Pour convaincre des financeurs, prouver son impact auprès des bénéficiaires et autres parties prenantes, motiver ses troupes ou être sûr d’aller dans la bonne direction, la mesure d’impact social commence à s’imposer dans les organisations. Plusieurs méthodes -toutes perfectibles- sont actuellement utilisées comme celle des coûts évités, privilégiée en France ou celle de la valeur sociale, venue du monde anglo-saxon. Le point sur ce qu’elles mesurent, ce qu’elles apportent et leurs limites. 

Faire la preuve de son impact social. C’est une demande de plus en plus forte des financeurs, publics ou privés, pour accompagner les organisations à impact. Ainsi, 85 % des 1142 startups analysées dans une étude sur les « licornes à impact » évaluent l’impact positif qu’elles génèrent et la pratique est largement déployée dans le monde de l’ESS selon une autre étude de l’ESSEC et de l’Impact Tank. Mais cette mesure est encore en construction. Et s’il est désormais relativement courant de mesurer les tonnes de CO2 évités, comment calculer l’impact social, plus intangible ? Depuis quelques années, les méthodologies se multiplient (une centaine dans le monde) et s’affinent, en tentant notamment de monétiser cet impact social. Parmi elles, celle des coûts évités et celle de « social value » (SROI). 

Evaluer les coûts évités à la puissance publique

En France, c’est la méthode des « coûts évités » (ou analyse coûts- bénéfices) qui est aujourd’hui la plus plébiscitée. Si la notion peut paraître floue, la méthode est aujourd’hui considérée comme robuste et éprouvée. De fait, elle est très utilisée dans la mesure d’impact des projets et infrastructures publics depuis des années. Et celle-ci essaime aujourd’hui dans les associations, fédérations, entreprises ESUS ou à mission, notamment lorsque celles-ci doivent lever des fonds ou chercher des subventions. 

L’idée est de montrer comment l’action de ces organisations fait réaliser des économies à la collectivité. C’est par exemple ce qu’ont calculé en 2023 le Mouvement Impact France, le BCG et le laboratoire E&MISE* de l’ESSEC dans une étude destinée à valoriser les « licornes à impact » face à la valorisation médiatique et financière des licornes de la fintech ou du big data. Ainsi, selon cette méthode, l’entreprise Phenix spécialisée dans la récolte des invendus de grandes surfaces et leur redistribution permet d’éviter 7,1 millions d’euros de dépenses à la collectivité. 

Comment ? En luttant contre le gaspillage alimentaire, elle permet d’économiser des tonnes de CO2, qui sont ensuite valorisées au montant du prix d’une tonne carbone sur le marché européen du carbone (100 € la tonne en 2022), pondérée par un coefficient d’attribution (La grande majorité des produits (86%) aurait été gaspillée sans les services de Phenix). Dans le cas de Simplon, qui propose des formations au numérique à des personnes éloignées de l’emploi, le calcul des économies réalisées par l’Etat renvoie à la somme des prestations sociales évitées pour chaque bénéficiaire (ex: RSA, allocation de retour à l’emploi, accompagnement par le service public de l’emploi) . 

De son côté, Café Joyeux, qui emploit près de 200 personnes en situation de handicap mental (trisomie 21 ou autisme essentiellement) en CDI aurait permis d’éviter 0,9 million d’euros depuis 2017 à la collectivité selon le laboratoire E&MISE. Pas mal pour 24 cafés générant un chiffre d’affaires total d’un peu plus de 5 millions d’euros. Pourtant, ce calcul ne satisfaisait pas totalement le fondateur Yann Bucaille-Lanrezac, qui n’y voyait pas « le reflet de la mission des cafés Joyeux qui est de changer le regard de la société sur le handicap mental », soulignait-il lors d’une conférence de presse.

Mesurer la valeur sociale produite à l’ensemble de l’écosystème

Pour aller plus loin, Café joyeux a ainsi testé la méthode SROI (social return on investment) ou « social value ». Pour cela, le laboratoire E&MISE a consulté 376 « parties prenantes » de l’entreprise : les collaborateurs en situation de handicap en premier lieu mais aussi leur famille, les clients et les encadrants. Résultat : les premiers ont développé des compétences professionnelles, leur autonomie et leurs interactions sociales quand leurs familles sont moins inquiètes, plus conscientes des capacités de leur enfant et déclarent avoir « plus de temps pour elles ». Les clients ont changé leur regard sur le handicap et les encadrants ont gagné en compétences (pédagogie, situation de crise) et en motivation. 

