Derrière cette question qui peut paraître étrange, c’est notre façon de penser, d’intégrer et d’interagir la nature dans notre économie que l’on interroge. Sociologue des organisations et co-fondateur de l’agence Ultra Laborans, Frantz Gault s’est penché sur la question de la nature au travail. Il nous invite à changer de perspective à travers trois scénarios : celui de la nature salariée, de la nature partie prenante et de la nature actionnaire. Utopique ? Pas tant que cela : les expérimentations se multiplient et le sujet intéresse aussi bien le Medef que les syndicats, rapporte-t-il à Youmatter. Explications.
La nature salariée
Des abeilles qui produisent du miel, des tigres acrobates*, des chiens d’intervention au sein des forces de l’ordre… les animaux travaillent pour nous. Mais avec quel consentement ? Quelles contreparties ? Il existe bien une esquisse du droit du travail avec des directives européennes zootechniques sur le bien être des animaux d’élevage ou un code de l’animal qui, en France, fait près de 1000 pages. Ceux-ci sont cependant peu prolixes sur le travail des vers à soie ou des souris de laboratoire par exemple et sont insuffisants, même pour les mammifères (0,03% de la biomasse).
Certains chercheurs proposent donc de systématiser des éléments de protection salariale comme la retraite, les congés payés, la protection sociale. Utopique ? Dans les années 30, dans les mines, les chevaux avaient des congés, des soins…Et aujourd’hui de nombreuses collectivités territoriales ont commencé à travailler sur le sujet avec des délégués au respect du vivant et de la condition animale. C’est le cas à Bordeaux où les chevaux de la brigade équestre sont considérés comme des agents publics avec un encadrement des conditions de travail (pauses, besoins physiologiques des animaux, une retraite). A Nottingham (Royaume-Uni), les chiens policiers touchent même une retraite de 500 livres par an. Mais selon l’éthicien Alasdair Cochrane, la rétribution n’est pas forcément monétaire, elle peut se faire « en nature » pour satisfaire leurs intérêts fondamentaux et leur bien être…
Ce scénario, le « plus sensible », selon Frantz Gault, qui le théorise dans son livre La nature au travail**, présente cependant des limites. « Il est par exemple compliqué d’établir un contrat de travail avec un écosystème, la planète », précise le sociologue des organisations à Youmatter. « Il ne répond pas non plus à notre exploitation des animaux pour notre alimentation : mourir n’est pas un travail et la condition de certains animaux d’élevage va au-delà de l’esclavage ou de l’univers concentrationnaire! », précise-t-il. Le concept du salariat pose aussi la question du « consentement » et de la représentation de la nature. Pourrait-elle se faire par une « représentation syndicale » pour leur donner une voix, représenter leurs intérêts et négocier de meilleures conditions de travail ?
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La nature partie prenante
Qui pourrait justement représenter la nature au travail ? « Un syndicat qui n’a rien à dire sur la transition écologique, le climat ou la biodiversité, est hors sujet. Mais est-elle pour autant légitime à représenter la nature ? », s’interroge Marylise Léon, secrétaire générale de la CFDT dans le cadre d’un séminaire du syndicat sur la biodiversité. « Ce n’est pas forcément évident car il peut y avoir conflit d’intérêt avec la représentation des travailleurs » estime Frantz Gault. Faut-il alors privilégier les associations de protection de la nature et des animaux comme la SPA, L214, la LPO, Les Amis de la Terre ou autres ? « Pourquoi pas mais elles n’ont pas la légitimité de l’élection »…D’où l’idée que défend le sociologue d’une « assemblée de représentants de la nature pluridisciplinaire avec des scientifiques, des juristes, des anthropologues… »
Reste ensuite à savoir dans quelles instances. Les CSE (Comité économique et social) ? Il ne sont pas ouverts aux éléments extérieurs à l’entreprise. Les comités de parties prenantes avec des ONG ou des scientifiques ? Ils se développent mais n’ont qu’un pouvoir consultatif. « C’est au niveau du Conseil d’administration, là où se prennent les décisions stratégiques, que la nature doit siéger », estime Frantz Gault. Mais si Apple a bien fourni un siège de son CA à Mother Nature dans une de ses publicités, la démarche est loin d’être courante.
