Faut-il utiliser la chloroquine dans le traitement du coronavirus ? C’est un débat qui interroge les méthodes scientifiques face à la question du principe de précaution.

Depuis quelques jours, le débat fait rage autour d’une question : faut-il traiter les patients atteints du Covid-19 à l’aide de la chloroquine, médicament antipaludique ? D’un côté, un médecin, Didier Raoult, affirme avoir obtenu des résultats lors d’un essai mené sur des patients à Marseille. Et certains appellent dès lors à généraliser le traitement face à l’urgence. De l’autre, d’autres spécialistes appellent à la prudence et les autorités médicales viennent d’autoriser un essai clinique avant d’étendre le dispositif.

Autant le dire tout de suite : on ne résoudra pas ici la question de savoir si la chloroquine est ou non un médicament efficace face au coronavirus. Personne à la rédaction de Youmatter n’a les compétences médicales pour faire le tri entre les informations que l’on trouve ça et là sur internet à ce sujet. Mais le débat autour de la chloroquine, en interroge un autre, plus vaste, sur lequel il est intéressant de s’arrêter : le débat entre science et principe de précaution.

Chloroquine et coronavirus : comprendre la méthode scientifique

Au coeur du débat sur la chloroquine, on retrouve la question de « la méthode scientifique ». Didier Raoult affirme avoir testé (avec succès) la chloroquine sur des patients atteints du coronavirus. Mais face à lui, ses détracteurs lui reprochent de ne pas avoir réellement respecté « la méthode scientifique » lors de son essai clinique et appellent au principe de précaution.

Méthode scientifique : des protocoles à respecter

La notion est très importante à comprendre. La méthode scientifique regroupe l’ensemble des protocoles mis en place par les chercheurs dans leurs différentes disciplines pour arriver à des résultats fiables et vérifier la validité de leurs théories. Il faut bien comprendre qu’en sciences, la notion de vérité est complexe et mouvante. Une étude peut arriver à un résultat en prenant certaines hypothèses, et une autre étude sur le même sujet peut arriver un peu plus tard à un résultat un peu différent (ou totalement différent) en prenant des hypothèses proches ou légèrement différentes. C’est très courant dans le domaine alimentaire, par exemple, où l’on entendra parfois que tel aliment est dangereux et plus tard qu’il ne l’est pas vraiment.

[box]Voir : Alimentation : pourquoi les études scientifiques se contredisent-elles ?[/box]

Pour être certain qu’une étude scientifique, un protocole scientifique, arrive à des résultats fiables, on utilise donc un certain nombre de méthodes qui visent à éviter les biais et les erreurs. Par exemple, dans le domaine médical notamment, on considère que les études fiables doivent être menées « en double aveugle ». Concrètement, on constitue deux groupes de patients aléatoirement, à qui l’on administre soit un médicament que l’on veut tester, soit un placébo. Ni les administrateurs de l’étude ni les patients ne savent au moment de l’étude quel groupe reçoit quoi, ce qui évite les biais méthodologiques. D’autres aspects sont importants dans ce que l’on appelle généralement « la méthode scientifique ». Par exemple, on doit s’assurer que les paramètres ne varient pas entre les deux groupes. Ainsi, si l’on cherche à tester l’efficacité d’un médicament pour la perte de poids, et que parmi les individus testés certains font du sport ou mangent moins, cela fausse les résultats : on ne sait alors plus si une éventuelle perte de poids est liée au médicament ou à l’activité physique. On doit aussi s’assurer que les groupes sur lesquels on mène des essais sont assez larges pour être représentatifs sur le plan statistique : si l’on mène une étude uniquement sur quelques sujets, cela a peu de valeur car ce qui marche sur un individu ne marchera pas forcément sur la majorité des gens.

