Après avoir longtemps nié les crises environnementales, les géants pétroliers adoptent aujourd’hui de nouvelles stratégies d’influence. Désormais, ils veulent montrer qu’ils sont « verts »… Mais sans changer vraiment leur recette.

Depuis quelques années, les preuves s’accumulent contre les géants pétroliers et gaziers, critiqués pour leur inaction, voire pire, pour avoir consciemment caché les conséquences de leurs activités sur le réchauffement climatique. Un « grand mensonge » que le secrétaire général des Nations unies a condamné lors de son discours à la tribune du forum de Davos le 18 janvier 2023, quelques jours après la publication d’une étude sur l’entreprise pétrolière américaine ExxonMobil. Les données montrent aujourd’hui que la firme savait dès 1970 que les énergies fossiles participaient fortement au réchauffement climatique.

Face à ces critiques, les stratégies d’influence de ces groupes évoluent. La communication de ces grands groupes s’est longtemps appuyée sur une stratégie finement construite d’opacité et de mensonges afin de détourner les débats des effets indésirables de leurs activités sur l’environnement, la biodiversité et la santé. Mais cette stratégie du doute laisse désormais place à des discours, plus policés, qui cherchent à repeindre en vert le capitalisme pétrolier. Une évolution qui illustre la transformation des stratégies d’influence des groupes industriels face aux enjeux écologiques, sociaux ou sanitaires.

Marchands de doute ou Gardiens de la raison ?

L’histoire de l’amiante est assez symptomatique des discours tenus par les industriels face aux enjeux d’intérêt général. Les propriétés ignifuges, la flexibilité, la résistance et le prix de ce minéral fibreux ont fait de l’amiante l’une des célébrités du siècle dernier. Colle, peinture, isolation, plaque chauffante… l’amiante était partout. Encore aujourd’hui, « l’asbeste » de son ancien nom est trouvable en France dans la grande majorité des bâtiments construits avant 1997. Et pourtant, dès 1906, un inspecteur du travail français, Denis Auribault, souligne dans un rapport la dangerosité de l’amiante. Il constate que les ouvriers en contact avec le matériau développent des problèmes pulmonaires importants qui entraînent la mort dans de nombreux cas.

Il faudra attendre 1945 pour que l’asbestose, lésion du tissu pulmonaire dû à l’inhalation des poussières d’amiante, soit prise en charge comme maladie professionnelle, et 1997 pour que l’utilisation de l’amiante soit tout simplement interdite en France. Dans les faits, c’est en partie grâce à un lanceur d’alerte, l’ancien directeur de recherche au CNRS, Henri Pézerat, qui aura permis l’interdiction totale de l’amiante grâce à son militantisme.

Qu’ils soient journalistes, chercheurs ou simples citoyens, ils sont nombreux à avoir dénoncé les abus et l’omerta politico-industrielle sur les conséquences des activités industrielles sur l’environnement et la santé. De cette tendance à l’opacité et au mensonge dans les grandes firmes mondiales, les historiens des sciences Erik M. Conway et Naomi Oreskes appelleront ces entreprises dans leur livre Les Marchands de doute (2020), tandis que les journalistes du Monde Stéphane Foucart et Stéphane Horel, ainsi que le sociologue Sylvain Laurens les décriront comme Les Gardiens de la raison (2020).

Les géants pétroliers, entre silence et communication trompeuse

C’est cette même « stratégie du doute » qu’ont adopté les compagnies pétrolières pendant de nombreuses années, niant tantôt l’existence ou la gravité de la crise climatique, tantôt son lien avec les énergies fossiles. Pourtant, avec le temps, les langues se sont déliées et des documents ont révélé au grand jour que non seulement les pétroliers savaient, mais qu’ils connaissaient très précisément les enjeux de la crise climatique. Très récemment, deux études, très médiatisées, ont révélé grâce aux archives des géants pétroliers que ces derniers étaient conscients des répercussions de leurs activités sur le réchauffement climatique. La plus récente, sortie cette année dans la revue Science, dévoile la qualité du modèle climatique prédictif de la compagnie américaine ExxonMobil, en activité dès la fin des années 1970. Les auteurs de l’étude estiment qu’entre 63 et 83% des projections climatiques de l’entreprise se sont révélées exactes.

En 2021, c’était une équipe de chercheurs français qui s’est plongée dans les archives de l’entreprise dorénavant renommée TotalEnergies. Depuis au moins les années 1970, la firme pétrolière a été alertée des conséquences des émissions de gaz à effet de serre (GES), et à partir des années 1980, elle était totalement lucide sur le futur climatique de la planète.

