Alors que le gouvernement veut devenir « une grande nation de l’intelligence artificielle », la question se pose de savoir pour quoi faire… L’IA peut-elle être une aide à la RSE et la transformation écologique des entreprises ? C’est en tout cas le pari de plusieurs entreprises qui développent des solutions pour mieux collecter les données ESG ou optimiser la production par exemple. Mais attention à l’impact environnemental et aux effets rebond d’une technologie très énergivore et au service de l’augmentation de la productivité. Pour que cette technologie puisse avoir un impact réellement positif, il faudra se pencher sur l’utilité de ses usages. Le point sur ce qui existe aujourd’hui.
Trouver la bonne information
« Chat GPT, peux-tu me dire quels sont les impacts environnementaux les plus matériels pour mon entreprise sachant que je travaille dans le secteur des médias ? Et quelles sont les premières étapes pour les réduire ? ». C’est désormais le genre de question que l’on peut poser à des « GPT » spécialisés comme ceux de Haatch. Ses chatbots « coach RSE » ou d’ « Easy CSRD« , en test, sont alimentés par des documents de référence (lois, normes, guides pratiques…) qui permettent de poser des questions sur des points techniques de la directive sur le reporting de durabilité européen ou d’aider une PME à prendre en main les sujets de RSE. Bien sûr, « l’IA n’est pas infaillible et c’est plutôt la base d’une discussion et d’une recherche que l’on va faire sur ce type d’outils, mais les premiers résultats sont prometteurs », estime Alexis Krycève, fondateur et CEO de Haatch.
Ces fils spécialisés de conversation alimentés par intelligence artificielle se multiplient, notamment sur les sujets liés à l’environnement mais aussi sur les questions sociales, notamment à destination des entreprises. « Ils ont l’avantage d’être plus précis et moins énergivores que les IA génératives généralistes car ils sont alimentés par moins de documents, très spécifiques et sont entrainés par des requêtes très ciblées« , souligne William Nait Mazi, Manager AI for Sustainability & Climate d’Ekimetrics, un cabinet de conseil spécialisé en data science. Celui-ci a notamment créé Climate Q&A, un GPT destiné à répondre aux questions sur le climat et la biodiversité, alimenté par les rapports du GIEC et de l’IPBES, très utile pour juger d’une innovation, de sa pertinence et de son importance face aux enjeux. Le cabinet travaille aussi à une sorte de « coach décarbonation » avec l’Ademe, le Cerema et BPI France à l’usage des PME. De son côté, l’association A compétence égale, a créé un chatbot spécialisé sur les discriminations au travail basé sur les documents de la CNIL ou du défenseur des droits.
Pour autant, si l’IA générative peut être utile pour rechercher des informations spécifiques, elle n’est pas forcément la meilleure solution d’un point de vue environnemental. Rappelons que lorsque l’on fait « une requête sur Chat GPT, on émet dix fois plus de carbone qu’une recherche Google », souligne à Challenges, Dejan Glavas, professeur de finance climat à l’ESSCA et fondateur de l’Institut « IA et durabilité ». A réserver donc à certains types de requêtes!
Reporting RSE : l’IA pour collecter et analyser les données
Autre utilisation de l’IA qui fait florès dans le monde de l’entreprise : la collecte, l’extraction et l’analyse de données de plus en plus pléthoriques dans le domaine de l’ESG/RSE. L’IA pourrait ainsi se révéler être un atout pour gérer les exigences de la CSRD. Près de 8 professionnels européens sur 10 estiment ainsi que l’IA leur facilitera la tâche et rendra les rapports de durabilité plus efficaces dans les 5 prochaines années, selon l’enquête ESG Pactioner Survey.