Le partage des connaissances et la relecture par les pairs

Le travail de relecture par les pairs est aussi important : il faut que d’autres chercheurs du même domaine relisent le travail pour en vérifier le sérieux méthodologique et la crédibilité des résultats. Et il est aussi important de pouvoir confronter les résultats à d’autres études. Comme on l’a vu, certaines études peuvent parfois se contredire, car il est impossible dans un monde où les paramètres sont multiples d’obtenir toujours un résultat 100% identique. Il est donc important de pouvoir étudier ce que disent la majorité des études sur un sujet : si 99% des études sur un domaine disent X, alors il est probable que l’étude qui dit Y soit peu crédible, ou au moins qu’elle doive être prise avec des pincettes. C’est le principe qui est au coeur des travaux du GIEC sur le climat, par exemple : les chercheurs comparent les études des scientifiques partout dans le monde pour dégager le « consensus scientifique » sur le sujet climatique. C’est ainsi que l’on sait que le réchauffement climatique est réel et quels sont ses effets.

Chloroquine : que vaut une étude scientifique ?

Dans le cas de la polémique autour de la chloroquine, de nombreuses critiques méthodologiques ont été émises à l’encontre de l’étude publiée par le docteur Raoult.

Chloroquine : les faiblesses méthodologiques de l’étude de Marseille

D’abord, il s’agit d’une seule étude (difficile donc de dire si elle est reproductible). Ensuite, elle est réalisée sur un petit nombre de sujets (26, dont plusieurs n’ont pas pu terminer l’étude), dans des conditions méthodologiques peu fiables : l’étude ne comporte pas formellement de groupe témoin, ou il n’est en tout cas pas maîtrisé par le chercheur. Les résultats sont statistiquement difficiles à interpréter compte tenu de la nature du virus : comme 80% des contaminés guérissent spontanément, on a du mal sur un si petit échantillon à dire si la guérison est liée au médicament ou à un processus de guérison normal.

Surtout, l’étude a été fortement critiquée par de nombreux chercheurs, notamment ici, sur la plateforme d’échange entre scientifiques PubPeers. Beaucoup ont mis en évidence l’incapacité à reproduire les résultats ainsi que les divers biais méthodologiques. Cela prouve qu’il n’y a pas de consensus par les pairs sur la question.

Cela ne veut bien évidemment pas dire que l’étude en question est fausse, ou que ses résultats sont inexacts. Peut-être que la chloroquine est efficace. Mais cela veut simplement dire qu’il faut être prudent avec les résultats car on n’est pas réellement certain qu’ils soient significatifs. Pour faire une analogie simple : si vous lancez une pièce 20 fois et qu’elle tombe 15 fois côté pile, votre « étude » donnera les résultats suivants : une pièce tombe 75% du temps côté pile. Mais cette « étude » doit être prise avec précaution car elle est faible sur le plan méthodologique. En réalité, si l’on reproduit le test sur un million de lancers par exemple, on trouvera qu’une pièce a à peu près 50% de chances de tomber côté pile et 50% de tomber côté face (avec sans doute quelques micro % de chances de tomber sur la tranche…).

Un résultat et des appels à la prudence

C’est pour cette raison que beaucoup de professionnels médicaux appellent à la prudence face à la possibilité de traiter des patients atteints du Covid-19 avec la chloroquine. D’autant plus que les effets secondaires possibles de la chloroquine ne sont pas négligeables, et que son dosage est complexe. Le problème c’est que la situation actuelle est très émotionnelle et très médiatique. D’abord, les médias ont largement relayé cette étude, mais cela ne veut pas dire qu’elle est valide pour autant. Le professeur Raoult a également été très enthousiaste dans ses déclarations publiques au sujet de ses résultats, ce qui n’est pas très habituel en sciences où la prudence est souvent la règle. Et puis, surtout, face à l’urgence de la situation, on est évidemment tentés de dire « tentons le tout pour le tout, après tout, s’il y a des résultats, autant essayer ».