Traduit en valeur monétaire, cela donne 7,43 euros de valeur sociale pour 1 € investi dans les cafés Joyeux. Un ratio qui fait mouche et permet de montrer en un clin d’œil les bénéfices pour les parties prenantes. Mais pour qualifier et quantifier ces impacts non directement monétisables, qui n’ont pas de prix sur le marché, il a fallu avoir recours à des proxys comme le coût d’une formation en gestion de crise dans le cas des managers ou le coût des activités que l’on ferait si on avait plus de temps… « A chaque fois, nous prenons le coût le moins élevé », soulignait Elise Leclerc, directrice du Lab E&MISE, lors d’une table ronde de l’Université de l’Economie de demain. Et cela reste des estimations, donc l’idée est davantage de montrer que si « l’impact n’a pas forcément de prix, il a une valeur. C’est une approche que l’on peut dire militante », explique-t-elle. Il ne s’agit donc pas forcément « de comparer avec d’autres organisations mais de donner des ordres de grandeur et de pouvoir suivre l’évolution dans le temps »

Cette méthode, qui demande de réussir à mobiliser ses parties prenantes, du temps et des moyens humains et financiers, est cependant utile aux cafés Joyeux pour valoriser leur impact. A la fois dans leur rapport annuel, mais aussi dans leur conquête de l’Amérique du Nord où ils souhaitaient s’implanter tant cette méthodologie est ancrée dans le monde anglo-saxon (c’est aussi la méthodologie la plus utilisée dans le monde). 

En élargissant leur calcul de valeur sociale créée par les licornes à impact dans une deuxième version de leur étude avec la méthode SROI, le MIF, le BCG et l’ESSEC ont aussi montré que les 1142 organisations de leur panel ont permis de créer une valeur et d’éviter des coûts de l’ordre de 130% de leur chiffre d’affaires en moyenne, au lieu de 30% dans la version basée sur les coûts évités. Pour Phénix on passe ainsi de 7 à 26 millions d’euros de valeur créée, en ajoutant l’amélioration de la santé de ses bénéficiaires grâce à une meilleure accessibilité à une alimentation plus variée et nutritive et la réduction des emballages non biodégradables. A l’heure de l’augmentation des demandes de financements pour la transition, cela pourrait-il permettre de convaincre les banques, investisseurs et pouvoirs publics de flécher différemment leurs investissements ? 

Faut-il monétiser l’impact social ? 

Cette monétisation de l’impact social est cependant loin de faire l’unanimité dans l’Hexagone. Le Panorama 2024 de l’évaluation d’impact social en France réalisé par l’ESSEC et l’Impact Tank se focalise cette année sur « les perceptions et pratiques de monétisation de l’impact social ». Il montre que si 36% des répondants se disent « à l’aise » avec ce type de pratique, 32% ne le sont pas. Pour ces derniers, si la pratique peut présenter un « intérêt selon la finalité identifiée et la méthode utilisée, elle ne doit pas se départir de la partie qualitative qui est centrale dans les études d’impact économique. Le risque serait ainsi de valoriser uniquement des effets économiques et non des effets sociaux parfois prédominants ». La question de la fiabilité de la méthode est également mise en avant, ainsi que des questionnements éthiques ou plus pragmatiquement de coûts. 

Pourtant, le jeu en vaut la chandelle selon Victoria Mandelfield, présidente de l’association Solinum qui développe des outils numériques pour informer les plus démunis. Pendant le Covid, la plateforme a été très sollicitée mais lorsque l’association a travaillé à son changement d’échelle et postulé pour des subventions de France Relance, la question de la preuve d’impact s’est posée, racontait-elle lors du sommet sur la mesure d’impact de l’Impact Tank. 

« On savait que l’on faisait gagner du temps, du lien aux personnes qui consultaient notre guide mais on ne savait pas si c’était efficient ». En 2022, Solinum a donc conduit une mesure d’impact via la méthode SROI en partenariat avec l’ESSEC. Résultat : pour 1 euro investi dans le projet, Solinum crée  au minimum 1,93 euros de valeur sociale. « Il n’est pas rare que les projets à impact social soient perçus comme de simples coûts. Mais en prenant en compte ces différents impacts et leur valeur, on affine notre compréhension de l’impact et on garantit une prise de décision plus éclairée et bénéfique pour l’intérêt général », souligne l’association sur son site.

Reste à convaincre les bailleurs de fonds d’investir dans cette nouvelle vision de la valeur.  Et à ne pas faire de la mesure d’impact et sa monétisation une fin en soi, au risque d’oublier les fondements de la mission.

Illustration : Canva