Comment est partagée la valeur créée par notre système économique, entre le capital et le travail ? Comment évolue le partage de la valeur en France ? On fait le point.

Face à la crise du pouvoir d’achat, la hausse de la pauvreté, des inégalités, la question du partage de la valeur apparaît de plus en plus essentielle.

Notre système économique créé en effet chaque année des quantités considérables de richesse, une valeur ajoutée (VA) gigantesque. Mais qui profite vraiment de cette richesse créée, de la croissance ? La richesse est-elle justement partagée ? Profite-t-elle plus aux travailleurs, ou aux détenteurs du capital, donc les investisseurs, les actionnaires ? Voici les questions essentielles du « partage de la valeur », qui détermine notamment la justice de notre système économique et son efficacité.

Alors en France, comment est partagée la valeur économique ? Comment cette répartition de la valeur a-t-elle évolué au cours des dernières décennies ? Qui, du travail ou du capital est le mieux rémunéré en France ? Retour sur cette question plus complexe qu’il n’y paraît.

Partage de la valeur : les bases pour comprendre

Lorsqu’on parle du partage de la valeur, on fait généralement référence à la répartition des richesses économiques entre d’un côté le travail, et de l’autre, le capital. La rémunération du travail correspond aux salaires et aux revenus des travailleurs, ainsi qu’aux taxes et impôts du travail. Elle correspond à la portion de la richesse qui rémunère le travail et profite (directement ou indirectement) aux travailleurs. La rémunération du capital, elle, correspond à l’argent qui revient aux investisseurs en contrepartie de l’argent qu’ils placent dans les entreprises (les dividendes, les intérêts), à l’investissement (pour renouveler ou développer les outils de production), ainsi qu’aux taxes et impôts sur le capital.

En général, les économistes ont montré que le partage de la valeur entre capital et travail est plutôt constant dans les économies mondiales : deux tiers de la VA rémunère le travail (la masse salariale), et un tiers environ rémunère le capital (l’excédent brut d’exploitation). De nombreuses théories économiques ont tenté d’expliquer cette constance, sans vraiment y parvenir : cette répartition « naturelle » serait le résultat des rapports de forces économiques et des évolutions de marché, du progrès technique, des taux d’intérêts, et de nombreux facteurs endogènes et exogènes, réglementations, etc.

Une telle répartition permet, en théorie, de rémunérer les travailleurs pour leurs tâches, de rémunérer les capitalistes pour les infrastructures qu’ils mettent à disposition (usines, technologies), et de continuer à investir pour développer l’activité et produire plus de valeur ajoutée. Sauf que, depuis les années 1980, de nombreux analystes expliquent que le partage de la valeur se déforme, au détriment du travail. Le travail serait donc progressivement moins bien rémunéré, au profit du capital, donc des investissements et des dividendes.

L’évolution du partage de la valeur en France : un calcul complexe

En France notamment, on observerait depuis les années 1970-80 une baisse de la part du travail dans la VA, au profit du capital. Ce qui veut dire, en d’autres termes, que l’on rémunèrerait moins bien les travailleurs, et mieux les actionnaires, les investisseurs ou l’investissement. C’est une tendance qui a pu être observée dans de nombreux pays industrialisés.

Cette tendance a évidemment été discutée, car il y a différentes manières de calculer le partage de la valeur. En fonction des normes comptables utilisées, on peut obtenir des résultats différents : comment évalue-t-on le partage de la valeur pour les travailleurs indépendants ? Quelle période étudie-t-on ? Comment calcule-t-on les revenus immobiliers ? Doit-on considérer la participation, les stock options et les autres formes de rémunérations comme une rémunération du travail ou du capital ? Et comment prend-on en compte les évolutions dans les structures de l’emploi, les évolutions techniques, les chocs externes dans ces calculs ? Autant de questions qui animent les débats économiques au sujet du partage de la valeur. Sachant qu’en plus, on ne dispose pas toujours des statistiques fiables pour effectuer les calculs.

Mais globalement, les études retiennent tantôt une baisse de la part du travail dans la valeur ajoutée, tantôt une stagnation, voire une érosion légère de cette part. Certaines études montrent que dans les années 1970-80, 65 à 70% de la valeur créée rémunérait le travail, contre à peine plus que 60% au début des années 2000. Depuis les années 2000, la part de la rémunération du travail dans la VA aurait été plutôt stable en France, voire en très légère hausse. C’est notamment la conclusion de plusieurs rapports remis au gouvernement depuis la fin des années 2000 (dont le rapport Cotis en 2009), qui parlent pudiquement d’une relative « stabilité » de la part du travail dans la VA depuis les années 1980. On pourrait se contenter de ces chiffres, mais on peut aussi aller plus loin.

