Notre agriculture est chamboulée par le changement climatique. Les produits du terroir (AOP et IGP) ne font pas exception. Une étude exploratoire publiée en novembre par l’association Conséquences met en lumière les défis croissants de ces filières qui labellisent un patrimoine gastronomique et agricole régional français. Entre baisses de rendements prévisibles et adaptation difficile des pratiques, ces productions emblématiques se trouvent à un tournant crucial pour leur survie.
Les produits sous appellation d’origine protégée (AOP) et indication géographique protégée (IGP) représentent un patrimoine vivant ancré dans les régions françaises et leur terroir. Même si ces labels ne font pas toujours l’unanimité chez les producteurs et les consommateurs, ils impliquent un cahier des charges strict et un contrôle régulier des pratiques agricoles. Les produits AOP/IGP demeurent en principe « la promesse d’une qualité et d’un goût uniques, d’une typicité, d’un lien entre une production, une région, des paysages, un sol, un climat, un savoir-faire souvent séculaire », comme l’atteste Sylvain Trottier, directeur de l’association Conséquences, qui documente les répercussions du changement climatique sur le quotidien des Français. On compte aujourd’hui 105 produits AOP et 148 IGP. Produits laitiers, fruits, viandes, le marché représente plus de 4 milliards d’euros de chiffre d’affaires.
Pourtant, le changement climatique impose à ces filières AOP et IGP de redéfinir un équilibre entre le respect du savoir-faire traditionnel et une nécessaire adaptation aux conditions climatiques, sous peine de disparaître. C’est ce que montre une étude exploratoire qui vient d’être publiée par l’association Conséquences. Ces produits pourraient subir des baisses de rendement considérables, pouvant atteindre entre 15 et 40% selon les filières et les professionnels interrogés dans le cadre de l’étude.
Confrontées à des défis croissants – sécheresses, inondations, vagues de chaleur et douceur hivernale – ces filières s’essayent déjà à de nouvelles méthodes de production et de protection de ces cultures vulnérables. Mais les marges de manœuvre restent limitées. « Modifier les cahiers des charges et mettre en place des solutions durables demandent des efforts considérables, dans des délais incompatibles avec l’accélération climatique », avertit l’étude. Tour d’horizon de 8 produits.
La noix du Périgord : un patrimoine sous tension
Les vergers de noix du Périgord subissent de plein fouet les effets combinés de vagues de chaleur, de sécheresses, et d’excès de pluie. En 2022, la chaleur excessive a provoqué une chute précoce des feuilles, empêchant les arbres de faire leurs réserves pour l’année suivante. Puis, les fortes pluies de 2023 ont favorisé le développement de maladies, notamment des champignons vecteurs de l’anthracnose, qui a causé d’importantes pertes pour la filière. Résultat : « en 2023, les producteurs n’avaient plus de trésorerie. Certains ont littéralement abandonné les vergers », déplore Hervé Clédel, producteur.
Face à ces menaces, la diversification variétale est devenue un impératif pour les producteurs. « Il faut diversifier », appelle Carmen Vilhena de Castro, responsable du syndicat professionnel de la noix et des cerneaux de noix du Périgord. La variété Fernor, plus résistante, pourrait compléter les variétés traditionnelles, bien que son adoption suscite des débats quant à sa conformité aux cahiers des charges. Labellisée AOC depuis 2002, 18 000 à 20 000 tonnes de noix du Périgord sont vendues chaque année.
Préserver l’acidité de la clémentine Corse dans un climat changeant
La clémentine corse, connue pour son acidité, voit cette caractéristique mise en péril par le réchauffement climatique. En effet, une floraison précoce et une maturation plus longue réduisent l’acidité du fruit, pourtant inscrite dans le cahier des charges de l’IGP. « La récolte a toujours lieu mi-août, mais la floraison s’est décalée de mai à fin avril et va encore se précocifier », décrit le producteur et négociant Mathieu Donati.
L’accès à l’eau est également un défi croissant. Bien que la Corse ait historiquement bénéficié d’une irrigation stable, les changements dans la répartition des pluies et les premières restrictions d’usage inquiètent tout le même les producteurs. Un réseau dense de tensiomètres a été déployé pour optimiser l’irrigation et mesurer précisément les besoins hydriques des arbres. Cependant, la durée des périodes d’irrigation s’est considérablement allongée, illustrant les tensions potentiellement croissantes autour de cette ressource vitale. En outre, la hausse des températures profite au développement des espèces envahissantes, comme la cicadelle (un petit insecte). « Rien n’est fait pour limiter l’arrivée dans l’île de nouveaux parasites, regrette Mathieu Donati, tous les 3-4 ans, une saleté arrive par les bateaux, les gens qui ne font pas attention, et nous n’avons pas de solutions ».
La clémentine de Corse est IGP depuis 2007 et est produite dans 1600 hectares de vergers. 35 000 tonnes sont commercialisées chaque année.
