Le temps de travail est au coeur d’un débat politique et social intense. Parmi elles, l’idée de travailler moins, mais mieux. Mais est-ce réaliste ? Quels sont les enjeux ? Décryptage.

Le débat sur la réduction du temps de travail en France a de nouveau été mis en lumière lors des élections présidentielles de 2022, mais aussi avec le bouleversement de l’organisation des entreprises en lien avec la crise sanitaire, puis avec les projets de réforme des retraites.

En 2022, le candidat de la France Insoumise Jean Luc Mélenchon proposait une réduction du temps de travail à 32 heures “dans les métiers pénibles ou de nuit, et favoriser leur généralisation par la négociation collective”. Dans une tout autre logique, la candidate Valérie Pécresse pour le parti Les Républicains souhaitait quant à elle mettre fin à la règle des 35 heures de travail par semaine, et permettre de négocier le travail en interne dans chaque entreprise, avec une base fixée à 39 heures. Reposer la question du travail, une “évidence” pour Anne Hidalgo, cette proche de Martine Aubry qui avait porté la semaine des 35 heures. “Il faut reposer la question de comment on partage son temps” avait-elle déclaré l’année passée.

Parmi ces propositions, celles de réduire le temps de travaillent interrogent. Quels sont les effets d’une semaine de 4 jours, ou une journée de 5 heures sur l’activité des entreprises, et sur le bien-être des travailleurs ? Et comment les entreprises qui ont sauté le pas s’organisent-elles ? 

En analysant les arguments en faveur ou en défaveur d’une réduction du temps de travail (ici entendu au sens de travail salarié, nous n’aborderons pas le travail domestique, bénévole ou militant), tentons de voir ce que ce débat révèle sur la place du travail dans nos sociétés et dans nos vies.

L’encadrement de la durée légale du temps de travail

“Le sens de l’histoire, c’est la réduction du temps de travail” déclarait Yannick Jadot, candidat écologiste à l’élection présidentielle de 2022 dans un tweet le 2 février. C’est en effet l’une des évolutions majeures qu’a connu le travail tout au long des XIXe et XXe siècles, qui marquent les débuts de la réduction du temps de travail dans un ensemble de pays développés.

Le travail est devenu central dans les sociétés occidentales à partir des Révolutions Industrielles, et cet enracinement s’est accompagné de nombreux progrès techniques, sociaux et économiques. Grâce à ces progrès, la productivité du travail a nettement augmenté : pour un temps de travail égal voire inférieur, le progrès technique (via les machines notamment) permet de produire davantage. On n’a donc plus « besoin » de travailler autant. Parallèlement, les évolutions politiques et sociales, et les luttes syndicales ont contribué à faire émerger une série de réformes politiques visant à réduire le temps de travail.

On peut citer entre autres la loi du 30 mars 1900 dite “loi Millerand” prévoyant le passage progressif de 12 à 10 heures de travail par jour, pour tous. Le 23 avril 1919, la France passe à la journée de travail de 8 heures soit 48 heures hebdomadaires à l’époque. Cette durée est ensuite réduite à 39 heures en 1982, puis à 35 heures par les lois de 1998 et 2000.

Olivier Marchand et Claude Thélot évaluent dans leur livre Deux siècles de travail en France la baisse historique du temps de travail. Il passe d’un niveau moyen de l’ordre de 3 000 heures de travail en 1831 à 1 630 heures par an en 1995, soit une durée de travail annuelle quasiment divisée par deux.

Ainsi, en France, l’histoire nous montre que la place du travail tend à diminuer. Aujourd’hui encore, la question se pose : faut-il continuer à réduire le temps de travail ? Passons en revue les principaux arguments qui alimentent ce débat.

Réduire le temps de travail, reflet d’un projet de société

Le débat autour de la réduction du temps de travail reflète un projet de société. Car la réduction du temps de travail, qu’elle s’accompagne d’une baisse de salaire ou non, questionne notre rapport au travail, à la productivité, interroge le bien-être de la population dans et en-dehors du travail.

3 questions méritent ici un éclairage : la question du lien entre réduction du temps de travail et diminution du chômage, la question de la productivité au travail et la question du bien-être associé à la réduction du temps de travail.

Travailler moins pour travailler tous ?

La baisse du temps de travail est-elle un moyen de réduire le chômage ? On peut légitimement se poser la question, dans la mesure où certains travailleurs enchaînent les heures supplémentaires tandis que d’autres sont au chômage ou subissent des temps partiels. C’est essentiellement au cours des années 1980 et 1990 que plusieurs pays européens ont cherché par divers moyens à réduire le temps de travail afin de lutter contre le chômage. C’est notamment dans ce contexte qu’ont été votées les lois “Aubry” en France de 1998 et 2000, qui réduisent la durée légale du temps de travail à 35 heures par semaine pour un salarié à temps plein, sans baisse de salaire.

