L’immense chantier mondial pour la maîtrise de la fusion nucléaire progresse. Mais les résultats seront-ils suffisants pour que cette technologie émerge assez tôt pour nous aider à sortir des énergies fossiles ? Pas sûr. Pour les scientifiques, de nombreux obstacles techniques sont encore à relever.

Le premier article, pour comprendre les bases sur la fusion nucléaire, est disponible ici : La fusion nucléaire : les promesses d’une énergie écologique et sûre.

Un projet d’une telle ampleur pouvait-il vraiment se dérouler sans accroc ? Au sein d’Iter, le grand chantier d’expérimentations sur la fusion nucléaire, les obstacles se succèdent depuis le début de la construction des installations en 2010. Le premier agenda de ce prototype de réacteur nucléaire annonçait la fin des travaux pour 2016. Il sera repoussé une première fois en 2019. Quelques années plus tard, rebelote ! Un nouveau retard est annoncé… Les premiers essais d’Iter prévus en 2020 ne seront effectués qu’en 2025…

Après une relative constance dans l’avancée des travaux, la crise de la Covid-19 est venue ajouter son grain de sable. Un retard d’un an est attendu pour les premiers essais. Iter, dorénavant plus timide dans sa communication sur les prochains objectifs, espère être dans les temps et voir du plasma chaud, stable, et constant au cœur d’Iter d’ici 2035.

Mais en plus des retards, le coût du projet ne cesse de gonfler. Le premier budget fixé à 4,5 milliards s’est vu multiplié par 4 en une quinzaine d’années. Aujourd’hui estimé à plus de 20 milliards d’euros, ce nouveau coût est encore sous-estimé d’après certains sceptiques de la fusion nucléaire comme le journaliste Steven Krivit ou le physicien des fusions Thiéry Pierre. Cette valeur ne prend pas en compte les dépenses et les contributions des différents pays pour le projet. En outre, le coût du démantèlement, lorsque Iter aura accompli sa mission, n’est à ce jour pas annoncé précisément.

En tout état de cause, le coût de la fusion ne freine en aucun cas l’engouement pour l’atome. Une fourmilière s’active dans le monde sur le sujet, et de plus en plus de nouveaux acteurs publics et privés s’engouffrent dans la brèche, dans l’idée d’atteindre l’énergie tant attendue de la fusion nucléaire, rêvée bas carbone, abondante et sûre. Mais cette course pour la fusion est encore semée d’embûches.

On vous explique.

L’enjeu de la fusion nucléaire : la maîtrise du plasma

Depuis 2013, le plan de route du consortium EUROfusion fixe les grandes lignes directrices qui doivent doter l’Europe d’une énergie de fusion nucléaire industrielle. Le rapport publié en 2018 souligne 8 grands défis à relever afin de parvenir enfin à faire fonctionner ce soleil artificiel.

Il existe évidemment certains défis structurels à relever, comme la sécurité des infrastructures ou la transition entre Iter et le tokamak commercial Démo. Mais pour les scientifiques, la problématique principale serait d’arriver à démontrer que le contrôle d’un plasma chaud, constant, et surtout adapté au dispositif est possible. Pour le moment, le compte n’y est pas.

Plusieurs pays travaillent en coordination avec Iter sur les différents aspects de la fusion, et apportent leur pierre à l’édifice par des projets expérimentaux dans des domaines bien précis (le plasma, les matériaux, la puissance). Sur le sujet précis du plasma, ce sont principalement deux tokamaks qui mènent les expérimentations : l’anglais Joint European Torus (Jet) et le japonais JT-60SA

Le tokamak Jet teste par exemple pour Iter la combustion deutérium (D) – tritium (T). Le JT-60SA, quant à lui « s’intéressera notamment à la mise au point de régimes de fonctionnement optimisés ; à la stabilité et au contrôle du plasma ; au transport et au confinement des particules et au comportement des particules de haute énergie ; à la physique des bords du plasma et de la zone « piédestal » ; à l’interaction plasma-paroi ; à l’ingénierie des machines de fusion ; et aux techniques de modélisation ».

Malgré leurs progrès, ces différents dispositifs de fusion dans le monde ont à peine réussi à maintenir leur plasma quelques minutes à des niveaux d’énergie suffisants. Et surtout aucun n’a réellement réussi à produire plus d’énergie que le dispositif n’en consomme. À l’heure actuelle, le meilleur rendement atteint par le dispositif n’est que de 70% grâce au confinement inertiel, technique qui n’est même pas la voie utilisée pour Iter. On est donc encore loin de l’objectif d’Iter : arriver à maintenir le plasma dans l’enceinte du réacteur, et atteindre une puissance de 500 Mégawatts (MW) pendant au moins 400 secondes, et avoir une production nette positive d’énergie.

La problématique des matériaux

Mais la maîtrise du plasma n’est pas le seul enjeu. Le rapport EUROfusion a identifié deux défis en lien avec le choix de matériaux adaptés, respectivement afin de réduire les pertes de chaleur du dispositif, et résister aux attaques répétées des neutrons sur les parois. Ces matériaux doivent donc assurer une double contrainte environnementale et sécuritaire.

Des travaux sont menés sur des matériaux et des alliages complexes (Reduced Activation Ferritic Martensitic, cuivres CuCrZr, alliages au tungstène…). Mais il reste à mener des tests, qui permettront notamment de déterminer si les parois sont assez résistantes au contact des neutrons et si l’érosion des matériaux n’entraîne pas de rejets radioactifs trop préoccupants. 

Mais ce ne sera pas le seul rôle des parois. Cette couverture interne aux tokamaks doit permettre à l’avenir de produire du tritium, une ressource primordiale pour la fusion, mais assez complexe à extraire sur Terre… C’est d’ailleurs là l’un des grands défis identifiés par le rapport EUROfusion.

