Alors que l’annonce de la dissolution a pris tout le monde de court, une fois passé le choc, plusieurs organisations professionnelles, entreprises et syndicats, principalement engagés dans la transition écologique et sociale, se mobilisent pour appeler au vote, voire s’engagent plus clairement contre l’extrême droite. Une prise de parole que beaucoup estiment nécessaire au regard du rôle politique de l’entreprise et de l’urgence de la situtation mais qui a tout du jeu d’équilibriste tant autant d’organisations ne souhaitent pas apparaître politisées.
Trouver le « juste ton » dans le tumulte politique, le bon équilibre entre engagement pour ses valeurs et respect de la liberté de vote… Pas facile pour les entreprises et autres organisations professionnelles de trouver leur place, leur voix, dans cette campagne législative qui a pris tout le monde par surprise, acteurs économiques compris. Pourtant, plusieurs organisations, essentiellement du côté des secteurs engagés dans la transition écologique et sociale cependant, sont sorties cette semaine de la stricte neutralité pour appeler au vote, parfois en prenant position contre un camp bien défini. Un engagement naturel pour certains, une réponse exceptionnelle à une situation qui l’exige pour d’autres.
Les entreprises engagées dans la transition écologique sous le choc
Le 10 juin, un jour après avoir subi « le choc » de la dissolution, la fondatrice de la plateforme d’investissement durable Lita.co et de Rift, Eva Sadoun, prend la parole sur LinkedIn. « En colère », l’ex-co-présidente du Mouvement Impact France appelle les entreprises à se mobiliser contre l’extrême droite, un « danger sans nom pour nos combats écologiques et sociétaux (…) pour le projet européen » et « la stabilité économique et démocratique ». « Ne reproduisons pas les erreurs des heures les plus sombres de notre Histoire et faisons attention à la complicité des acteurs économiques, dans un moment comme celui- là, l’entreprise n’est pas neutre ! », clame-t-elle. Une semaine plus tard, plus de 2 100 personnes ont salué son post. Et sur le réseau professionnel, de nombreuses personnes appellent les entrepreneurs et les entreprises à prendre position et saluent les organisations ayant franchi le pas.
C’est ce qu’a fait le Mouvement impact France (MIF) le 12 juin. Dans un communiqué, celui-ci estime qu’une « victoire de l’extrême droite signifierait le déclin économique » et « appelle le monde économique à se mobiliser et à agir durablement sur les racines de ce vote [d’extrême droite], en contribuant à une société plus juste, plus solidaire et plus durable ». Cette « prise de position a presque été une évidence car ce programme est dans le déni de nombreuses crises – écologiques, sociales, migratoires auxquelles nos adhérents sont ou seront confrontés », assure la directrice générale du MIF, Caroline Neyron à Youmatter. Pour autant, pour cette organisation d’entreprises engagées dans la transition écologique et sociale qui a un rôle de plaidoyer mais qui se revendique A-partisane, « sortir de la neutralité », n’a pas remporté l’unanimité. « Nous avons pris la décision en délimitant nos lignes rouges, après un débat totalement assumé où nous avons convenu que l’entreprise telle que nous la concevons a un rôle politique au sens de la participation à la chose commune, à une société plus juste, plus écologique et sociale », souligne-t-elle.
Quelle responsabilité des entreprises ?
Si le monde économique doit s’engager dans la campagne, jusqu’où aller dans la prise de position ? C’est une question que s’est notamment posée le think-tank Entreprise et progrès. Lors d’une enquête qu’il a fait réalisée en mai dernier par Odoxa sur la responsabilité des entreprises dans l’éducation à la citoyenneté ou à la lutte contre le sexisme, 6 Français interrogés sur 10 et 54% des salariés se sont déclarés favorables à ce que l’entreprise incite ses salariés à aller voter. Les cadres (62%) comme les ouvriers (52%) y sont favorables, souligne Claire-Agnès Gueutin, la directrice générale du think-tank progressiste fondé en 1969 par Antoine Riboud, le fondateur de Danone. « Cela peut s’expliquer par le fait que les entreprises sont les entités dans lesquelles les Français ont le plus confiance pour faire changer les choses (56%), devant les ONG (50%), les syndicats (37%) ou les partis politiques (20%) si on en croit l’enquête. Mais aussi parce que l’entreprise n’est pas hors-sol ou hermétique à ce qui se passe dans la société comme on a déjà pu le voir sur les questions géopolitiques. Comme les travailleurs ne laissent pas leur côté citoyen à la porte de leur travail, l’entreprise a un rôle citoyen, une responsabilité politique », souligne-t-elle.
