Être un consommateur citoyen, voilà l’injonction qui pèse aujourd’hui sur les individus. Et c’est au moment des soldes que les paradoxes de cette injonction se révèlent le mieux.

Les soldes et autres réductions de prix mettent en évidence le paradoxe intéressant entre notre désir de consommer toujours plus et la volonté de préserver notre environnement face aux problèmes environnementaux et sociaux. Alors entre consommateur et citoyen, faut-il choisir ? Décryptage.

Prix bas et surconsommation : des coûts humains et environnementaux

Ca y est, les soldes d’hiver sont là et se tiendront jusqu’au 8 février 2022. Les secteurs de l’habillement, de l’ameublement ou encore des équipements électroniques sont concernés. Le but ? Assurer l’écoulement plus rapide des stocks. Au-delà des soldes, les marques n’hésitent pas à proposer d’autres rabais aux clients tout au long de l’année : ventes privées, offres exclusives…

Il y a cependant un revers de la médaille : si le prix payé par le consommateur final est bas, c’est soit parce que la marque rogne sur sa marge commerciale, soit parce que cela révèle une pression sur les coûts de fabrication pour proposer des produits à un prix inférieur, soit les deux. Or, la réduction des coûts de fabrication peut se répercuter à la fois sur la main d’oeuvre qui voit son salaire diminuer, mais aussi sur l’environnement à travers l’utilisation de matériaux et de produits moins écologiques pour améliorer la rentabilité par exemple. (Voir notre article sur l’impact environnemental de la mode et de la fast-fashion)

Les soldes et autres rabais ont également un deuxième effet : ils augmentent la consommation. Dans une étude de 2006, le Crédoc (centre de recherche pour l’étude et l’observation des conditions de vie) souligne que les soldes et autres promotions entraînent « une hausse significative des ventes d’un produit au cours de la période de promotion, qui est supérieure à la hausse des ventes qui résulterait d’une baisse durable, équivalente des prix. En effet, la promotion est temporaire et incite donc les consommateurs à stocker ou à acheter plus tôt que prévu, ce qui démultiplie son impact sur les ventes. »

Or, une augmentation de la consommation, c’est autant de matières premières et d’énergie nécessaires pour fabriquer ces produits et les acheminer jusqu’aux points de vente, dans la mesure où nos produits sont désormais conçus aux quatre coins de la planète. Cela pose la question de la compatibilité entre notre système économique et l’écologie.

Le citoyen-consommateur, c’est donc la personne qui est face à ce choix entre consommer pour satisfaire ses envies (et éventuellement ses besoins), poussé par les opérations marketing diverses, ou préserver l’environnement au regard des multiples impacts liés à la production de ses achats. Pour bien comprendre ce paradoxe, tentons de comprendre les mécanismes qui poussent à l’acte d’achat, notamment en période de réduction des prix.

Les promotions vues par la recherche en marketing : entre avantages monétaires et non monétaires, qu’est-ce qui pousse les consommateurs à l’achat ?

« Le prix est particulièrement important pour les consommateurs mais la perception des prix est un phénomène complexe, mettant en jeu de multiples notions, image-prix des enseignes, utilité d’acquisition mais aussi de transaction, prix de référence, donnant lieu à de multiples biais« , souligne Catherine Guillien dans son article Le prix pour les consommmateurs.

Quels mécanismes poussent à l’acte d’achat ? Entre gains financiers et reconnaissance sociale, quels avantages tirent les consommateurs de l’acte d’achat en période de rabais ?

Des avantages monétaires

Pour Christine Gonzales et Michaël Korchia, auteurs de l’étude « Les antécédents et les consequences de l’attitude par rapport aux soldes », les promotions permettent d’acheter moins cher, mais également d’acheter plus (davantage d’articles pour le même prix) ou mieux (des biens de meilleure qualité). Mais pas seulement.

Une reconnaissance sociale

Les deux chercheurs en marketing mettent aussi en avant des avantages non monétaires, en particulier le fait que les promotions permettent au consommateur de « gagner une certaine reconnaissance sociale » en apparaissant comme un « acheteur malin ». « Obtenir un bas prix ou une promotion se traduit par une certaine fierté, un sentiment d’intelligence ou de compétence », écrivent-ils.