Mais la question est complexe : si l’on traite avec la chloroquine, est-on sûr qu’il n’y aura pas d’effets secondaires ? On sait dès aujourd’hui que la chloroquine n’est pas un médicament anodin. Il existe des effets secondaires, certes rares (ce qui explique qu’ils soient invisibles dans un essai de seulement 26 patients), mais significatifs, notamment au niveau cardiaque : arythmies, torsades… Et des contre-indications connues pour les patients atteints de co-morbidités (diabète, maladies cardiaques…). Tout cela est bien documenté dans le bulletin du réseau professionnel et scientifique de pharmacovigilance. Le dosage doit également être très fin pour éviter la toxicité. Sur les patients atteints du Covid-19, qui sont justement souvent atteints de co-morbidités, et qui sont déjà fragiles, il faut donc être très prudent.

D’autre part, si l’on traite avec cette molécule, cela veut aussi dire qu’on ne traite pas avec d’autres molécules. Or d’autres chercheurs travaillent actuellement à d’autres traitements également prometteurs. Faut-il focaliser son attention sur ce traitement, ou en essayer d’autres ? Autant de questions qui recoupent celle, plus large, du principe de précaution.

Test médicaux, urgence et principe de précaution

En temps normal, lorsqu’un médicament doit être « mis sur le marché », c’est-à-dire autorisé pour traiter des patients, il faut qu’il subisse toute une batterie de tests pour répondre à ces questions. Il est parfaitement logique qu’en tant que société nous attendions des autorités médicales qu’elles soient certaines qu’un produit a un effet thérapeutique avéré et qu’il ne cause pas d’effets secondaires graves avant d’autoriser son utilisation sur les citoyens. Il faut que la balance « bénéfice-risque » soit positive, c’est-à-dire que le risque soit inférieur aux bénéfices thérapeutiques attendus.

D’ailleurs, un certain nombre de scandales médicaux récents tournent autour de la capacité des autorités médicales à identifier les risques potentiels d’un médicament. Par exemple, dans le cadre de la polémique autour du Mediator de Servier, on a reproché aux autorités médicales d’avoir mal évalué les risques d’effets secondaires liés à l’hypertension artérielle ou aux valvulopathies. C’est le même reproche que l’on a fait aux mêmes autorités médicales sur la pilule contraceptive Diane-35. Beaucoup ont ainsi mis en évidence la nécessité de faire mieux appliquer le « principe de précaution », à savoir ne pas autoriser un médicament ou une substance lorsque l’on est pas certain de son innocuité. D’autant plus lorsqu’il s’agit, comme ici et comme pour le Mediator et Diane35, d’un médicament qui n’est pas utilisé pour son usage initial.

Paradoxalement, alors qu’on trouve en temps normal beaucoup de voix pour réclamer l’application du principe de précaution, ici, beaucoup réclament l’inverse, à savoir ce que l’on autorise l’usage avant d’avoir pris les précautions habituelles. Le problème, c’est que l’application du principe de précaution nécessite du temps : le temps de mener des études, d’analyser les risques, de faire des tests, in vitro et in vivo (en laboratoire et sur des sujets). Or, dans le cas présent, la situation est complexe car elle comporte la notion d’urgence. On est donc à un moment paradoxal où il faudrait dans l’idéal en même temps prendre le temps de prendre nos précautions et en même temps agir urgemment pour traiter des patients dont le pronostic vital est engagé.

Temps scientifique contre temps médiatique

C’est bien évidemment impossible. Si l’on choisit d’agir dans l’urgence et de recourir massivement à la chloroquine, on s’expose au double risque que le traitement ne fonctionne pas (et qu’on soit donc par la même occasion passé à côté d’un potentiel traitement plus efficace) et qu’il ait en plus des conséquences potentielles néfaste. En résumé, on ne respecterait pas vraiment le principe de précaution et on agirait (pour l’instant) sans preuves respectant réellement la méthode scientifique.