Face à la prise de conscience générale du problème climatique, les entreprises pétrolières ont du s’organiser. Un mouvement international s’est mis en place afin de retarder le déploiement de futures politiques environnementales, nuisibles pour les affaires des pétroliers. Think thank, scientifiques et communicants sont recrutés afin de produire des rapports, des études, et visiter les médias en vue de contredire les études scientifiques attestant du réchauffement climatique. La mayonnaise prendra jusque dans les années charnières pour l’environnement de la conférence de Kyoto en 1997 avant que les compagnies délaissent progressivement cette stratégie du déni pour celle de la reconnaissance du problème climatique.

La connaissance scientifique s’affine en effet, et la société est de moins en moins dupe face à ces discours. Les études scientifiques et les rapports, notamment ceux du Giec, dont le premier est sorti en 1990, se sont multipliés dans le monde afin de documenter les conséquences des GES sur l’environnement. Cela a eu pour conséquence de neutraliser progressivement le discours des climatosceptiques les plus influents, à l’image en France de l’ancien ministre de l’Éducation nationale, de la Recherche et de la Technologie sous Lionel Jospin, Claude Allègre, climatosceptique notoire du début de la décennie dont le journal Le Monde dresse le portrait. Aujourd’hui, peu de personnes, du moins dans le monde scientifique, osent contester la réalité du réchauffement climatique.

La fabrique de l’ignorance de Franck Cuveillier et Pascal Vasselin, disponible sur France TV.

Nouvelle peinture verte

Ce consensus a poussé les géants pétroliers à adopter de nouvelles stratégies de greenwashing pour se donner des airs plus verts, tout en continuant le financement de nouveaux projets fossiles. Ainsi, depuis 2021, le français Total est devenu TotalEnergies. Nouveau nom, nouvelle identité visuelle et nouvelle stratégie afin de montrer un nouvel engagement pour les énergies plus vertes, plus écologiques. TotalEnergies explique viser désormais la neutralité carbone en 2050 (pour les 3 scopes). Stratégie qu’ont décidé de suivre également les autres grands pétroliers ExxonMobil, Eni, BP…

À coups de communications massives, les pétroliers expliquent qu’ils veulent désormais être les premiers de la classe de l’écologie : carburants liquides synthétiques, hydrogène, énergie solaire, les entreprises pétrolières sont partout. Certains se vantent même d’être les leaders mondiaux dans tel ou tel domaine, prétendant solutionner la crise écologique grâce à leurs innovations. On aurait presque l’impression qu’ils sont devenus activistes.

Pourtant, en dépit de ces annonces, le fond du problème est exactement le même. Ainsi, les craintes persistent du côté mouvements écologistes qui peinent à croire la sincérité des entreprises dans la lutte contre le réchauffement climatique et la destruction de la biodiversité. Car malgré la destruction avérée de l’environnement, les entreprises de l’énergie continuent de financer des projets de plus en plus polluants. Tout récemment, c’est le projet d’oléoduc de TotalEnergies EACOP (East African Crude Oil Pipeline) en Ouganda et en Tanzanie qui est au centre des débats. Cette « bombe climatique » de plus de 400 puits répartis sur 1443 km de long est déjà en construction dans ces pays de l’Est Africain, détruisant au passage de nombreuses zones naturelles. D’après les estimations des associations Survie et les Amis de la Terre, le projet émettra 34 millions de tonnes de CO2 chaque année. Dans le fond, le business model ne change pas : toujours des projets d’exploitation polluants, menés en dépit des réalités sociales, culturelles ou écologiques. Ni sobriété, ni remise en cause des modèles économiques de ces géants et de leurs superprofits ne semblent vraiment au programme.

Cette nouvelle peinture verte a donc la même vocation que le silence et le doute dans le passé : détourner les regards des risques environnementaux ou sociaux que font peser les activités de ces groupes sur le monde.

Alors, évidemment, les grands groupes pétroliers ne sont pas les seuls en cause dans tout ça. Comme le confirme le dernier rapport en date (2023) de l’AIE, ce sont les sociétés dans leur ensemble qui sont encore bien trop dépendantes des énergies fossiles malgré le rapide déploiement des énergies renouvelables. Le pétrole reste encore à ce jour l’énergie primaire la plus utilisée, représentant 29% de la consommation mondiale en 2021, juste devant le charbon (26%) et le gaz naturel (23%). Il faudra donc s’organiser collectivement pour enclencher la sortie de ce modèle là. Et ne plus laisser les géants pétroliers grandir aux dépens de l’intérêt général et de la planète.

Voir aussi : Publicité et écologie : quels liens ?

Amiante. Historique de la problématique « amiante »—Risques—INRS.

Bonneuil, C., Choquet, P.-L., & Franta, B. (2021). Early warnings and emerging accountability : Total’s responses to global warming, 1971–2021. Global Environmental Change.

Claude Allègre et le climat : Retour sur un flagrant déni. (2018, décembre 21). Le Monde.fr.

Energy Technology Perspectives 2023 – Analysis. (2023). IEA.

Supran, G., Rahmstorf, S., & Oreskes, N. (2023). Assessing ExxonMobil’s global warming projections. Science.

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