Mais le bilan de cette réforme est contrasté. Le nombre d’emplois créés varie d’une étude à l’autre. En effet, au-delà des différences méthodologiques de chaque étude, il est complexe d’isoler l’effet d’une politique économique dans un contexte macroéconomique complexe. Par exemple, 350 000 emplois ont effectivement été créés ou préservés entre 1998 et 2002. Mais difficile d’affirmer si cela est l’effet du passage aux 35 heures, de la baisse des charges, ou d’une plus grande flexibilité accordée dans l’organisation du temps de travail. Ces mesures ont toutes été prises avec les lois Aubry. 

Une seconde critique, adressée par un certain nombre d’économistes, comme Jean Tirole, est le fait que ces politiques reposent sur l’hypothèse d’une quantité fixe du nombre d’emplois dans l’économie. Or ce n’est pas le cas, les besoins en main d’œuvre évoluent constamment selon la conjoncture économique, les évolutions sociales, etc. Cela répond au principe de la loi de l’offre et de la demande. Plus la demande pour un bien ou service augmente, plus il faudra embaucher pour augmenter la production de ce même bien ou service et ainsi répondre à la demande.

C’est donc sur la base de ces arguments qu’un certain nombre d’économistes réfutent l’idée selon laquelle une réduction du temps de travail permet la création d’emplois, et par conséquent une réduction du niveau de chômage. Mais là encore, difficile de trancher, car le marché du travail n’est pas la simple confrontation d’une offre et d’une demande, isolée des autres enjeux sociaux et économiques. Le chômage résulte de blocages structurels : inadéquation des formations et des compétences, attractivité des métiers, effets de seuil liés aux réglementations, etc. Plusieurs études montrent que si ils sont bien calibrés et accompagnés de dispositifs fiscaux adaptés, des mécanismes de réduction (conjoncturelle ou structurelle) des temps de travail, permettent d’éviter les destructions d’emplois et d’augmenter l’emploi.

Travailler moins pour travailler mieux ?

La réduction du temps de travail soulève une autre interrogation liée à la productivité. Est-il nécessaire de travailler 5 jours par semaine à raison de 7 heures par jour voire davantage pour être efficace ?

L’économiste David Ricardo, dans Des principes de l’économie politique et de l’impôt paru en 1817 a énoncé la théorie des rendements décroissants. La productivité marginale obtenue par l’utilisation d’un facteur supplémentaire de production diminue, toutes choses égales par ailleurs. Il prend l’exemple de la culture des terres. Selon lui, face à l’augmentation démographique, l’exploitation des terres va devoir s’accentuer pour nourrir l’ensemble de la population. De fait, la production augmentera, puisque les terres sont davantage exploitées, mais augmentera de moins en moins rapidement car les terres seront moins fertiles.

On peut tout à fait étendre cette théorie à l’échelle individuelle : on est certainement moins productif au bout de la septième heure de travail qu’à la fin de la deuxième ! Autrement dit, le fait de travailler plus ne nous rend pas forcément plus productifs… Au contraire. Plusieurs études suggèrent en effet que le temps passé en-dehors du travail (en faisant des pauses, en prenant des congés, etc) stimule la productivité et la créativité, et réduit le risque d’erreurs et d’accidents. Les travailleurs seraient davantage motivés et il y aurait moins de turnover ou de situations d’épuisement professionnel.

Travailler moins pour vivre mieux ?

Une dernière question mérite encore d’être éclairée : quid du bien-être au travail ? Travailler moins permettrait-il d’être plus heureux ?

Dans son texte L’Utopie, rédigé en 1516, Thomas More, décrit sa société idéale au sein de laquelle les individus n’exercent que 6 heures par jour de travaux manuels. Il affirme que les inutiles labeurs fatiguent les individus, et que le reste du temps peut ainsi être consacré pour se cultiver l’esprit, développer ses facultés intellectuelles. C’est au travers de cet équilibre qu’il estime que les individus, dans sa société idéale, atteignent le vrai bonheur.

Y a-t-il de quoi trouver là une source d’inspiration pour l’organisation de nos sociétés modernes ?

Si les travailleurs séparent réellement vie professionnelle et vie privée (pas de mails ou appels pro sur son temps “off” par exemple), alors la réduction du temps de travail permet de consacrer le temps libre supplémentaire aux loisirs, à sa vie de famille, ou tout simplement à l’oisiveté.