Le munster face à la sécheresse et les pénuries d’eau
Produit dans une vaste aire géographique couvrant sept départements, le munster doit composer avec des réalités climatiques très variées. Si certaines zones bénéficient encore de précipitations suffisantes, d’autres font face à des sécheresses récurrentes. « Normalement, 95 % de la ration de base du troupeau doit provenir de l’aire géographique et 70 % de la ferme« , explique Amandine Rivière, responsable de l’association Terroirs Grand Est qui a fortement participé au développement du munster AOP. Du fait de la sécheresse de 2022, l’AOP a dû assouplir ses règles sur l’origine des rations alimentaires des troupeaux, une première. « Normalement, 95 % de la ration de base du troupeau doit provenir de l’aire géographique et 70 % de la ferme. Nous avons demandé de passer respectivement à 80 % et 60 % », complète-t-elle. La sécheresse est un phénomène climatique qui est voué à s’intensifier. En ce sens, le syndicat n’exclut pas des modifications futures, souligne ainsi l’étude exploratoire, « mais pas tout de suite ».
Pour le munster, la raréfaction de l’eau dans ces régions est également un élément préoccupant car nécessaire pour préserver les caractéristiques typiques du munster. « Je ne peux pas prendre l’eau n’importe où. Selon ses caractéristiques, le goût du produit sera différent », rappelle Florent Haxaire affineur et président du syndicat interprofessionnel du munster. Le Munster est AOC depuis 1969 et 5 800 tonnes ont été produites en 2023.
Transformer la production de roquefort
La production de roquefort repose sur un équilibre fragile entre pâturages et traditions séculaires. Les éleveurs, soumis à une autonomie fourragère stricte, ont l’obligation de laisser les animaux pâturer au maximum et de les nourrir à base d’herbe, de fourrage et de céréales issus aux trois quart de la zone de l’appellation. Le changement climatique met à mal cet impératif du cahier des charges. Les cultures seront les premières touchées par le changement climatique et la sécheresse.
Les éleveurs doivent en outre recourir à des pratiques peu écologiques, comme l’enrubannage qui consiste à emballer les balles de fourrage dans plusieurs couches de film plastique. C’est une méthode de conservation où l’herbe, enfermée dans ce milieu anaérobie, fermente lentement sous l’action les bactéries. L’enrubannage permet de conserver le fourrage malgré des conditions climatiques peu favorables, par exemple lorsqu’il y a de l’humidité. « On sécurise l’alimentation, mais ça pose le problème du plastique », souligne Jérôme Faramond, éleveur et Président de l’association des producteurs de lait de brebis de l’aire de Roquefort.
Le respect de la race locale, la brebis Lacaune, constitue une autre exigence essentielle. Cependant, les sécheresses répétées forcent les éleveurs à reconsidérer leurs pratiques tout en s’assurant de ne pas industrialiser leur production. Même si pour Jérôme Faramond, cette contrainte ne semble pas être une question, « Notre cahier des charges empêche de toute façon l’industrialisation : mettre au pâturage un troupeau de 2000 animaux n’est pas possible et en brebis, la traite ne se robotise pas », précise l’éleveur. Pour lui, l’équilibre fragile des exploitations est à ce jour le problème principal à régler. « Aujourd’hui, il y a plus de fermes qui s’arrêtent que de reprises », regrette-t-il. Le roquefort est AOC depuis 1925 et 7 ateliers de fabrication produisent 14 400 tonnes de roquefort.
Le reblochon, l’alpage en péril
Dans les Alpes, le reblochon fait face à un défi unique : préserver l’agriculture de montagne tout en s’adaptant à des sécheresses croissantes. Les prairies naturelles, autrefois abondantes et diversifiées, se raréfient. « La végétation change, et on voit apparaître des espèces persistantes mais moins appétantes pour les animaux, qui s’en détournent », rappelle la savoyarde Virginie Avettand, éleveuse et productrice de reblochon.
Comme elle l’explique, c’est tout un système de production qui est à repenser. Et pour chaque ferme et zone de pâturage, de nouvelles méthodes doivent être testées. L’eau est aussi un enjeu majeur pour les producteurs de reblochon, « il nous faut 4 litres d’eau par litre de lait transformé, c’est beaucoup ! », rappelle l’éleveuse. Si la ressource en eau n’est pas un souci pour le moment, elle pourrait l’être dans les prochaines années.
Au contraire, c’est la chaleur et les sécheresses sur son troupeau de vache qui est à ce jour un problème. « Une vache qui a chaud boit davantage et la composition de son lait n’est pas la même, observe-t-elle. Cet été, on a eu de gros écarts de températures, les animaux ont souffert, et tout ça s’est ressenti sur la qualité du lait. On a dû s’adapter au jour le jour ». Le reblochon est AOC depuis 1958. 620 exploitations dont 120 producteurs fermiers participent à la production de 16 000 tonnes de reblochon chaque année.