Mais attention, « inciter à voter ne veut pas dire consigne de vote », précise Claire-Agnès Gueutin. Si l’entreprise est politique, dans le sens où « elle a un impact sur tout ce qui créé du lien social, sur l’environnement, les sujets de société », comme le disait Pascal Demurger, directeur général de la Maif et co-président du MIF*, elle n’est pas pour autant politisée comme ont tenu à le souligner plusieurs intervenants de cette enquête. Tous ont au contraire mis en avant le rôle de « médiateur », d’« agent d’apaisement » des organisations économiques, dans un contexte politique et social tendu et polarisé. C’est pourquoi, au-delà des prises de position prises après l’annonce, beaucoup d’organisation ou d’entreprises ont aussi choisi d’agir concrètement. En analysant les programmes et en formulant des propositions aux candidats comme le Mouvement Impact France. Ou, comme dans certaines entreprises, en permettant aux salariés d’aller voter sur leur temps de travail d’informer sur la démarche de procuration, en favorisant la mise en relation avec des personnes pouvant effectuer la démarche pour des collègues…
L’ESS unie contre l’extrême droite
Le même jour, le monde de l’ESS réuni en congrès pour les 10 ans de la loi Hamon, du nom de l’ex-ministre devenu le président d’ESS France, s’est lui aussi prononcé clairement contre l’extrême droite avec une résolution adoptée à l’unanimité lors de son assemblée générale. L’extrême droite « représente, par ses valeurs, l’exact contraire de ce que nous sommes », a ainsi souligné Benoît Hamon, également directeur général de l’association d’aide aux migrants par le travail Singa. « Leur projet politique serait une catastrophe, pas simplement pour l’ESS en tant que tel mais les citoyens qui sont bénévoles, sociétaires, clients ou bénéficiaires des programmes, des actions de l’ESS », a-t-il détaillé lors d’une conférence de presse en marge du Congrès. En témoigne Kamaldine Attoumi, présidente de la chambre régionale de l’ESS de Mayotte : « cela fait une dizaine d’années que l’extrême droite a pris ses marques chez nous, à Mayotte… Résultat : ce sont des blocages d’ambulances pour s’assurer de la nationalité du patient, des barrages tenus par des groupuscules extrémistes pour vérifier que les personnes qui circulent ont des motifs légitimes », alertait-il lors du Congrès.
C’est aussi dans cette droite ligne que la Coopérative d’énergies renouvelables, Enercoop, a pris position contre l’extrême droite. Comme elle l’avait fait contre la récente loi immigration, la réforme des retraites ou pour soutenir les Soulèvements de la terre. « Enercoop est un projet politique, un projet militant ! Nous ne nous définissons pas comme une entreprise qui se restreint à ses activités commerciales. Nous portons depuis nos débuts l’idée d’un modèle de société plus juste, plus solidaire, qui implique les citoyen⋅nes et notamment dans le domaine de l’énergie », explique la coopérative sur son site Internet. Celle-ci va même plus loin en permettant à leurs salariés d’aménager leurs horaires pour prendre part à des rassemblements militants ou à des mobilisations citoyennes, voire à s’engager dans des démarches plus politiques.
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Un numéro d’équilibriste
Pour sortir de ce cercle d’engagés naturels, l’entrepreneur Thomas Burbidge a lui voulu lancer un mouvement plus large d’entrepreneurs de « tous horizons qui refusent d’avoir peur du mot “politique” et qui veulent que notre écosystème entrepreneurial français » se mobilise contre le RN. Sa pétition, « stop au business as usual« , lancée sur LinkedIn, a, à ce jour, réuni 750 entrepreneurs. Une mobilisation qui reste modeste. De fait, un engagement aussi clair n’est pas forcément évident pour tous les entrepreneurs, aussi mobilisés soient-ils dans leur activité professionnelle ou leur vie de citoyen.
C’est ce que souligne Thomas Breuzard, directeur permaentreprise de Norsys. Si celui-ci a appelé « tous les responsables économiques, leaders, dirigeant.es à oser sortir du silence pour faire barrage » contre l’extrême droite sur LinkedIn, c’est en tant qu’administrateur du Mouvement Impact France et en tant que citoyen, précise-t-il à Youmatter. « Il m’était difficile de rester muet mais cela m’a donné des sueurs froides car je respecte le vote de chacun et ne souhaite pas froisser ni des clients, ni des salariés. Dans ce contexte de polarisation, le rôle des acteurs économiques n’est pas de souffler sur les braises, c’est pourquoi il faut trouver un juste équilibre. Certaines organisations professionnelles vont donc être plus neutres », explique-t-il. C’est notamment le cas de B Lab France dont il est co-président, ou du CJD, le Centre des Jeunes Dirigeants, qui appelle « au vote, en libre conscience » tout en affirmant sa « vision des rôles social, économique et environnemental » des entreprises.
