Alors que l’économie sociale et solidaire (ESS) est de plus en plus reconnue au niveau international, la Fondation Schwab pour l’entrepreneuriat social vient de publier un panorama inédit de son poids économique mondial. Objectif : « faire comprendre aux décideurs politiques qu’il est possible d’investir et de faire croître leurs économies de manière plus inclusive », selon François Bonnici, directeur de la fondation. Entretien.
Youmatter : La Fondation Schwab pour l’entrepreneuriat social vient de publier une étude sur l’économie sociale et solidaire à travers le monde. Elle montre un poids important du secteur : vous avez recensé 10 millions d’entreprises sociales, avec 2 000 milliards de revenus annuels et une création de plus de 200 millions d’emplois. Pourquoi avoir voulu faire le point sur ce secteur et quelles sont les difficultés que vous avez rencontrées ?
François Bonnici : Nous avons essayé de nous faire une idée de la portée et de l’ampleur du secteur car jusqu’à présent, nous n’avions aucune idée de son poids au niveau mondial. Les entreprises sociales existent depuis plusieurs décennies et diverses études ont été réalisées mais souvent au niveau national, parfois au niveau régional, jamais au niveau mondial. Cela s’explique notamment par le fait qu’il n’y a que très peu de pays dans le monde qui définissent le secteur et mesurent les données à l’échelle du pays ou des entreprises. Nous avons cherché les études récentes, sur les dix dernières années, et nous en avons trouvé de bonne qualité dans 70 pays. Elles mentionnent l’entreprise sociale, l’économie sociale, les coopératives, donc nous avons essayé d’agglomérer ces différentes définitions dans un ensemble cohérent. Les données européennes sont très bonnes. On y recense quelque 2,7 millions d’entreprises sociales. Dans certains pays, comme la France, elles représentent jusqu’à 9 % du PIB. C’est considérable.
En quoi ces données sont importantes ?
Je pense qu’il est important de disposer de ces données pour montrer qu’il ne s’agit plus d’un phénomène secondaire. Il s’agit d’un élément important de l’économie mondiale.10 millions d’entreprises sociales dans le monde, cela représente 3 % de toutes les entreprises dans le monde. Et un chiffre d’affaires annuel de 2 000 milliards d’euros, c’est plus important que l’industrie de la publicité. Plus grand également que l’industrie de la mode ! Et encore tout cela est sous-estimé puisque nous nous sommes concentrés sur les seuls pays possédants des données de qualité.
Parmi les autres données intéressantes, on voit que 50 % des entreprises sont dirigées par des femmes. Dans l’économie normale, c’est moins de 20 %. Donc, si nous voulons parler d’une économie plus inclusive, nous l’avons déjà ! Et ce ne sont pas que des chiffres. Nous savons que ces entreprises travaillent de façon plus inclusive en employant des personnes handicapées, des minorités ou des réfugiés. Elles travaillent aussi sur des produits plus durables, avec des systèmes d’actionnariat salarié…
Cette économie plus inclusive a donc déjà un poids important dans notre économie. Mais nous ne nous en rendons pas suffisamment compte. Chiffrer cette économie peut-elle permettre de la développer davantage ?
C’est l’idée. Nous essayons de faire prendre conscience à l’économie traditionnelle que l’ESS est une partie importante de l’économie. Et de faire comprendre aux décideurs politiques qu’il est possible d’investir et de faire croître leurs économies de manière plus inclusive. Pour ainsi dire : « Vous dites que vous voulez une économie inclusive. En fait, vous l’avez déjà. Mais vous pourriez contribuer à la nourrir et à y investir ! »
Nos données vont alimenter plusieurs réflexions. Par exemple celles d’un groupe de travail des Nations Unies qui va présenter un rapport sur le sujet en septembre à la suite de l’adoption, l’an dernier, d’une résolution de l’ONU destinée à « promouvoir l’économie sociale et solidaire pour un développement durable« . Nous pensons aussi que c’est une base utile pour les organismes et les acteurs nationaux de l’ESS qu’ils pourront présenter à leurs gouvernements pour leur dire : « Écoutez, nous faisons partie d’un mouvement mondial, c’est important, ou nous avons besoin d’une aide supplémentaire ».
