Couper la parole : un acte en apparence banal, mais qui en dit long sur les relations de pouvoir au sein d’un groupe ou dans la société. On tente de mieux comprendre cette question, par le prisme sociologique et psychologique notamment.
Dans les débats politiques, en réunion, en famille, il n’est pas rare de voir quelqu’un couper ou se faire couper la parole. Mais au-delà de la simple impolitesse de l’acte, l’analyse du langage nous montre que c’est en réalité un mécanisme bien plus complexe, permettant, dans certaines circonstances, de dominer son interlocuteur.
Animer un débat nécessite parfois de couper la parole
Si couper la parole semble avant tout être un acte impoli, agressif, visant à piéger, c’est aussi une pratique journalistique, visant à rendre le débat dynamique, et à le faire tenir dans un temps imparti. Il serait donc en ce sens légitime de couper la parole.
Emmanuelle Daviet, Médiatrice des antennes, explique :
« Si l’invité ne répond pas à la question et tente de faire diversion, on l’interrompt. Idem s’il est trop long et pas clair. Imagine-t-on une femme ou un homme politique déroulant sa réponse pendant de longues minutes ? Ce n’est plus une interview. C’est une tribune.«
Le fait d’interrompre la personne est ici perçu comme une exigence de la pratique journalistique. Cela permet de recadrer l’échange si la personne s’éloigne du sujet, esquive la question, énonce des banalités ou des contre-vérités, de reformuler si les propos semblent abscons, de pointer ou contrecarrer certains éléments du disours pour rebondir dessus, et saisir les nuances de pensée de l’invité, ou encore d’éviter la monopolisation de la parole. En somme, le journaliste doit faire en sorte que l’invité soit compris par tous, et doit faire en sorte de poser les bonnes questions ou rebondir au bon moment pour nourrir la réflexion du public et avoir un débat constructif.
De manière moins prosaïque, cette pratique répond à deux autres impératifs : celui de rendre l’échange dynamique pour éviter l’ennui du public, et la réponse à une exigence de temps, la durée d’un échange étant limitée à l’antenne.
Couper la parole n’est donc pas simplement une impolitesse mais répond aux exigences d’une pratique journalistique. Pour autant, il est fréquent d’observer des situations où l’invité se fait couper la parole de manière répétée et injustifiée, l’empêchant de développer son propos. C’est notamment le cas dans les débats où les différentes personnes qui y prennent part s’interrompent entre elles. Ce n’est pas seulement lié à une impolitesse ou une divergence de points de vue, les ficelles sont en réalité plus subtiles.
La parole, un enjeu de pouvoir : les interruptions injustifiées
Un besoin de reconnaissance non satisfait, un besoin de s’affirmer, d’asseoir sa légitimité, ou encore une difficulté à se souvenir de ce qu’a dit notre interlocuteur… On se rend compte que les motifs des personnes qui coupent la parole sont variés mais on détecte souvent un point commun : la parole est perçue comme un outil de pouvoir. C’est particulièrement vrai dans les échanges houleux où l’on ne partage pas le point de vue des autres.
Interrompre la parole de son interlocuteur de manière répétée et injustifiée sans le laisser développer son point de vue, ça peut être une stratégie volontaire pour avoir l’ascendant sur une conversation. Ici, l’interruption n’a pas pour but de gérer l’interaction comme pourraient le faire les journaliste, ou pour but d’appuyer le propos de l’interlocuteur (les interruptions coopératives), mais a une visée polémique et stratégique.
Les débats, de véritables « guerres verbales »
Les analystes du discours et du langage parlent de « guerres verbales » pour désigner les interruptions et les prises de parole durant les débats. Ces interruptions sont de véritables composantes de la dimension polémique de l’interaction, dans le cadre d’un débat politique par exemple. Elles sont perçues comme de véritables procédés rhétoriques, une stratégie vis-à-vis de l’adversaire, pour deux raisons principalement.
D’une part, interrompre son adversaire peut le déstabiliser, le faire perdre ses moyens, perdre le fil de ce qu’il était en train de raconter et donc le mettre dans une position de vulnérabilité. D’autre part, cette stratégie peut contribuer à décridibiliser la personne en face si elle s’énerve voire quitte la pièce. On se souvient du débat entre Ségolène Royal et Nicolas Sarkozy lors de l’entre-deux-tours des présidentielles de 2007, le 2 mai, lorsque Ségolène Royal, le rouge aux joues, s’exclame « Non, je ne me calmerai pas ! » à plusieurs reprises face à Nicolas Sarkozy qui semble, lui, très calme, et l’interrompt par des « Calmez-vous Madame ». Par cette attaque sciemment calculée, on peut dire que Nicolas Sarkozy a l’ascendant sur la conversation, il domine l’échange.
Manterrupting : les femmes, plus souvent interrompues que les hommes
Si l’on s’intéresse à la parole comme instrument de pouvoir, voire de domination, il convient de faire un détour par la branche des gender studies. Les études font le constat que les femmes sont davantage interrompues que les hommes. Il existe même un mot pour nommer cette pratique : le manterrupting ou mecsplication.
Issu de la contraction de « man » (homme) et « interrupting » (interruption), il s’agit de la tendance qu’ont certains hommes à interrompre systématiquement la parole aux femmes lors de réunions publiques ou débats, sans raison apparente. Il s’agit ni plus ni moins d’une illustration du sexisme ordinaire. Le mot est peut-être nouveau mais il met en lumière une réalité plus ancienne, passée sous silence, notamment faute de mots pour l’exprimer.