La dégradation cachée de la part du travail dans la valeur ajoutée

Le problème, c’est que ces chiffres sous-estiment probablement la réalité de la déformation du partage de la valeur, et masquent certaines transformations économiques inquiétantes, comme le montrait déjà en 2011 un rapport d’information sénatorial sur le pacte social dans l’entreprise.

D’abord, depuis les années 1980, l’économie s’est mondialisée, et cela a des conséquences sur le partage de la valeur ajoutée. Les entreprises, notamment les plus grandes, produisent désormais de la richesse sur plusieurs territoires à la fois. Elles échanges des flux économiques et matériels entre leurs filiales, à travers plusieurs pays et jouent souvent des subtilités de la comptabilité pour délocaliser leurs profits, par exemple. Il est donc plus difficile d’estimer la « valeur ajoutée » produite en France, et cela peut biaiser les calculs. Par exemple : si du travail est rémunéré en France, mais que ce travail produit une valeur qui sera comptabilisée à l’étranger, cela fait artificiellement monter la part du travail par rapport à la valeur ajoutée en France. C’est tout le débat autour de la délocalisation des profits, qui en outre, alimente l’évasion fiscale des entreprises.

L’économie s’est aussi financiarisée : les entreprises ont de plus en plus recours à l’intermédiation financière et bancaire, et l’activité économique se décline désormais en une multitude de catégories d’opérations financières. Or une bonne partie de ces opérations financières ne sont pas considérées comme entrant dans la valeur ajoutée : certains gains en capital, certains revenus financiers courants, les opérations d’intermédiations bancaires qui sont considérées comme des consommations intermédiaires… Là encore, cela fait artificiellement baisser la valeur ajoutée, et modifie donc le ratio. Concrètement, cela veut dire qu’une partie de la richesse produite échappe aux calculs, et reste dans la poche des entreprises, des détenteurs de capitaux, sans être réellement partagée.

La baisse de la rémunération de la majorité des travailleurs dans le partage de la valeur

Par ailleurs, même si la part de la valeur ajoutée allouée au travail était stable, cela ne signifierait pas qu’elle soit équitablement répartie entre les travailleurs. Or, on observe justement en France que la valeur ajoutée captée par le travail va de plus en plus vers les plus riches. La part des revenus du travail captés par les plus riches a ainsi progressivement augmenté depuis les années 1980, selon l‘Observatoire des Inégalités : au début des années 1980, les 1% les plus riches captaient environ 7.5% du revenu national, contre pratiquement 10% à la fin des années 2010. Parallèlement, le revenu des 50% les plus pauvres dans le revenu national a stagné, autour de 22%.

On observe donc une distorsion du partage de la valeur qui s’opère au détriment de la majorité des travailleurs (les moins aisés) au profit d’une minorité (plus aisée, cadres et dirigeants). Si l’on exclut ces hauts revenus des statistiques, on voit d’ailleurs que cela renforce l’érosion de la part du travail dans le partage de la valeur. Autre problème : ces hauts revenus sont aussi ceux qui bénéficient le plus des dispositifs d’intéressement et de participation. Or, ces revenus sont considérés comme une rémunération du travail, alors que conceptuellement, ils pourraient aussi être vus comme un prélèvement sur les résultats de l’entreprise, et donc être considérés comme une rémunération du capital.

En effet, l’intéressement et la participation ne rémunèrent pas stricto sensu un travail, mais un statut, qui fait du salarié un détenteur de capital : le « salarié actionnaire » en quelque sorte. Dans les faits, ces formes de rémunération s’apparentent à une rente, qui, elle aussi est inégalement partagée, selon les données INSEE : 10% des salariés en France (souvent des cadres, les plus riches) se sont ainsi partagés près de 60% des montants d’intéressement et de participation ces dernières années. Et surtout, ces dispositifs sont encore marginaux et concernent assez peu le travailleur moyen.

Expliquer l’érosion de la part du travail dans le partage de la valeur

En résumé, si l’on regarde les chiffres attentivement, on voit que depuis les années 1980, la part de la richesse allouée au travail diminue de manière notable en France. Concrètement, le partage de la valeur se déforme au profit de la rémunération du capital et d’opérations financières, au profit d’une minorité de travailleurs privilégiés, et au détriment du travailleur moyen. Ce qui explique d’ailleurs sans doute en partie la hausse de la précarité et des inégalités.

