Où en sont les entreprises 20 ans après la création du Pacte Mondial et le lancement des démarches de développement durable ? Décryptage et bilan de 20 ans d’actions.

Voici vingt ans que fut crée le Pacte Mondial.

Qui se souvient de Kofi Annan, Secrétaire Général des Nations Unies, qui avait réuni pour l’occasion un couple improbable, le Président de Goldman Sachs et le N°2 du Parti communiste chinois, pour porter sur les fonds baptismaux la première initiative globale destinée à canaliser une mondialisation triomphante ? Cette audace géopolitique visait à rapprocher un monde des affaires en pleine expansion après la victoire de l’économie de marché sur le modèle collectiviste et les Nations-Unies, chargées de promouvoir une gouvernance mondiale et les idéaux de la démocratie dans un contexte de post-décolonisation régi par des Etats-Unis, plus que jamais sûrs d’eux-mêmes. L’idée sous-jacente était de faire émerger un cadre de fonctionnement pour le business qui respecte des principes communs, concernant des préoccupations montantes, comme les droits humains et la protection de la planète, mais qui resterait strictement volontaire et déclaratif. La messe fut belle, le catéchisme bien écrit mais qui avait vraiment la foi sincère ? Vingt ans après, a-t’on amélioré le monde ?

20 ans de « développement durable » : pour quel impact ?

Le mérite de ce mouvement était de permettre aux entreprises de reprendre la main après trois décennies, qui de Stockholm à Rio, les ont vu subir une montée inexorable de revendications sociétales sur la planète. Les firmes grandes et petites se sont engouffrées dans cette croisade de bonnes intentions qui apportait face aux ONG dérangeantes une réplique à un procès  de plus en plus radical sur les comportements anti-écologiques et anti-éthiques des multinationales, lesquelles en étaient restées à cet aveu magnifique du Président de Shell : « comment se fait-il qu’on soit si peu aimé alors qu’on est des gens si bien… » ! Mais aucun mécanisme réellement déterminant n’a émergé du Pacte Mondial et comme avec l’excellente charte de l’OCDE pour les multinationales, revue dix ans après, on en est resté à une ambiance naïve, pariant sur les technologies et l’auto-régulation pour assurer le salut du monde. On n’est pas parvenu en vingt ans à négocier à travers un ordre juridique homogène et approprié les pressions diverses adressées aux grandes firmes, alors que n’a cessé de s’installer des contraintes à leur périphérie, allant des remarquables principes Ruggie sur les droits humains à la mise à bas du secret bancaire et fiscal insupportables par l’OCDE, en passant par la comptabilisation des émissions de carbone et les exigences de transparence extra-financières etc.. Comme si les Etats et la Société cherchaient à réparer de leur côté une croissance considérée comme de moins en moins bénéfique, tandis que les entreprises continuaient leur échappée en faisant avec, mais sans changer grand-chose à la production et à la répartition de la valeur, pour elles, comme elles savent le faire de mieux en mieux. L’étude de Milanovic (« la courbe de l’éléphant ») résumant mieux que tout les limites de cette double décennie.

Quid de l’impact de notre économie en vingt ans sur le climat, la gestion des ressources naturelles, la répartition des richesses, la qualité de la gouvernance… après les belles paroles déclamées devant Kofi Annan ? On reconnaîtra que pendant ce temps, la grande pauvreté mondiale a reculé et les classes moyennes émergentes se sont enrichies notablement ; heureusement, elles sont mieux soignées et éduquées aussi et les technologies numériques se sont déployées largement ; mais le bilan doit se lire en mettant en comparaison l’accroissement de la température de notre atmosphère, l’appauvrissement des classes moyennes dans nos pays, l’augmentation de la corruption un peu partout(cf. la mondialisation de la délinquance décrite par Philippe Moreau-Defarges), la précarisation générale de l’emploi et une puissance jamais atteinte dans l’Histoire par une sphère privée qui impose ses conditions aux Etats. Bref, même si on a échappé à la cotation d’Aramco, ce contexte d’un déclin de l’ère pétrolière qui n’en finit pas, se caractérise par trois tendances très préoccupantes du point de vue des relations de l’entreprise avec la Société, même si des signaux d’espérance existent auxquels nous nous raccrochons pour notre part…