Don H. Zimmerman et Candace West sont dans les premiers à prouver, en 1975, que d’une manière générale, les hommes interrompent davantage les femmes qu’elles ne le font, en relation avec leur position dominante dans la communication.
Le manterrupting est pratiqué de manière parfaitement consciente (dans ce cas on peut parler de misogynie), ou bien de manière inconsciente (synonyme d’une intériorisation des stéréotypes de genre).
- Lorsque le manterrupting est réalisé consciemment, cela s’apparente purement à de la condescendance envers le sexe féminin : l’homme interrompt la femme car il estime que ce qu’elle a à dire n’est pas suffisamment intéressant pour qu’il ait besoin d’entendre la suite, et que ce qu’il a à dire est plus important.
- En règle générale, il est plutôt pratiqué inconsciemment. L’intériorisation de stéréotypes de genre et de rapports de domination entre les hommes et les femmes font que les hommes ne se rendent pas forcément compte qu’ils empêchent les femmes de s’exprimer.
La recherche le prouve : dès leur plus jeune âge, les garçons sont éduqués à se battre pour leurs idées, à s’affirmer et à se confronter aux autres, tandis que les filles sont éduquées à être compréhensives, à l’écoute. A l’école par exemple, il s’avère que les garçons prennent plus facilement la parole, y compris sans autorisation et cherchent à occuper « l’espace sonore ».
Le manterrupting puiserait ses sources dès l’enfance, via la socialisation différenciée entre les filles et les garçons. Les femmes ne sont donc pas moins motivées par la discussion collective, c’est une question de construction sociale. « Une femme qui parle est bavarde, un homme qui parle est un leader » témoignait une cadre supérieure dans cet article pour Le Monde.
Le manterrupting se traduit aussi dans les chiffres. Cet article souligne que lors du troisième débat télévisé pendant la primaire de la droite et du centre en novembre 2016, Nathalie Kosciusko-Morizet a été interrompue vingt-sept fois, contre neuf pour Alain Juppé, dix pour Jean-François Copé, onze pour Jean-Frédéric Poisson, onze pour Bruno Le Maire et douze pour François Fillon et Nicolas Sarkozy.
Ces mécanismes de domination ne dont pas l’apanage des débats politiques, on les retrouve dans bon nombre de réunions mixtes. Cette étude menée en 2014 auprès d’hommes et de femmes travaillant dans le secteur de la technologie montrait par exemple que sur les 900 minutes de conversations entre des hommes et des femmes analysées, les hommes interrompaient les autres deux fois plus souvent que les femmes et qu’ils étaient presque trois fois plus susceptibles d’interrompre une femme qu’un homme.
Couper la parole, un phénomène problématique pour l’égalité femmes-hommes et pour la démocratie
Que ce soit par stratégie ou non, interrompre de manière répétée et injustifiée son interlocuteur est problématique à plusieurs titres.
Dans une perspective d’égalité entre les hommes et les femmes d’abord puisque le manterrupting contribue à discréditer les femmes et à adopter une attitude condescendante envers elle, en supposant que leur parole ne vaut pas la peine d’être écoutée. On l’a abordé, le problème est en réalité systémique puisqu’il puise ses sources dans des conditionnements sexistes dès l’enfance.
Dans une perspective de démocratie ensuite : en ne laissant pas son interlocuteur, homme ou femme, exprimer son opinion, en particulier dans le cadre d’un débat politique, c’est l’empêcher de faire part de son point de vue, de construire et délivrer sa pensée. On peut illustrer cela par cette citation apocryphe attribuée à Voltaire : « Je ne suis pas d’accord avec ce que vous dites, mais je me battrai jusqu’à la mort pour que vous ayez le droit de le dire. »
Le débat d’idées plutôt que la guerre verbale : l’importance d’un cadre pour prendre la parole
Dans les débats politiques comme dans les réunions d’équipe ou dans le cercle familial, poser des règles préalables à l’échange, c’est s’assurer une participation optimale de chacun dans un respect mutuel.
Plutôt qu’une joute verbale où l’on ne s’entend plus, on tend vers un débat d’idées où l’on s’écoute, que l’on soit d’accord ou non avec les opinions des autres. Le fait de couper la parole peut paraitre anodin, mais il révèle dans bien des cas le peu d’attention accordé à la parole de l’autre et la volonté d’imposer ses propres idées. Et c’est en ce sens que l’on peut dire que couper la parole relève d’un mécanisme de pouvoir. Cet enjeu mérite d’autant plus d’être souligné à l’approche des élections présidentielles et des débats qui se profilent entre les candidats.
Au travail, en réunion, pour éviter que la discussion ne soit une juxtaposition d’avis morcelés, où chacun est plus préoccupé par sa propre intervention que ce qui se dit autour, proposez les outils qui permettent à la fois un haut niveau d’écoute et de participation.
« La première question à se poser quand on souhaite organiser un temps de discussion, ce sont les objectifs que l’on cherche à atteindre : transmettre des informations ? Aboutir à une décision collective ? Recueillir des témoignages ? De la réponse à ces questions découlent non seulement les outils de débat possibles, mais également tout le contexte de la rencontre : le choix du lieu, l’aménagement de l’espace, la préparation en amont et en aval du débat » lit-on à travers ce document. L’objectif étant de créer un contexte favorable à ce que chacun ose prendre la parole, se sente en confiance et dans une atmosphère bienveillante.
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