D’où vient cette évolution ? De nombreux facteurs peuvent expliquer que le système économique rémunère de plus en plus le capital et les plus aisés, et de moins en moins le travail et les plus pauvres. Le progrès technique est ainsi souvent cité par la théorie économique. Si l’économie est de plus en plus « technologique », alors il faut plus de capital (de l’investissement dans les technologies par exemple) pour produire de la richesse, et proportionnellement moins de travail. On remplace donc des ouvriers (souvent moins aisés) par du capital technologique, et on rémunèrera donc mieux ce capital. La rémunération accrue du capital peut donc traduire la multiplication du progrès technique, des brevets, de l’innovation.

Mais les données montrent que ce facteur n’explique pas vraiment l’érosion de la part du travail dans la valeur ajoutée en France. Au contraire même, la France aurait eu tendance, depuis 50 ans, à devenir une économie moins intense en capital. Les industries lourdes, voire de haute technologie, ont été délocalisées au cours de la désindustrialisation des dernières décennies, et c’est au contraire le secteur des services, qui nécessite plus de travail humain, et moins de capital, qui s’est développé.

Un système économique de plus en plus inégalitaire

En fait, cette évolution du partage de la valeur est plutôt le résultat des transformations économiques globales, qui ont produit des systèmes économiques de plus en plus inégalitaires, comme le notent notamment les économistes du CEPII (Centre d’études prospectives et d’informations internationales). Les années 1980 amorcent une phase de dérégulation profonde du système économique, marquée par par la mondialisation et la financiarisation de l’économie (on en a déjà parlé) mais aussi par des réformes fiscales, macro-économiques et financières qui ont globalement favorisé les entreprises, la rémunération du capital, et les revenus des actionnaires.

Par exemple, entre 1980 et 2022, le taux standard de l’impôt sur les sociétés, qui taxe les profits des entreprises a été divisé par deux. Parallèlement, les prélèvements obligatoires et les impôts sur les revenus du travail ont augmenté : CSG, CRDS, cotisations sociales et patronales… On taxe donc moins les profits, et plus les salaires. D’une manière générale, les politiques publiques ont eu tendance à soutenir la compétitivité et la profitabilité des entreprises, sans que cela se traduise, comme le prédisait la théorie du ruissellement, par des bénéfices équivalents pour les travailleurs. Encore dernièrement, des réformes comme le CICE ont permis aux entreprises de bénéficier d’avantages économiques, qui se sont surtout traduits par une hausse des profits.

Parallèlement, l’économie française a connu des évolutions majeures qui ont contribué fragiliser les travailleurs au profit des entreprises, des détenteurs de capitaux. La France n’a pas su construire un vrai dialogue social dans les entreprises, et les réformes successives ont par exemple affaibli les partenaires sociaux comme les syndicats. Le taux de syndicalisation a ainsi été divisé par deux entre les années 1970 et aujourd’hui, passant de près de 20 à moins de 10%. Si l’on ajoute à cela les politiques de flexibilisation du marché du travail, on comprend que les travailleurs ont désormais moins de pouvoir pour négocier leurs rémunérations aujourd’hui.

C’est en tout cas le cas de la majorité des travailleurs les moins aisés. Les politiques d’emploi et les évolutions économiques ont en effet mené à une polarisation des emplois en France. Le développement d’emplois très qualifiés (cadres, professions intellectuelles supérieures) s’est accompagné de la multiplication des emploi non qualifiés (qui passent de 8 à 15% de l’emploi en 40 ans). On a donc deux catégories de travailleurs : ceux, aisés, formés, qualifiés, qui parviennent à négocier des hausses de salaire, de la participation, de l’intéressement, et les autres, dont les revenus stagnent.

Partage de la valeur : le capitalisme financiarisé au service de la hausse des rendements

Face à eux, les entreprises, ont profité de la mondialisation financière pour passer à un modèle de capitalisme actionnarial financiarisé. Leur objectif : maximiser les profits, pour rémunérer les actionnaires sous forme de dividendes, ou de rachats d’actions, voire pour investir. Or, pour maximiser ces profits, il faut minimiser notamment les coûts du travail, c’est-à-dire contenir au maximum la hausse des salaires. ce qui est relativement aisé face à des salariés frappés par un chômage en hausse, et peu syndiqués. Il peut s’agir aussi de diminuer la masse salariale grâce à des licenciements ciblés. On remplace alors les salariés par des travailleurs moins chers, des indépendants, on augmente la pression sur les travailleurs, ou on automatise les process. Les chiffres de l’INSEE montrent ainsi que depuis les années 1980, les salaires augmentent très lentement, beaucoup plus lentement que les 30 années précédentes.