Si au contraire on décide d’attendre d’avoir des résultats plus fiables, scientifiquement valides, alors on se passe peut-être (mais peut-être pas) d’un traitement qui aurait pu sauver des vies dans l’urgence. C’est malheureusement le propre de la méthode scientifique d’être difficilement capable de donner des réponses tranchées en peu de temps. Car la recherche de la vérité scientifique, par définition, prend du temps.

Entre ces deux positions, il faut donc savoir jongler : prendre des précautions, tout en autorisant des tests mieux encadrés et mieux maîtrisés sur le plan méthodologique, avant d’éventuellement généraliser le traitement. En gardant bien à l’esprit que ces tests peuvent avoir des conséquences négatives ! C’est plus ou moins ce qui a été décidé à travers le test européen Discovery, qui prévoit de mettre à l’essai la chloroquine. Mais en attendant le débat continue.

Et avec ses milliers de tweets et d’articles, il montre bien que la science et son temps long sont en permanence mis au défi par un temps médiatique qui demande des réponses claires tout de suite. À l’heure où chacun pense pouvoir se faire une opinion sur n’importe quel sujet scientifique, parfois sans même disposer des données, on a de plus en plus de mal à faire le tri entre ce que peut et ne peut pas affirmer la science. Et d’affirmations contradictoires en affirmation contradictoires, on noie les vérités scientifiques dans un flou artistique où l’on ne sait plus sur quelle base prendre des décisions rationnelles.

Principe de précaution : la science face à l’incertitude

La science ne sait pas tout, et elle ne sait pas tout, tout de suite. Il faut s’y faire et prendre conscience que dans les situations où l’on ne peut pas se permettre d’attendre le temps long, il faut nécessairement faire des arbitrages bénéfice-risque avec un fort degré d’incertitude.

En 2009-2010, lors de la Grippe A, la décision de commander près de 100 millions de vaccins répondait à l’urgence sanitaire, elle répondait aussi d’une certaine façon au principe de précaution (mieux valait disposer des vaccins, au cas où la pandémie dégénère), et le tout sur la base des données scientifiques disponibles à ce moment-là. Bien-sûr, a posteriori (une position d’où il est toujours plus simple de juger) ces dépenses n’étaient apparemment pas nécessaires, puisque le virus s’est estompé de lui-même. Mais si ça n’avait pas été le cas, aurait-on accepté d’avoir manqué de vaccins ? Le « trou » dans la dépense publique que l’on a tant décrié, aurait-il paru si grave si la crise sanitaire s’était amplifiée ?

À chaque fois que des questions de santé se posent, il faut faire ce travail d’analyse des bénéfices, des risques et des incertitudes, se questionner sur l’application du principe de précaution. C’est le cas quand on s’interroge sur les dangers potentiels du glyphosate, la question de l’interdiction des nitrites, l’accès aux traitements innovants, ou encore sur l’interdiction ou l’autorisation de certains médicaments. C’est encore le cas ici quand on s’interroge sur la pertinence d’utiliser ou non la chloroquine face au Covid-19.

Mais pour être menée correctement, malgré des données parcellaires et malgré l’urgence, cette analyse doit être laissée aux soins de ceux qui savent : les médecins, les scientifiques, les virologues. Ce n’est pas sur Twitter ou entre journalistes que l’on décidera ou non si le risque est trop grand, si le traitement est efficace. Personne parmi ceux qui alimentent la polémique ne serait de toute façon prêt à assumer les responsabilités d’un potentiel échec, ni dans un sens, ni dans l’autre.

Nous n’avons rien de mieux aujourd’hui pour prendre des décisions éclairées que les procédures scientifiques. Elles seules nous permettent d’établir des faits les plus fiables possibles. Tout ça n’est pas une affaire d’opinion ou d’intuition, où l’on peut exiger tout et son contraire, mais une question de méthodes. Il serait peut-être temps, pour éviter de casser encore la confiance envers les institutions scientifique, que nous respections ces méthodes, et arrêtions d’inviter dans les débats scientifiques les mauvaises habitudes de polémiques que nous avons prises en politique.

Photo par Allie Smith sur Unsplash