Produire son propre tritium

Daniel Clery, journaliste pour le site d’information de la revue scientifique Science, rappelait dans son article « Out of gas » (« en panne d’essence ») qu’une potentielle pénurie de tritium pourrait affecter la filière de la fusion avant même son développement industriel.

Iter, qui est censé inspirer les futurs réacteurs commerciaux, a en effet besoin de deux ressources pour la fusion : le deutérium et le tritium. La méthode d’extraction du deutérium est un processus industriel bien maîtrisé et peu coûteux. Il suffit de distiller de l’eau, douce ou de mer, afin d’y extraire le deutérium. Mais pour ce qui est du tritium, la méthode n’est pas aussi aisée. 

D’abord, car la quantité de tritium présent dans la nature est extrêmement faible. Il n’y aurait que 3,5 kg de tritium disponible et la production naturelle annuelle ne serait que de seulement 0,2 kg selon le livre blanc de l’Autorité de sûreté nucléaire (ASN). Or, la consommation, rien que pour Iter, est estimée à 1,2 kg par an ! 

Le tritium peut toutefois être produit à partir de différentes réactions physiques et chimiques, notamment à partir de lithium, ou grâce aux déchets issus des filières de fission nucléaires. Afin de répondre à la demande future, le regard s’est porté en premier lieu outre-Atlantique sur les réacteurs à fission « CANDU » (Canada Deuterium Uranium). Ces réacteurs canadiens sont refroidis grâce à de l’eau lourde (D2O), composée de molécules de deutérium. Dans l’enceinte d’un CANDU, la capture d’un neutron par un atome de deutérium permet de générer une petite quantité de tritium.

Les 19 CANDU produisent chacun approximativement 0,5 kilogramme de tritium par an. Mais la moitié de ces réacteurs sont en fin de vie… Les quelque 25 kg disponibles seront en grande partie utilisés par le projet Iter, laissant exsangues dans les prochaines décennies les futurs dispositifs commerciaux de fusion nucléaire. Iter prévoit que les réserves en tritium ne soient que de 5 kg en 2050… trop peu pour une exploitation commerciale.

Produire du tritium à partir de lithium ?

Dans sa quatrième mission, EUROfusion s’applique à détailler une technologie nommée tritium breeding blanket, une couverture composée de lithium à l’intérieur du tokamak capable de produire du tritium. Lorsque la paroi est frappée par le neutron libéré lors de la fusion, la rencontre entre le neutron et le lithium va libérer du tritium. 

L’objectif pour les scientifiques est de systématiser cette production. Une fois maîtrisés, les réacteurs de fusion devraient être auto-suffisants en ce qui concerne le tritium.

Dans un fil Twitter, Greg De Temmerman, ingénieur ayant travaillé sur le projet Iter, souligne que « L’option idéale est de démarrer les futurs réacteurs avec du tritium déjà disponible et qu’ensuite ils fonctionnent en surgénérateur i.e. qu’ils produisent un peu plus qu’ils ne consomment pour pouvoir démarrer d’autres réacteurs ». 

Une autre option serait de démarrer un réacteur sans tritium. La réaction de deux atomes de deutérium permet la production d’une petite quantité de tritium. Mais cela nécessite de tourner à vide pendant un moment, et donc, de ne pas produire d’électricité.

Une autre méthode consisterait à développer une filière parallèle dédiée à la production de tritium. Mais toute ces options sont complexes, que l’on se tourne vers la production à partir de lithium, ou vers d’autres filières utilisant les déchets de fission… Le lithium pourrait rapidement être sous tension dans un contexte de transition énergétique, et la filière de fission nucléaire est plus que jamais fragile dans le monde. Aucune solution simple, écologique, et économique ne semble évidente à ce stade.

Pour le moment, la priorité est encore de prouver que la fusion est possible techniquement. En tout état de cause, imaginons que l’ensemble des défis énoncés précédemment soient relevés, l’avènement de la fusion nucléaire comme source d’énergie pourrait donc prendre encore de nombreuses décennies.

Quel rôle pour la fusion face au réchauffement climatique ?

La fusion nucléaire, si elle existe un jour, ne sera donc certainement pas d’une grande utilité face aux enjeux énergétiques et environnementaux qui vont nous occuper jusqu’à la fin du siècle. Par exemple, en matière climatique : même dans les scénarios les plus favorables, la fusion ne pourrait participer au respect des objectifs de neutralité carbone fixés à l’horizon 2050. 

Selon les données d’une étude de 2016 publiée dans le Journal of Fusion Energy, si le planning est respecté, il est estimé que la puissance du futur réacteur Démo ne soit que de 1 Gigawatt (GW) en 2050. Soit moins d’un pourcent de la puissance installée seulement en France.

Évidemment, les enjeux de décarbonation de nos économies et les enjeux énergétiques ne s’arrêtent pas en 2050 ou 2070, mais il est attendu que d’autres technologies bas-carbone soient également plus performantes dans les prochaines décennies (panneaux solaires, éoliennes…). Tout laisse donc à penser que, si la fusion devient réalité, ce ne sera pas suffisamment vite ni de façon suffisamment efficace pour nous aider à résoudre ces enjeux à moyen terme.

Si le rêve de la fusion a de quoi enthousiasmer (notamment les investisseurs), il reste un rêve lointain, et le chemin à parcourir est encore très long avant que la fusion ne soit viable. Il faudra donc bien arrêter un instant de rêver, et ne pas miser toutes nos énergies sur cette fusion face aux enjeux du 21ème siècle.

Crédit photo : © ITER Organization