Le rituel de consommation

Benoit Aubert, auteur de l’article « Black Friday, beautiful day ? » note que l’événement est connoté, notamment chez les Américains, comme un rituel de consommation, c’est-à-dire une activité symbolique traduite par un comportement à échéance fixe et appelé à être répété dans le temps. « Le rituel devient alors l’objet déclencheur de l’acte d’achat. Il inclut une dimension personnelle ou collective notamment au travers d’attachements familiaux ou amicaux à cette journée » pointe le chercheur.

La joie liée à l’acte d’achat

Il s’attarde également à montrer la joie pouvant être engendrée par l’acte de consommation en ce jour de shopping particulier, en s’appuyant sur cette étude. Le Black Friday implique selon lui une véritable stratégie de planification en phase pré-achat, marquant une implication forte des consommateurs, qui rechercherent ainsi un retour sur investissement en quelque sorte, en trouvant un produit au tarif avantageux grâce à leurs recherches en amont. L’achat à un prix inférieur à celui indiqué procure ainsi de la joie liée au sentiment d’avoir fait une bonne affaire.

Soldes, Black Friday ou encore ventes privées sous le feu des critiques

Selon une étude de l’Observatoire Société et Consommation publiée en novembre 2021, 79 % des Français s’accordent sur le fait que « le Black Friday est une opération qui pousse à la surconsommation » et 57 % considèrent que le Black Friday les pousse à acheter des produits qui ne correspondent pas tout à fait à leurs besoins.

Une opération comme le Black Friday est largement associée une hyperconsommation. De manière plus générale, ces périodes de baisse des prix sont de plus en plus critiquées. de plus en plus critiquée.

L’un des premiers arguments avancés est celui de l’impact négatif de la concommation excessive sur l’environnement, au regard du contexte d’épuisement des ressources notamment. A cela s’ajoute celui des inégalités sociales. C’est ainsi que plusieurs marques choisissent de ne plus participer à ces événements comme le Black Friday ou les soldes.

Autre raison invoquée : l’esprit de compétition démesuré entre certains individus, prêts à adopter des comportements violents, destructeurs et anti-sociaux pour bénéficier d’une promotion.

Entre économies et surconsommation : le paradoxe du citoyen-consommateur

De plus en plus de consommateurs seraient ainsi pris en tenaille entre leur volonté « d’acheter au moins cher », et donc de chasser les promotions, et celle « d’acheter au prix responsable » selon Boris Descarrega, directeur associé à l’Observatoire Société et Consommation (ObSoCo).

Le sociologue français Robert Rochefort parle du paradoxe du consommateur citoyen pour illustrer le fait que la prise de conscience chez le consommateur des problèmes environnementaux et sociaux se heurte à son désir de consommer.

Dans les faits, il observe que si de manière ponctuelle certains consommateurs vont acheter un produit issu du commerce équitable ou de l’agriculture biologique, la consommation vise surtout à apporter du plaisir et satisfaire ses propres intérêts.

L’évocation de la citoyenneté dans la consommation n’est pas spontanée. C’est même a priori le contraire [car ces] deux notions ne relèvent pas des mêmes schémas mentaux. La consommation est immédiate et de plus en plus égocentrée. La citoyenneté est supposée réfléchie et renvoie à des responsabilités collectives. – Robert Rochefort, Le bon consommateur et le mauvais citoyen (p. 97)

Vers une réconciliation entre citoyen et consommateur ?

Parallèlement, les Français se soucient de plus en plus de la responsabilité des entreprises : 97% se disent prêts à boycotter les produits ou services d’entreprises ayant des pratiques sociales ou environnementales destructrices d’après une étude de 2018. Preuve que dans les représentations mentales, mieux consommer devient un acte citoyen indispensable (voir Les Français sont de plus en plus attentifs à la RSE des grandes entreprises).

Gilda Farrell et Christian Chavagneux se sont intéressés aux conditions d’une consommation responsable au regard du dilemme interne entre consommer et préserver leur environnement. « Peut-on trouver les chemins d’une manière de consommer qui nous laisse la liberté de choix, tout en faisant de nous des citoyens solidaires des autres, responsables de notre environnement, capables de raisonner sur nos vrais besoins de consommation et de tenir compte des conditions dans lesquelles sont produits les biens que nous consommons ? La réponse est positive« , écrivent-ils.