Pour aller plus loin, nous avons cependant besoin de plus de données, de meilleure qualité, dans un plus grand nombre de pays. Bien sûr, il y aura toujours des différences entre les pays, mais si nous parvenons à normaliser une partie des données avec des questions types, cela nous aidera à comprendre comment le mouvement se développe. Et nous pourrons comparer les pays entre eux pour savoir quelles politiques fonctionnent le mieux.
L’ONU soutient l’ESS pour atteindre les ODD (objectifs de développement durable). Mais le secteur a-t-il les moyens de cette ambition ? On sait notamment qu’il est sous financé, notamment par rapport aux industries vertes…
Oui je pense qu’elle a un grand rôle à jouer. Mais je pense aussi que l’un des défis est que dans l’économie sociale, nous nous parlons trop à nous-mêmes. C’est la raison pour laquelle je travaille au Forum économique mondial (la fondation Schwab pour l’entrepreneuriat social est une organisation sœur du WEF, ndlr) et que nous devons inciter les entreprises traditionnelles à participer à cette économie, à y investir et à adopter certaines méthodes de travail. Car dire que l’ESS compte pour 3% des entreprises mondiales, c’est à la fois beaucoup et peu. Cela ne suffira pas à atteindre seul les ODD. Pour y arriver, l’ESS doit influencer les autres secteurs de l’économie.
Concernant le financement, vous avez raison, les investissements vont en majorité vers les hautes technologies et l’économie verte. Mais je pense qu’il est important de ne pas dissocier ces dimensions environnementales, technologiques et sociales. Ce que nous voyons aujourd’hui, c’est que ceux qui contrôlent et possèdent les industries technologiques ou environnementales ne changent pas de modèle et veulent même accroître leur contrôle et leur puissance. C’est le cas des compagnies pétrolières qui achètent toutes les énergies renouvelables… Notre ambition est d’intégrer l’économie sociale dans ces deux grandes transitions. C’est d’ailleurs pour cela que nous avons intitulé notre prochain rapport « Les transitions jumelles ». Il expliquera comment nous pouvons intégrer ces pratiques dans pour des transitions plus durables et inclusives.
Quelle place peut jouer l’innovation sociale, dont vous êtes spécialiste, dans cette transformation ?
L’innovation sociale est une façon de réformer, de se connecter aux gens, de permettre aux citoyens de se sentir partie prenante. Je pense que cette innovation doit se diffuser dans les organisations privées mais aussi publiques. Je suis particulièrement enthousiaste à l’égard du mouvement de “gouvernement ouvert” qui permet aux citoyens d’utiliser les données gouvernementales pour contribuer à l’amélioration des services publics et à une meilleure compréhension de la situation. En Afrique du Sud, d’où je viens, les communautés sont par exemple invitées à utiliser une plateforme gouvernementale ouverte. Il suffit de prendre une photo d’un nid-de-poule sur une route, d’une clôture brisée ou de tout autre problème, puis de demander à la municipalité d’intervenir. Ce sont les citoyens qui sont à l’origine de ce programme. C’est une sorte de modèle d’innovation sociale qui peut contribuer à améliorer les services publics.
Je vois aussi de plus en plus d’entreprises qui commencent à se demander comment intégrer l’innovation sociale à la stratégie de l’entreprise. C’est essentiel pour dépasser la simple RSE et construire des solutions qui aident la société. Cette démarche nécessite une approche collaborative, c’est pourquoi à la Fondation Schwab pour l’entrepreneuriat social, nous mettons l’accent sur la connexion entre les entrepreneurs sociaux, mais aussi les gouvernements, le secteur public, les innovateurs sociaux et les innovateurs sociaux d’entreprise.
Photo : François Bonnici (Fondation Schwab)