20 ans : 3 tendances préoccupantes qui ont émergé

D’abord, les gouvernances d’entreprise ont fait bon usage de cet appel à la responsabilité en affichant des engagements empathiques mais combien de changements stratégiques et de décisions significatives peuvent se targuer d’avoir modifié les business modèles ? Si certains chimistes ont nettoyé leur portefeuille, si la grande consommation a pris conscience qu’on ne pouvait plus jouer avec les risques sanitaires, et si les économies d’énergie, la gestion des déchets, la non-discrimination et le respect de droits minima se sont imposés dans la culture ambiante en deux décennies, avec une implication des juges de plus en plus visible, on ne peut pas dire qu’on ait changé d’ère industrielle, loin s’en faut. La croissance quantitative reste le seul canon de la religion des affaires. Peu d’entreprises se donnent une vraie « raison d’être » sociétale !

La deuxième observation réaliste est la soumission des inflexions économiques aux recommandations des investisseurs, par-dessus celle des autres parties prenantes, très peu prises en compte par ailleurs. Heureusement, la finance durable a pris son envol, des fonds souverains au private equity, des banques qui intègrent l’ESG aux investisseurs spécialisés qui exercent leur rôle actionnarial. Apeurée par les recommandations des banques centrales, les alertes des assureurs et la projection des risques systémiques, la finance a hissé le contrôle des risques à un niveau jamais atteint, même si certains industriels les jugent en privé comme paralysants. Cela se répercute sur les modes de gouvernance qui ne peuvent plus faire l’économie de ces sujets, même si on est loin d’avoir formalisé la mission d’un Conseil en matière RSE (voir l’excellente recommandation de l’IFA), qui reste encore très pragmatique et contextualisée. Le sujet reste à traiter et l’application de la loi Pacte devra y aider…

La troisième observation, plus réconfortante au regard de la montée des enjeux planétaires, est la construction au sein des firmes d’un management structuré à travers une direction de développement durable (le « corporate sustainability officer ou CSO »), chargée de rapporter et corriger d’abord la relation de l’entreprise aux impacts durables négatifs de moins en moins acceptés par les parties prenantes ; si elle n’a pas trouvé encore ses contours stratégiques, elle impose de plus en plus une somme de savoirs, techniques, juridiques, politiques ;  pressées par des équipes et des générations nouvelles qui acceptent de moins en moins l’incohérence et l’insincérité, le CSO devient la clé de la réputation et demain le socle des marques, auxquelles on pardonnera de moins en moins leurs insuffisances. Même si le consommateur n’a pas encore basculé dans le développement durable pour lui-même, ce qui reste le sujet principal pour les pouvoirs publics aussi, à constater la difficulté à taxer le carbone…

20 ans pour prendre vraiment le tournant de la durabilité

En vingt ans, les entreprises ont sauvé les meubles ; elles ont pris conscience des limites du modèle actuel et se sont familiarisées avec les concepts de durabilité, de finance responsable, d’économie circulaire, de droits humains, pour ne parler que des plus pressants !

Mais elles n’ont pas sauté le pas dans l’inconnu du développement durable dont les codes restent à préciser au plan international, en dépit d’Objectifs désormais énoncés et suivis ; mais aussi au plan économique, pour mesurer une valeur durable et la faire reconnaître au cœur de la communication financière. Or un nouveau piège se présente avec le basculement géopolitique en cours : les entreprises vont se retrouver enfermées dans une relation obsédante aux Etats, qu’elles défient souvent, critiquent toujours mais qu’elles n’ont pas encore choisi de remplacer par la seule relation d’avenir, celle avec la Société : servir ses clients d’abord, ses employés aussi, ses citoyens bien sûr, sans oublier des actionnaires mais lesquels sont allés trop loin dans des arbitrages « hors sol ». N’est-ce pas l’OCDE qui appelle à une croissance réellement inclusive ?

Il faudra probablement encore vint ans pour que les entreprises comprennent qu’elles sont faites pour la Société, et par la Société. C’est la condition pour que l’économie de marché demeure légitime. Ou bien, elle sera rattrapée par un capitalisme d’Etat qui fera fi des exigences sociétales. Dans cette hypothèse à craindre, le développement durable sera la forme exarcerbée des conflits diplomatiques et bilatéraux pour colmater les déréglements en chaîne. Les dirigeants ont à peine vingt ans pour comprendre que s’ils ne prennent pas ce tournant de la responsabilité et de la durabilité, il en sera fini d’une économie de marché qui est encore le meilleur allié des valeurs démocratiques.