Aujourd’hui, l’exemple le plus connu est celui de l’entreprise de cosmétique britannique Faith in Nature où la nature est représentée par une juriste spécialisée en droit de l’environnement, avec un statut de Non executive director. Celui-ci a un droit de vote (mais pas de veto) sur les sujets concernant la nature. Pour Faith in Nature, il s’agit d’un « rééquilibrage des relations entre les entreprises et le monde naturel ». Mais qui ne deviendra « vraiment puissant que lorsque de très nombreuses entreprises ferons de même ». Pour guider les entreprises intéressées, le collectif belge Corporate Regeneration a ainsi réalisé un kit « OnBoarding Nature » qui regroupe les initiatives les plus inspirantes pour « donner à la nature un droit de regard ou de vote » dans les organes de décision.
La nature actionnaire
Si le monde anglo-saxon semble plus ouvert à ces expérimentations, c’est qu’il est « le terreau de la Stakeholder theory (théorie des parties prenantes) », souligne Frantz Gault. L’effet pervers, c’est que la nature peut être « considérée comme une partie prenante avec laquelle on peut transiger, d’où l’importance de lui donner un pouvoir encore plus important, celui d’un actionnaire », précise-t-il. C’est le scénario « le plus radical mais aussi le plus ambitieux et le plus nécessaire pour réellement de bifurquer », estime-t-il.
Aujourd’hui, dans le monde économique, c’est l’exemple de Patagonia qui ressemble le plus à ce scénario. Fin 2022, l’entreprise d’outdoor est devenue la propriété du Patagonia Purpose Trust et du Holdfast Collective. Cette dernière est une organisation à but non lucratif de défense de la nature qui détient 98% de la société ainsi que l’intégralité des actions sans droit de vote. Le dividende écologique mis en place par la Maif ou le Crédit Mutuel est « un premier pas mais qui ne va pas jusqu’au bout de la démarche car c’est dans une logique de charité », estime Frantz Gault. En réalité, « il faudrait que la forêt soit actionnaire chez Total ! », estime-t-il.
Pour concrétiser ce scénario, nous avons besoin d’innovation juridique, estime le sociologue. Aujourd’hui, plusieurs pays commencent à donner des droits à la nature. Le mouvement initié en Amérique du Sud essaime. Dans la province des îles Loyauté, en Nouvelle Calédonie, les requins et tortues marines peuvent ainsi agir en justice par l’intermédiaire de leurs porte-parole depuis 2023.
Mais il faut aller plus loin et doter ces éléments de la personnalité juridique, à l’instar d’une personne ou d’une entreprise, estime Frantz Gault. C’est ce qu’a récemment reconnu l’Espagne à la lagune Mar Menor. Mais le pionnier reste la Nouvelle Zélande qui a doté le fleuve Whanganui d’une personnalité juridique dès 2017 avec une entité juridique collective, le Te Pou Tupua, chargé de défendre les intérêts du fleuve en fonction de la cosmologie. « En récupérant sa pleine propriété, le fleuve pourrait potentiellement racheter des petites entreprises, pêcheries pour les obliger à agir dans son intérêt, avec la perception de dividendes réinvestis dans sa protection », imagine-t-il.
En attendant, l’avocate et co-fondatrice de Wild Légal, Marine Calmet appelle à s’inspirer de la décision Los Cedros où la Cour constitutionnelle équatorienne a utilisé la disposition constitutionnelle sur les « Droits de la nature » pour protéger une forêt humide face aux industries minières. Le juge a non seulement annulé des permis miniers mais aussi ordonné une grande consultation locale pour développer des activités compatibles avec les droits de la nature. Pour étendre ce type de droit, l’association Wild Legal organise des simulations de procès. Le 15 juin prochain, la plaidoirie finale sur le thème des granulats devrait s’inspirer de la décision de Los Cedros.
* Les spectacles d’animaux sauvages seront interdits dans les cirques itinérants d’ici au 1er décembre 2028
** La nature au travail, collaborer autrement avec le vivant, Frantz Gault, éditions Quanto, 2024, 246 pages, 22 €.
Illustration : Canva