Et puis, les études tendent à démontrer les effets d’un bon équilibre travail / vie privée sur la santé physique et mentale, et le bien-être en général. Travailler moins, c’est avoir plus de temps pour exercer une activité sportive, ou se préparer des repas équilibrés, comme le suggère cette étude de la National Library of Medicine. Travailler moins, c’est aussi potentiellement moins de stress, pour cette étude de PLOS.

Il existe donc un ensemble de preuves qui incitent à penser que la réduction globale du temps de travail a plutôt des effets économiques et sociaux positifs. Sans compter que, d’autres études ont montré que le temps de travail était corrélé à la dégradation de l’environnement : plus l’on travaille, plus l’on pollue. Mais réduire le temps de travail n’est pas une réforme que l’on peut envisager de façon isolée. C’est une évolution qui met en jeu l’ensemble de notre système social, économique, et même de nos systèmes de valeurs.

La réflexion autour du temps de travail questionne notre modèle social fondé sur la croissance et l’emploi

Les économies modernes sont largement construites autour de l’idée que c’est la croissance, et donc la production, qui permettent le développement économique et social. Dans ce contexte, envisager une réduction du temps de travail, et donc, peut-être à terme une réduction de la croissance, est forcément difficile. Et cela implique de se demander pourquoi l’on travaille, et à quoi sert notre économie.

Pourquoi travaille-t-on ?

Aujourd’hui, l’emploi répond à plusieurs fonctions. Il assure d’abord une sécurité financière : l’emploi nous permet de consommer des biens et services qui nous permettent de vivre, de répondre à nos besoins (besoins primaires mais aussi d’estime, d’épanouissement, etc.). Les moyens financiers que donnent le travail sont ceux qui permettent de jouir de nos loisirs.

La sécurité liée au travail est aussi une sécurité sociale, via ce que l’on appelle la protection sociale. En France, mais aussi en Belgique, en Allemagne ou aux Pays-Bas, les employeurs et salariés s’acquittent de cotisations en vue de fournir aux individus en cas de maladie ou autre un “revenu de remplacement”.

L’emploi, c’est aussi un moyen de socialisation et de construction de notre identité individuelle. Notre travail occupe souvent une part importante dans notre vie. Par conséquent, il a tendance à nous définir. Qui n’a jamais répondu en évoquant sa profession à la question “tu fais quoi dans la vie ?” ?

Baisse du temps de travail : remise en question de la centralité du travail dans nos vies

Si l’on veut travailler moins, il faut donc se demander comment continuer à remplir ces fonctions. C’est ce qui a incité plusieurs auteurs, pour beaucoup partisans de la décroissance, à s’interroger sur une nouvelle organisation du travail. C’est le cas par exemple de Céline Marty dans Travailler moins pour vivre mieux. Selon elle, notre identité ne se résume pas au travail. Elle souhaite une réduction de l’emploi capitaliste au profit du travail sous d’autres formes, notamment la production pour soi-même (bricolage, jardinage, etc). Cela nous permettrait de nous détacher de la rationalité économique productiviste que l’on a intériorisée et que l’on étend à toutes les sphères de la vie, en cherchant en permanence à “rentabiliser notre temps”, même notre temps libre.

Le livre Métamorphoses du travail d’André Gorz est là encore une mine d’informations sur le sujet. Il réfléchit à la société de consommation, et montre comment le travail peut produire davantage de nuisances que d’utilité, notamment en matière environnementale. Il prend l’exemple de l’obsolescence programmée, technique utilisée pour augmenter la demande, donc la production, ce qui aggrave la tension existante sur les ressources nécessaires à la production (matériaux, énergie).
Il parle aussi du travail déconnecté de nos besoins : certains travaillent beaucoup et gagnent beaucoup, mais pour quoi faire ? Pour répondre à quels besoins ? Et si nous n’avions pas vraiment besoin de tout ça ? De ce fait, les individus sont incités à consommer davantage afin de profiter de ce surplus. Il nous invite à retrouver la capacité à déterminer notre norme du “suffisant”, ainsi qu’à produire et consommer moins mais mieux.

David Frayne dans Le refus du travail a choisi quant à lui d’aller sur le terrain pour mener une enquête sociologique auprès de personnes qui ont décidé de faire reculer la place du travail salarié dans leur vie. Il étudie le moment de bascule dans leur parcours, le regard de la société sur eux, et s’interroge sur les perspectives qu’ouvrent ce type de parcours.

