémantique du travail est au coeur du débat politique : en 15 ans, on a vu fleurir les slogans sur la valeur travail, « travailler plus pour gagner plus », des lois dites « Travail », la future réforme du travail, les discours sur le travail, évoqué par exemple 17 fois dans le discours des voeux 2023 du Président Emmanuel Macron. Travail, travail, travail. Même Pôle Emploi s’appellera désormais France Travail, cela va de soi.

Mais malgré cette ébullition, les réponses politiques à la question du travail semblent bien anachroniques, et bien en décalage avec les attentes des Français. Lorsque le monde politique s’attaque au travail, c’est pour le réhabiliter, le flexibiliser, augmenter la durée du travail, travailler plus vieux, réduire le coût du travail, favoriser le travail. Comme si l’économie, la société même, ne pouvait pas s’envisager en dehors du travail, ce temps que l’on donne à la production. Comme si tous nos problèmes pouvaient se régler en travaillant plus, toujours plus, toujours mieux. En attendant, ni la pénibilité, ni le sens, ni le loisir, ni la remise en question du productivisme ne sont des questions politiques majeures aujourd’hui. À l’heure de la sobriété, on nous répète toujours qu’il faut bien bosser.

Eh bien, peut-être qu’il serait temps de se mettre à travailler sur autre chose, sur un monde où le travail n’est plus l’apha et l’omega de la vie sociale. Les Français, eux, ont déjà commencé.

Photo de Gil Ribeiro sur Unsplash

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