Côté salariés, certains ont eux aussi pris la parole sur LinkedIn avec un hashtag #monjobestincompatible avec le RN lancé par Joeffrey Perrussel. Parmi les relais, des personnes travaillant dans le social mais aussi dans les énergies renouvelables par exemple, un secteur directement visé par le programme du Rassemblement national qui souhaite expressément démanteler les éoliennes. Sous le choc, certains salariés se sont tournés vers leur syndicat. « Plusieurs adhérents nous ont contactés dès le lundi, sonnés. Il y avait un vrai besoin d’échange sur le sujet », rapporte Anne Le Corre, co-fondatrice du syndicat Le Printemps écologique. Le syndicat a ainsi organisé un apéro dès le lundi pour permettre à ceux qui le souhaitaient de discuter du sujet, avant d’appeler à manifester aux côtés des 5 organisations syndicales contre l’extrême droite, le 15 juin. Une manifestation suivie au total par plus de 250 000 personnes dans toute la France selon la police. « Les syndicats ont un rôle important de formation politique à jouer car l’extrême droite a clairement un projet anti-syndical », souligne-t-elle. Pour autant, là encore, pas toujours facile pour les syndicats plus classiques de prendre une telle position au regard de leurs adhérents mais aussi de l’indépendance qu’ils doivent avoir par rapport aux partis politiques, reconnaît Anne Le Corre.
Les organisations patronales « classiques » plus frileuses
L’engagement est bien plus frileux du coté du patronat « classique ». Après l’appel du ministre de l’Economie Bruno Le Maire à prendre parti contre le RN, les organisations patronales n’ont pas vraiment pris la balle au bond. Elles n’ont d’abord pas réussi à se mettre d’accord sur un communiqué commun comme le rapporte BFM. Puis sont parties en ordre dispersé. « Les incantations ou les déclarations comme nous demande de les faire Bruno Le Maire, ça ne marche pas, c’est contre-productif« , a ainsi répliqué Michel Picon, le président de l’U2P, qui représente les très petites entreprises, sur RMC. De fait, le RN s’est lancé depuis plusieurs mois dans une campagne de séductions du monde économique et a trouvé une oreille attentive, notamment chez les petits patrons mais aussi chez certains grands influents, soulignent plusieurs médias comme Le Monde, Euractiv ou l’Humanité.
Premier à publier sa position, le Medef qui regroupe près de 200 000 entreprises, reste ainsi sur une argumentation purement économique et explique seulement qu’il « soutiendra les projets favorables aux réformes économiques et à l’ambition européenne, dans le respect de la démocratie sociale ». Même chose pour l’Afep. Si l’organisation des grandes entreprises françaises prend clairement position contre les « tentations d’isolement international et de fuite en avant budgétaire« , elle ne nomme pas pour autant les programmes visés. Quant à la CPME, c’est d’abord contre le « manque de sérieux » du programme du Front populaire qu’elle s’insurge dans un communiqué où elle appelle « les partis ou coalitions prétendant gouverner la France demain, à retrouver le sens des réalités auxquelles, quoi qu’ils en disent, ils ne pourront pas échapper ». Avant que son président, François Asselin, décrypte l’irréalisme et la dangerosité du programme du RN dans un entretien sur Challenges.
Pour Michel Offerlé, politiste spécialiste du patronat, les voix des patronat restent pour beaucoup « discrètes, gênées voire complaisantes » souligne-t-il dans une tribune publiée dans le Monde. Avant d’interroger : « Y a-t-il encore des patrons pour rappeler quelques vérités sur le vivre-ensemble et pour affirmer que l’entreprise peut aussi avoir du ‘sens’ et porter des ‘valeurs’, comme certains d’entre eux se plaisent à dire ? » Oui mais il semble qu’ils ne représentent encore qu’une bulle d’engagés et que l’on ne les entendent pas assez ou que les mondes économique et médiatique ne dressent peut-être pas assez l’oreille pour faire porter leur voix.
Ilustration : Congrès de l’ESS France, le 12 juin 2024
*L’entreprise du XXIème siècle sera politique ou ne sera plus, Pascal Demurger, éditions de l’Aube, 2019.