On le voit, le débat autour de la réduction du temps de travail mobilise une réflexion bien plus large qui remet profondément en question nos modes de production, de consommation, notre perception du travail.

Voir aussi : Les causes du mal-être au travail

Réduction du temps de travail : applications concrètes et perspectives

Certains acteurs tentent d’ailleurs de s’engouffrer, petit à petit, dans ce monde nouveau qu’ouvre la réduction du temps de travail. Certaines entreprises tentent la semaine de 4 jours, d’autres généralisent les temps partiels. Certains en appellent à une législation sur une nouvelle réduction du temps de travail, plus de 20 ans après les lois Aubry. Et leurs résultats et leurs réflexions peuvent inspirer.

Ces entreprises qui avancent à tâtons sur le chemin de la réduction du temps de travail

Environ une quarantaine d’entreprises françaises ont sauté le pas et pratiquent la semaine de 4 jours, et des expérimentations sont conduites dans plusieurs pays. Le gouvernement espagnol a par exemple lancé en mars 2022 l’expérimentation de la semaine de 32 heures avec maintien des salaires dans 200 entreprises. Les employés de la société française Love Radius, spécialisée dans les porte-bébés, passent quant à eux à 4 jours de travail par semaine durant 4 mois de l’année, de mai à fin août.

La réduction du temps de travail peut prendre différentes formes. Le passage de 35 à 32 heures de travail hebdomadaires pourrait se manifester par exemple sous la forme de la semaine de 4 jours, 1 semaine libre sur 5, 1 week‑end de 4 jours toutes les deux semaines, 1 mois libre sur 5…

Même les plus grandes entreprises semblent s’intéresser au sujet. La multinationale Microsoft a testé la semaine de 4 jours pendant un mois en août 2019 au Japon. Bien que la période d’essai soit courte, 92% des salariés se sont dit satisfaits du dispositif. Le bilan indique également une hausse de la productivité de 40% par rapport à août 2018, ainsi que des économies d’énergie et de papier. Face à ces résultats, l’entreprise envisage de renouveler l’expérience.

Mais pour que ces propositions séduisent le monde de l’entreprise, plusieurs leviers préalables doivent être actionnés, de manière à faire évoluer les mentalités, en particulier sur la culture du présentéisme. Adopter une culture du résultat plutôt que du temps passé à travailler est une piste à développer. En effet, selon une étude menée en 2019 par Glassdoor, 30% des Français pensent qu’il est mal vu de quitter le bureau avant 18 heures. La culture des horaires à rallonge est encore bien présente en France. Comme avec le télétravail il y a encore quelques mois, beaucoup d’employeurs regardent avec circonspection cette idée de la réduction du temps de travail, la jugeant irréaliste, dans un contexte économique qui survalorise encore la concurrence et même la prédation. Mais petit à petit, certains entrepreneurs sortent de leurs zone de confort et s’aventurent doucement sur les chemins d’une réduction du temps de travail, parfois avec beaucoup de succès.

Quelles perspectives pour la réduction du temps de travail en France ?

En France, le débat revient même régulièrement dans l’espace public. Une proposition de loi allant dans ce sens a été déposée à l’Assemblée nationale le 5 avril 2022, par le député Matthieu Orphelin du parti Europe Écologie-Les Verts. Aux côtés d’autres réformes structurelles liées au travail (revenu universel par exemple) ces propositions font le socle d’une gauche politique qui tente de réinventer nos sociétés industrialisées.

Mais les visions s’opposent : du « travailler plus pour gagner plus » de Nicolas Sarkozy en 2007 à la réformes des retraites menées en 2023 par le gouvernement d’Emmanuel Macron, certains voudraient au contraire allonger la durée du travail.

Selon un sondage publié en 2019, 60% des Français se montrent favorables à une semaine de 4 jours. Pour autant, parmi eux, moins de 2 personnes sur 10 (17%) seraient d’accord pour passer à temps partiel avec réduction de salaire. Les 83% restants se disent prêts à travailler davantage sur 4 jours pour avoir une journée de temps libre supplémentaire, sans diminution de salaire.

Quelle que soit l’option choisie, cela révèle une tendance de fond : le souhait d’une plus grande flexibilité dans son temps de travail. Les confinements successifs liés à la crise sanitaire ont mis en lumière la capacité d’adaptation des travailleurs, via le recours massif au télétravail. Si la mise en place de la semaine de 4 jours n’est pas toujours possible selon les secteurs (la question de la faisabilité mériterait d’être plus largement explorée), repenser l’organisation des entreprises et faciliter l’équilibre vie personnelle / vie professionnelle des employés semble dans l’air du temps.