Alors comment favoriser une consommation responsable lorsque l’on est confrontés aux injonctions contradictoires des soldes ?

Déconstruire le lien « consommation-bonheur »

L’enjeu le plus fondamental est peut-être culturel. Le système économique contemporain se construit sur l’idée que le bien-être, le confort, et même le bonheur passent forcément par la consommation. Notre imaginaire collectif associe la réussite à l’achat, et ce alors que les études scientifiques montrent régulièrement que notre bien-être découle bien souvent de réalités non marchandes : le contact avec la nature, le lien social, le temps libre, l’épanouissement personnel et culturel…

Il y a donc un vrai enjeu de déconstruire cette mythologie. C’est ce que proposent par exemple les partisans de la décroissance. Ou encore ceux qui défendent une approche de la transition écologique par la sobriété. Mais ces discours impliquent d’abord de donner à chacun les moyens de répondre à leurs besoins fondamentaux, et de s’inscrire dans une transformation globale de notre système économique, incluant la réduction des inégalités, entre autre.

Prendre en compte le non-marchand dans les choix, voire dans les prix

Une approche moins ambitieuse consisterait à d’abord essayer de prendre en compte les coûts sociaux mais aussi environnementaux du produit, liés à sa fabrication et à son transport, pour orienter le consommateur dans ses choix. Concrètement, les labels et certifications (bio, Fair trade…) s’inscrivent dans cette logique, la fabrication devant notamment répondre à certains critères.

L’intégration des externalités négatives est en plein développement. Mais elle se confronte plusieurs limites :

  • La difficulté d’avoir des informations sur toute la chaine de valeur du produit.
    Les externalités négatives se limitent aux critères pris en compte par chaque label. En l’absence de label, les informations divulguées sur le produit sont soumises à la bonne volonté du fabricant. On a rarement des informations sur l’écart de rémunération entre le patron et ses salariés par exemple, or cela pourrait être un critère de choix pour le consommateur.
  • La nécessité de parier sur la bonne volonté individuelle.
    Rien ne garantit que le consommateur va accepter de payer plus cher un produit pour mieux prendre en compte ses impacts négatifs sur la société. Aujourd’hui, on est plutôt dans une logique de chasse aux coûts.

« L’idée qu’il faudrait acheter plus cher reste difficilement audible par la majorité. Dans nos enquêtes sur le rapport aux prix, l’idée d’acheter au moins cher progresse autant que celle d’acheter au prix responsable ! » – Boris Descarrega, directeur associé à l’ObSoCo

Réduire l’offre des produits non responsables via la législation

Une autre voie propose de réduire l’offre des produits non responsables, en les taxant davantage par exemple. Un système qui reposerait donc sur une régulation forte des modes de production industriels.

Mais pour Gilda Farrell et Christian Chavagneux, les plus pauvres seraient pénalisés par un tel système : « au-delà des produits inutiles et nocifs, comme les véhicules 4×4 de ville, cela pénalise immédiatement les plus pauvres. L’innovation verte en faveur des produits responsables ne peut venir que d’une alliance entre producteurs, détaillants et intervention régulatrice de l’Etat pour « encourager » les comportements vertueux ».

D’un modèle industriel à un modèle « serviciel »

Enfin, passer d’un modèle basé sur l’obsolescence programmée et le renouvellement des produits à un autre qui ne consisterait plus simplement à commercialiser des produits mais plutôt à vendre des « effets utiles » est une piste à explorer.

Boris Descarrega prend l’exemple de l’électroménager pour illustrer cette idée : « plutôt que de vendre une machine à laver, une logique servicielle consisterait à proposer, sous forme d’abonnement, la mise à disposition de la machine à laver, ainsi que l’entretien (et potentiellement toute une gamme de services complémentaires) ».

Les avantages seraient multiples, dont une incitation des industriels à fabriquer des produits plus résistants donc plus durables ou encore la réduction du gaspillage de ressources et de matières premières.

Malgré la prise de conscience quant à la nécessité de consommer responsable, les progrès restent encore très timides. Un important travail d’information et de sensibilisation sur le sujet est nécessaire si l’on souhaite accélérer le passage à l’acte d’achat responsable.

Photo by Harry Cunningham on Unsplash