Pour le moment, ne rêvez pas, l’IA ne va pas compléter votre reporting de durabilité et ses centaines d’indicateurs en quelques minutes. Mais il peut être un assistant utile et vous faire gagner du temps. C’est le pari de plusieurs cabinets de conseil spécialisés dans la data comme Avisia ou Ekimetrics. Ceux-ci s’appuient sur l’IA générative alimentée par les documents de référence et les rapports d’entreprises (bilans carbone, rapport RSE, etc) pour pré-remplir les documents de reporting à la fois sur les éléments quantitatifs mais aussi et surtout pour l’instant, sur le narratif grâce à l’IA générative. « Cela peut être utile pour générer un premier jet destiné à expliquer les politiques de durabilité de l’entreprise à partir des documents internes existants », estime Pascal Bizzari, DG associé d’Avisia. A chaque fois, les réponses sont sourcées, confidentielles et restent dans l’entreprise. Avec son outil, Ekimetrics va plus loin en réalisant aussi des analyses d’écart entre les données existantes dans l’entreprise et celles requises par la CSRD par exemple. L’objectif est d’in fine d’aider les entreprises à répondre aussi à la SFDR, la taxonomie européenne et autres questionnaires de performance ESG/RSE type CDP et EcoVadis.
De son côté, la fintech Iceberg data lab a lancé Barbatus, un chatbot capable de décortiquer et comparer entre eux les rapports RSE et bientôt CSRD des entreprises ou d’un secteur pour les analystes financiers. « La CSRD est un challenge monstrueux mais l’objectif est de sortir un scoring de l’entreprise, en montrant à quel point elle ‘disclose’ (rapporte) et à quel point cela est pertinent », souligne Pierre-Olivier Haye, directeur technique et co-fondateur d’Iceberg Data Lab. Là encore, pas de quoi remplacer l’analyse humaine, mais l’IA permet de gagner du temps et de la précision en effectuant un premier tri des données et en permettant un premier benchmark. A l’avenir, l’IA pourrait aussi « améliorer l’analyse des données, notamment sociales et détecter les signaux faibles pour éviter les cas type Orpea », espère-t-il.
Attention tout de même, cela ne sera possible qu’avec des données fiables, sourcées, harmonisées et donc un processus global de gestion des données dans l’entreprise, préviennent les experts. Et tous ces outils sont actuellement en phase de test.
En savoir + : Qu’est ce que l’IA ?
Anticiper les risques sur sa supply chain
Pour les grandes entreprises qui peuvent avoir entre 20 000 et 150 000 fournisseurs, l’IA peut aussi aider à assurer une cartographie des risques à grande échelle. La plateforme de notation ESG Ecovadis a ainsi développé un algorithme (machine learning) permettant de scanner le web et collecter les certificats ISO, les codes de conduites et rapports RSE des fournisseurs pour ajuster le risque inhérent au pays et à l’industrie, et ainsi faire une première analyse de risque de sa chaîne d’approvisionnement.
« Dans ce cas, l’IA a plusieurs avantages : celui de couvrir un grand volume de fournisseurs – 2 millions d’entreprises et de traiter un grand volume de données – quelque 1,7 million de documents RSE screenés, dans plusieurs langues, sans avoir à contacter les fournisseurs. Les entreprises peuvent alors se concentrer sur les fournisseurs les plus stratégiques et les plus à risque. L’IA diminue le besoin en ressources pour les fournisseurs, les donneurs d’ordre et les analystes », estime Sophie Bertreau, vice-présidente New Solutions chez Ecovadis. Cette cartographie des risques reste donc une première étape. Pour des vérifications plus poussées, l’IA peut aider à analyser des documents mais l’engagement du fournisseur et l’analyse humaines est requise.
A l’avenir, on peut aussi imaginer l’aide de l’IA pour établir une géolocalisation précise des risques climatiques qui pourraient peser sur les entreprises et des réponses pour y faire face.
Optimiser sa production
« En concentrant l’IA sur des objectifs précis, comme la réduction des déchets, l’assistance à l’éco-conception ou la maintenance prédictive, nous pouvons non seulement améliorer l’efficacité et la résilience de nos systèmes mais également contribuer à une transition écologique profonde [et] plus inclusive socialement », assure EY-Fabernovel dans un Manifeste pour une IA au service de la planète réalisé avec Microsoft. Qui invite à passer ces solutions « à l’échelle ».