Le piment d’Espelette : irriguer pour survivre
Le piment d’Espelette, produit dans le Pays basque, dépend d’une gestion méticuleuse de l’eau pour maintenir sa qualité. L’objectif pour les producteurs de piments d’Espelette est de prévenir les interdictions d’irriguer qui pénalisent lors des périodes de sécheresse les producteurs. « L’enjeu est grand : les restrictions d’eau, qui ont commencé en 2022, ne sont pas aussi draconiennes que dans le Sud-Est, mais la population double en juillet et août à cause du tourisme et l’agriculture n’est pas la priorité », constate Maïalen Sarraude, coordinatrice au sein du syndicat du piment d’Espelette.
Pour les producteurs, la dérogation est un élément crucial pour la production de piments d’Espelette. Mais pour y accéder, il faut avoir des informations précises sur ces cultures, et c’est ici que le bât blesse. Les producteurs n’avaient que peu d’informations sur la consommation d’eau de cette culture. « Il n’y a pas de duplication ailleurs en France, nous sommes les seuls à produire cette épice », précise Maïalen Sarraude. Le syndicat a depuis 2021 lancé un travail d’expérimentation avec l’INRAE de Montpellier et la chambre d’agriculture des Pyrénées-Atlantiques pour pallier ces faiblesses.
Ces efforts s’inscrivent dans une stratégie de long terme pour préserver la production de piment. La filière porte aussi un regard attentif sur ses voisins espagnols. Cela leur a permis de découvrir leurs pratiques; notamment celle de décaler les dates de plantation pour éviter que la floraison du piment n’arrive dans les moments de forte chaleur.
Le piment d’Espelette est AOC depuis 2000 et AOP depuis 2002. 235 tonnes de poudre ont été produites en 2023.
Les canards à foie gras du Sud-Ouest face à la grippe aviaire
Outre les impacts du climat qui menace les élevages de canards et les infrastructures de l’exploitation, les producteurs de foie gras doivent également faire face à des épidémies à répétition de grippe aviaire depuis 2016. Ces crises sanitaires qui déciment les élevages ont été un point de bascule pour les éleveurs. L’association pour la promotion et la défense des produits de palmipède à foie gras du Sud-Ouest (Palso) a entamé « un gros travail collectif autour de la RSO (responsabilité sociale des organisations) […] pour mobiliser cette filière complexe. L’organisation s’est dotée d’une commission “développement durable”, d’une raison d’être, mais surtout, elle s’est penchée sur le cahier des charges de l’IGP », explique Agnès Loth, responsable qualité du Palso.
Mais pour cela, il faut dépasser la simple obligation du label IGP d’élever les animaux en plein air. Le Palso porte différentes mesures environnementales pour réduire l’impact du changement climatique sur les animaux. L’association appelle d’ici 2030 à planter un minimum d’arbres ou de haies sur les parcours des volailles pour les préserver face aux fortes chaleurs.
Les canards à foie gras du Sud-Ouest sont IGP depuis 2000. 8,7 millions de canards ont été transformés en 2023.
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Le citron de Menton : une culture menacée
Considéré comme un citron d’excellence avec un cahier des charges très stricte, le citron de Menton est mis à mal par le changement climatique. Parmi les critères : « un taux de jus supérieur à 25 %, un ratio sucre / acide qui garantit une acidité modérée, un parfum de citronnelle intense sur le zeste, éléments qui le rendent unique », décrit l’étude exploratrice. Le citron de Menton est une culture à petite échelle, cultivée sur un territoire très limité qui a peu évolué depuis le 18ème siècle. Cette situation unique le rend d’autant plus vulnérable face au changement climatique et ses conséquences : les vagues de chaleur; les périodes de sécheresses; ou les pluies diluviennes.
« Le climat met les critères de notre cahier des charges en tension. Les critères de taille, de forme, de couleur des citrons sont parfois difficile à remplir… « , explique Stéphane Constantin, directeur de l’association de promotion du Citron de Menton. Pour y faire face, de nombreuses méthodes sont expérimentées : une irrigation raisonnée, l’enherbement entre les arbres, des systèmes de récupération d’eau, la recherche de variétés moins consommatrices en eau… « Nous savons qu’il faut changer, s’adapter, mais tout en respectant notre identité et la qualité. La pérennité de cette filière passe par son caractère unique et territorial », ajoute le directeur de l’association. Le cahier des charges est aujourd’hui en révision, notamment sur les critères de calibre et de qualité, car les aléas climatiques est un point de blocage trop important pour maintenir les standards.
Le citron de menton est IGP depuis 2015. Une petite centaine de producteurs se partagent cette culture dans 5 communes voisines.
Qu’est-ce que les labels d’origine protégée ?
Les labels AOP / AOC (appellations d’origine protégée, AOP au niveau européen, ou contrôlée, AOC au niveau français) impliquent une fabrication des produits où toutes les étapes (production, élaboration, fabrication) sont réalisées dans une aire géographique donnée.
Le label IGP (indications géographiques protégées), qu’au moins une des trois étapes soit réalisé sur le territoire de référence.
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