En réponse aux monopoles des géants du numérique, les mouvements des logiciels libres bataillent pour offrir plus de liberté et plus de contrôle aux utilisateurs du numérique. Un exemple ? Depuis que le rachat de Twitter par le PDG de Tesla Elon Musk est acté, un nombre croissant d’utilisateurs quittent le réseau social pour se diriger vers un logiciel libre : Mastodon.

La vente du réseau social Twitter a fait couler beaucoup d’encre. Après des mois de tergiversations et un bras de fer judiciaire, le fantasque PDG de Tesla, Elon Musk, a fait l’acquisition fin octobre de l’oiseau bleu pour un montant de 44 milliards de dollars, bien au-delà de sa valeur estimée. Une période de chaos qui ne s’est pas arrêtée là.

Outre les licenciements de la moitié des effectifs au lendemain du rachat, Elon Musk a souhaité transformer l’essence même de Twitter. Le nouveau PDG milite depuis quelques années pour une pleine liberté d’expression sur le réseau, dénuée de la plupart des règles de modération. Une nouvelle politique, inspirée des conceptions libertariennes du milliardaire, jugées inacceptable par nombre d’utilisateurs qui ne cessent de dénoncer les dérives possibles d’une libération totale de la parole. Journalistes, écrivains, scientifiques, militants ou simples citoyens, qui étaient pourtant de grands utilisateurs du réseau social, ont maintenant quitté le navire, au profit d’une nouvelle plateforme nommée Mastodon.

Mastodon, le Twitter façon logiciel libre

Avant son rachat, Twitter était déjà critiqué pour sa modération laxiste, laissant se diffuser des tweets parfois aux limites de la légalité. Sous la direction d’Elon Musk, la tendance s’est encore renforcée et de nombreuses barrières ont été abaissées. Cette situation fait craindre une déferlante de messages racistes, antisémites, misogynes, complotistes, de fake news et de contenus pornographiques difficilement acceptables pour nombre d’utilisateurs.

Pour ne plus enrichir Elon Musk ou pour protester contre ces nouvelles règles de modération, un vaste exode s’est organisé vers un petit frère de l’oiseau bleu : Mastodon, développé en 2016 par un développeur Allemand Eugène Rochko. Le Mammouth – mascotte du réseau social – fait encore pâle figure face au 300 millions de comptes du géant Twitter. Mais Mastodon trace son chemin. Il atteint maintenant 7,5 millions d’utilisateurs, avec près de 600 000 inscriptions hebdomadaires depuis le rachat de Twitter.

Mastodon : un logiciel libre, décentralisé, alternatif

Ce qui séduit chez Mastodon ? C’est qu’il fonctionne sur un modèle unique. Mastodon a été développé sur un principe bien différent de Twitter : le fédiverse, la contraction de « fédération » et « univers ». À la différence de l’oiseau bleu qui possède une plateforme unique, Mastodon est composé d’une multitude de serveurs interconnectés entre eux. Et à chaque serveur sa propre modération.

Pour mieux comprendre, le chercheur Brian C. Keegan, spécialisé dans les réseaux sociaux, compare ces serveurs à des dortoirs. « Le dortoir dans lequel vous êtes initialement assigné peut être quelque peu aléatoire, mais il influence profondément le type de conversations auxquelles vous accédez et les relations que vous établissez, explique-t-il dans un article publié dans The Conversation, Vous pouvez toujours interagir avec les personnes qui vivent dans d’autres dortoirs, mais les chefs et les règles de votre dortoir déterminent ce que vous pouvez faire ». Si le serveur choisi et ses règles ne siéent pas à l’utilisateur, il lui est possible de rejoindre un nouveau serveur plus en accord avec ses valeurs.

Cette gestion se différencie donc des autres plateformes dominantes, Facebook comme Twitter. Dans ces deux cas, un seul et même dortoir accueille l’ensemble des utilisateurs qui doivent respecter une batterie de règles uniques à tout le monde. Mais plus que technique, Mastodon se démarque avant tout par sa portée politique. C’est un logiciel libre et décentralisé, descendant d’une longue lignée politique à l’origine même de l’informatique.

Logiciels libres et Open source

En tant que logiciel libre, Mastodon incarne une vision du numérique bien différente de celle des grands réseaux des GAFAM. Les premiers logiciels voient le jour autour de l’année 1970 dans la banlieue de San Francisco où s’organisent des petits groupes effervescents d’informaticiens, qui à partir de bric et de broc, vont poser les premières briques de la révolution numérique. Largement imprégnée de la mouvance hippie, une communauté de partage autour de l’informatique se met en place. Les idées, les logiciels et les méthodes de production transitent librement entre ces experts, ce qui permet en quelques années un développement rapide du secteur.

Mais, comme le décrit le sociologue Dominique Cardon dans son livre Culture numérique (2019), cette dynamique de « liberté » va être rapidement remise en cause. Des acteurs vont porter la marchandisation des logiciels, notamment Bill Gates, le fondateur de Microsoft et son système d’exploitation MS-DOS que le milliardaire vendra à l’entreprise IBM avant de créer Windows quelques années plus tard. Ces logiciels privés (restreints, non modifiables et vendus sous forme de licence d’utilisation), aussi appelés « logiciels propriétaires », vont rapidement se démocratiser et devenir dominants sur le marché de l’électronique.

