Un rapport de l’OMS Europe dénonce les pratiques de manipulation de quatre grandes industries et leur responsabilité dans la mort prématurée de nombreux citoyens.
Les secteurs du tabac, des aliments ultra transformés, des énergies fossiles et de l’alcool, sont responsables à eux seuls de 2,7 millions de décès prématurés chaque année, dans la « région européenne », soit un quart de tous les décès de la région. C’est le constat d’un nouveau rapport de l’Organisation mondiale de la Santé (OMS) publié le 12 juin 2024 et mené dans les 53 pays couverts par le Bureau régional de l’OMS pour l’Europe, comprenant les pays d’Europe et d’Asie centrale.
Les maladies non transmissibles (MNT) – maladies cardiovasculaires, cancer, diabète… sont responsables de 90% des décès dans la région européenne. Le rapport de l’OMS souligne que les deux tiers (61,3%) des décès causés par un MNT sont directement liés à des facteurs de risques. En d’autres termes, des expositions liées à des agressions extérieures provenant de l’environnement ou des modes de vie nocifs pour la santé, à l’instar de la consommation de tabac, d’alcool, et de malbouffe, ou du manque d’activité physique.
Ces comportements facilitent le développement de troubles et de maladies, notamment le surpoids ou l’obésité, l’hypertension artérielle, l’hyperglycémie, un haut taux de cholestérol… Les particules atmosphériques, émises notamment par la combustion des énergies fossiles, ont aussi des conséquences non négligeables sur les sociétés. Et les géants industriels ne sont pas étrangers à ces décès prématurés. « Quatre secteurs font chaque jour au moins 7 000 victimes dans notre Région », explique le docteur Hans Henri P. Kluge, directeur régional de l’OMS pour l’Europe dans un communiqué.
Des morts évitables
« 253,000 décès auraient pu être évités dans l’Union européenne (UE) si les concentrations de particules fines avaient respecté les recommandations de l’OMS » déplorait l’Agence européenne pour l’environnement dans un rapport de novembre 2023. Cette pollution attaque plus particulièrement les voies respiratoires et cardiaques, et pose de sérieuses complications lors du développement du cerveau et des poumons à l’enfance.
Grandes industries : les « Marchands de doute », un phénomène toujours d’actualité
Les grandes entreprises argumentent souvent qu’elles ne sont pas responsables du mode de vie des individus, et qu’elles ne font que répondre à des besoins de marché. « La demande de pétrole continue à augmenter, non en raison des pays occidentaux, mais des pays émergents dont la population croît et aspire à un meilleur niveau de vie. Ce n’est pas moi qui fais croître le système A, c’est la demande », se défendait ainsi Patrick Pouyanné, président-directeur général du groupe TotalEnergies lors de son audition au Sénat le 29 avril 2024.
Néanmoins, pour le docteur Hans Henri P. Kluge, les multinationales ne sont pas des acteurs passifs. « Ces grandes entités commerciales bloquent les réglementations qui permettraient de protéger le public contre les produits nocifs et le marketing délétère, et de protéger la politique de santé contre l’ingérence de l’industrie », souligne-t-il. De fait, le rapport dénonce les tactiques des industries, accompagnées d’une armada d’acteurs (associations professionnelles, acteurs financiers, consultants, think-tanks, centre de recherche…), pour influencer les décisions politiques et exploiter les personnes les plus vulnérables par des stratégies marketing ciblées et la diffusion de messages fallacieux minimisant les dangers des biens et des services vendus. Pour l’OMS, ces pratiques ont permis au secteur privé d’accroître son pouvoir et son influence, au détriment du bien public et de l’État.
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Un constat qui rappelle les méthodes décrites par les historiens américains Naomi Oreskes et Erik M. Conway dans leur ouvrage Les Marchands de doute, publié en France en 2012.
En France, la loi Évin instaurée en 1991 pour encadrer la consommation de tabac, et réguler la publicité et la promotion de boissons alcoolisées, en particulier celles visant les jeunes populations et les personnes vulnérables, est depuis sa mise en vigueur régulièrement attaquée et contournée. Sur son volet alcool par exemple, les publicités en ligne sont depuis 2009 autorisées malgré une présence non négligeable et croissante de jeunes gens sur internet. « En outre, depuis 2016, les boissons alcoolisées « justifiant d’une appellation de qualité, d’origine et de terroir ou d’un héritage régional », tels que le vin produit en France, la vodka russe ou le whisky écossais sont exclus de la loi Évin », note le rapport.
Plus récemment, Politico révélait qu’à l’occasion du tournoi de tennis Roland Garros 2024, le géant du tabac Philip Morris avait organisé une opération séduction à destination des journalistes. La firme invitait les professionnels de l’information pour une rencontre composée d’un repas et d’une place « pour assister aux plus belles affiches du tournoi cette semaine », mais aussi discuter de la politique RSE de Philip Morris…
« Un appel à l’action » pour lutter contre l’influence commerciale
« Nos efforts actuels pour réglementer les pratiques nocives pour la santé auxquelles ont recours les acteurs commerciaux, et en particulier celles des industries nuisant à la santé, sont encore insuffisants », alerte le vice-Premier ministre belge et ministre des Affaires sociales et de la Santé publique, Frank Vandenbroucke dans le communiqué de l’OMS, avant de demander « à tous les responsables politiques et parlementaires nouvellement élus d’Europe de reconnaître l’ampleur de ce problème et l’impact considérable exercé par les pratiques de l’industrie sur la santé publique et, en fait, sur nos processus démocratiques ».
Les majorités des pays sont encore loin des objectifs fixés par l’objectif de développement durable 3.4 de réduire, d’ici 2030, « d’un tiers, par la prévention et le traitement, le taux de mortalité prématurée due à des maladies non transmissibles et promouvoir la santé mentale et le bien-être ». Pour l’OMS, ce rapport est « un appel à l’action lancé aux 53 États membres de la Région européenne”. Il invite à lutter contre l’influence commerciale dans toutes les sphères, privées et publiques, et de renforcer les réglementations existantes.
Les Marchands de doute, Naomi Oreskes et Erik M. Conway, Ed. Le Pommier, 2012, p. 368, 21 €.
Photo de David Taljat sur Pexels.