Ce type de management par la minimisation des coûts a « l’avantage » de booster la productivité et la profitabilité des entreprises. Et il est pour cela régulièrement célébré par le monde économique : c’est d’ailleurs paraît-il pour cela que certains dirigeants peuvent se prévaloir de rémunération exceptionnelles, pour services rendus à la profitabilité de leur entreprise. Mais en minimisant les coûts du travail, on provoque souvent la dégradation des conditions de travail, et on contribue à déformer durablement le partage de la valeur au détriment des salariés.

D’autre part, les entreprises ont aussi acquis un pouvoir considérable dans nos sociétés. Le désengagement de l’Etat dans de nombreux secteurs, les privatisations, les réglementations avantageuses ont permis aux entreprises d’acquérir des parts de marché, de se développer, de devenir quasi-monopolistiques dans certains secteurs. Les entreprises pèsent donc lourdement sur la démocratie, et utilisent donc ce pouvoir pour maximiser leurs profits, leur rentabilité, leur compétitivité, par tous les moyens : lobbying, « négociation » avec les partenaires sociaux, délocalisation, optimisation fiscale, etc.

Plus de profits, de dividendes, moins d’investissement et de rémunération des bas salaires

On voit les résultats dans l’analyse des chiffres d’Eurostat, qui montrent que la part des profits avant distribution dans la valeur ajoutée avait augmenté de près 19 points en Europe entre 1980 et 2015. On pourrait penser que cette hausse des profits vient alimenter des investissements plus nombreux, pour développer les infrastructures économiques, donc la croissance, l’emploi et in fine la qualité de vie. Mais ce n’est pas ce que l’on observe : les données FIBEN de la Banque de France montrent que depuis la fin des années 1990 jusqu’aux années 2010, c’est plutôt la part des dividendes qui a augmenté dans le partage de la valeur. Le rapport Cotis, remis par le président de l’INSEE au gouvernement en 2009, disait d’ailleurs la même chose : la part des dividendes dans la part des bénéfices bruts augmente.

Les investissements, eux, stagnent, et l’autofinancement des entreprises tend à diminuer. On fait donc plus de profits, mais cela ne se traduit pas par une hausse des investissements productifs. La richesse produite va donc de plus en plus aux actionnaires, sous forme de dividendes. Reste à savoir si cet argent rejoint finalement l’économie réelle d’une manière ou d’une autre : soit sous forme de consommation, soit sous forme d’autres investissements… Ou s’il reste bloqué dans le système financier et dans les mécanismes spéculatifs. Les crises financières à répétition donnent un indice. Quant à la croissance et l’emploi, on sait à quel point ils ont diminué depuis 40 ans, sans parler de la qualité de vie

Que constate-t-on donc ? Que le partage de la valeur se déforme au détriment de la majorité des salariés, et au profit d’une minorité de cadres, de dirigeants, d’actionnaire et d’investisseurs. Des dividendes record, des super-profits, des capitalisation historiques sur les bourses mondiales, des bulles spéculatives ou encore des rémunérations et les fortunes colossales des dirigeants, co-existent avec la stagnation des salaires moyens, la hausse de la précarité des travailleurs, et la hausse des inégalités.

Penser un nouveau partage de la valeur

Du point de vue social, ces évolutions sont dramatiques : les conditions de vie et de travail se dégradent, le mal-être au travail s’étend. Les salariés constatent bien que la richesse créée leur échappe, et le décalage entre les dividendes et les fortunes en hausse d’un côté et les salaires qui stagnent de l’autre provoque de plus en plus de colère. Tout cela alimente la crise du travail, mais plus généralement la crise de nos modèles sociaux et politiques. La défiance généralisée des citoyens envers les institutions économiques et politiques n’est en effet sans doute pas étrangère au sentiment d’injustice sociale et économique qui ne fait que se renforcer, au grès des crises (sociales, économiques, sanitaires ou écologiques). La fracture sociale trouve sa racine, en partie, dans cette déformation progressive et insidieuse du partage de la valeur.

Ce n’est donc pas pour rien si ce sujet du partage de la valeur est au coeur des débats politiques et économiques. Les négociations en cours actuellement entre les entreprises et les partenaires sociaux devraient, idéalement, permettre d’instaurer un nouveau contrat social, un nouveau contrat de répartition des richesses dans l’entreprise, qui rétablirait un équilibre plus bénéfique aux salariés et aux travailleurs, notamment les plus aisés. Mais cela fait des décennies que l’on parle de transformer le partage de la valeur, et quand les défenseurs du statu quo ne torturent pas les chiffres pour nier l’évidence, ils font en général tout pour éviter de s’attaquer à la racine du problème : l’absence de régulation collective du partage des richesses, qui laisse les entreprises faire ce qu’elles veulent de la richesse que nous créons pourtant collectivement.

Photo de Jacques Isner sur Unsplash