Pour l’instant cependant, l’IA joue surtout un rôle dans l’optimisation des flux ou la décarbonation des process et bâtiments. L’IA aurait ainsi le potentiel d’aider à atténuer 5-10 % des émissions mondiales de gaz à effet de serre d’ici 2030, ce qui équivaut aux émissions annuelles totales de l’UE, selon une étude BCG – Google. « L’IA est très forte pour anticiper et optimiser les flux de production ce qui permet d’éviter le gaspillage, de réduire la consommation d’énergie ou de créer des boucles d’économie circulaire », souligne Théo Alves Da Costa, Head of AI for Sustainability & Climate Chez Ekimetrics et co-fondateur de Data for good. L’IA est par exemple très utilisée dans la logistique pour optimiser le trajet des marchandises, calculer le meilleur temps de freinage des bateaux (éconduite), anticiper la demande…Et l’IA peut être utile pour améliorer des produits ou process. Par exemple, la cosmétique l’utilise pour trouver des parades à des ingrédients problématiques comme les perturbateurs endocriniens.
Mais « l’optimisation a ses limites : si on ne transforme pas les pratiques et les business model, cela ne nous fait gagner que quelques points de décarbonation, notamment en raison des effets rebond qui peuvent même effacer les gains énergétiques par une intensification des usages », souligne l’expert.
Une condition sine qua non : un usage utile de l’IA
L’IA sauvera-t-elle la planète ? Non, évidemment. Et il y a même plusieurs conditions à respecter pour qu’elle ne contribue pas à la dégrader davantage. De fait, l’IA est extrêmement énergivore. Son empreinte carbone varie en fonction de nombreux paramètre, dont le modèle de technologie, de langage et le mix énergétique utilisés. Et l’arrivée et la démocratisation de l’IA générative fait exploser les compteurs. Alors que jusqu’à présent c’était la phase d’entrainement de l’IA qui prévalait (sans prendre en compte ni l’usage ni la fabrication du matériel nécessaire pour les data centers et cartes graphiques notamment, ni les effets rebond), c’est désormais la phase d’utilisation qui est la plus énergivore comme le montre une étude référente de Sasha Luccioni (Hugging face).
Déjà, le point de bascule à partir duquel l’utilisation d’un modèle d’IA générative type Chat GPT 4 devient plus gourmande que l’entraînement est dépassé en une semaine seulement ! On voit déjà les effets sur les concepteurs même de modèles d’IA générative. L’objectif de Microsoft d’éliminer plus de carbone qu’elle n’en émet annoncé pour 2030 est déjà mis « en péril » par « l’acharnement du géant du logiciel à devenir le leader mondial de l’intelligence artificielle » souligne Bloomberg Green qui note une hausse des émissions de l’entreprise de 30% entre 2023 et 2020 , à laquelle il faut ajouter +87% de consommation d’eau… Et selon une étude de McKinsey, l’IA pourrait potentiellement augmenter significativement la production et le revenu de certaines industries comme celle des énergies fossiles qui l’utilise déjà pour améliorer ses techniques d’extraction et ainsi produire plus. De quoi augmenter les émissions d’au moins 1 milliard de tonnes de CO2 supplémentaires chaque année, selon les calculs de Data for Good publiés dans une tribune sur Vert, le média.
La question est donc bien de savoir à quels usages allons-nous réserver l’IA. Dans leur tribune, les co-fondateurs de Data for Good, Theo Alves Da Costa et Lou Welgryn alertent ainsi sur le fait que la « nouvelle vague de l’IA » (IA générative) nous oriente vers « une marchandisation toujours accrue (…) et un monde ultra-technologique dans lequel l’optimisation et la productivité sont poussées jusqu’au vertige » et appellent à refuser les usages « gadgets » de l’IA qui se multiplient. Cela demande notamment l’organisation d’une gouvernance démocratique et transparente des données qui permette de l’orienter réellement vers le bien commun.
Illustration : Canva