Un mouvement politique et social s’organise au début des années 80 en opposition à ce système : le mouvement du logiciel libre. Son fondateur, l’Américain Richard Stallman va inventer, en réponse au système d’exploitation privé UNIX, un système ouvert, gratuit et partageable qu’il nommera « GNU ».

Ainsi, pour qu’un logiciel soit revendiqué comme « libre » selon les caractéristiques du mouvement du logiciel libre, ce dernier doit garantir une pleine transparence sur le code source, base de tout outil informatique. Y avoir accès, c’est garantir à chaque utilisateur de pouvoir librement utiliser, étudier, modifier et distribuer le logiciel. Ce dernier devient donc un bien commun, au sens que lui donne l’économiste américaine Elinor Ostrom. Les logiciels doivent être le fruit d’une auto-organisation par et pour les citoyens sans intervention de l’État ou des entreprises. D’autres figures porteront cette vision du commun à l’image du Finlandais Linus Torvalds qui imaginera en 1996 le logiciel Open source grâce à Linux.

Même s’ils partagent une vision similaire du bien commun, Open source et logiciels libres n’ont pas la même finalité. Les premiers voient dans le libre partage une manière d’être plus performants. L’intelligence collective permet le développement de logiciels plus souples et plus efficaces. À la différence, les logiciels libres s’inscrivent dans une logique politique d’émancipation. Les utilisateurs ne restent plus dépendants des entreprises propriétaires des logiciels, spécifiquement car ils peuvent les modifier et les adapter aux usages qu’ils souhaitent en faire.

Le Logiciel libre est en définitive un message envoyé aux géants du numérique qui font leur argent sur les données et les habitudes digitales des utilisateurs. Pour eux, le numérique doit être géré collectivement et de manière démocratique. Il ne doit pas servir à des usages nuisibles, à l’instar du scandale de Cambridge Analytica où l’entreprise s’est approprié les données de millions d’utilisateurs Facebook afin d’influencer les intentions de vote.

Se réapproprier le numérique, un exercice pas si facile

Cette transition vers Mastodon est donc une prise de conscience de nombreux utilisateurs de leur dépendance et de leur vulnérabilité face à ces entreprises influentes. Mais Mastodon, et plus généralement les logiciels libres, ont aussi leurs limites. D’abord, car la dépendance à un réseau, ici Twitter, reste prégnante pour de nombreux utilisateurs qui ont créé leur communauté.

Yann Duroc, docteur en génétique végétale et ingénieur agronome, vulgarise régulièrement du contenu scientifique sur Twitter.

Les réseaux sociaux sont des outils de socialisation, d’échanges et de débats qui dépendent souvent du temps passé dessus. Quitter Twitter, c’est aussi accepter de perdre ces liens. La transition vers Mastodon nécessite en contrepartie de recréer un réseau, de se réhabituer à une nouvelle interface, d’interagir avec un logiciel moins intuitif de prime abord que Twitter…

D’autant plus que le fonctionnement de Mastodon pose aussi des problèmes techniques et financiers que Brian C. Keegan décrit bien dans son article, « Une fois la lune de miel terminée, les utilisateurs de Mastodon doivent se préparer à payer des frais d’adhésion, à participer à des campagnes de collecte de fonds ou à voir des publicités promotionnelles pour couvrir les coûts d’hébergement des serveurs, qui peuvent atteindre plusieurs centaines de dollars par mois et par serveur ». L’avènement de Mastodon n’est donc pas encore une évidence à l’heure actuelle, et le brusque changement à la direction de l’oiseau bleu n’a pas encore signé la mort de Twitter.

Mais l’engouement suscité par l’alternative que représente Mastodon pourrait faire date. De nombreux projets de logiciels libres voient le jour dans le monde, tant pour les réseaux sociaux, la bureautique, que les logiciels professionnels… Des collectifs se créent aussi afin de sensibiliser au numérique et démocratiser ce fonctionnement participatif à l’instar des Gull (groupes d’utilisateurs et d’utilisateurs de logiciels libres). Cette nouvelle forme de gouvernance participe à démontrer la pertinence des communs, malgré ses limites, dans la construction d’une société plus démocratique, centrée moins sur le profit et l’individualité que sur le partage, l’intelligence collective et le développement d’outils numériques accessibles au plus grand nombre.


Image par Photo Mix de Pixabay

Cardon, D. (2019). Les origines hippies de la culture numérique. Culture numérique (p. 46‑55). Presses de Sciences Po.

Cardon, D. (2019). « L’information veut être libre » : Logiciels libres et communs. Culture numérique (p. 111‑122). Presses de Sciences Po.

Keegan, B. C. Qu’est-ce que Mastodon ? Un expert des médias sociaux explique pourquoi ce n’est pas le nouveau Twitter. The Conversation.