Le monde de la RSE est en pleine transformation. Et plus il avance, plus il faut être rigoureux pour accompagner un changement de modèle profond. Or aujourd’hui, alors que les concepts fourre tout se multiplient, les pratiques et les discours autour de la RSE manquent de cette rigueur. Décryptage avec Patrick d’Humières, expert RSE et management durable.

On doit se réjouir de voir d’années en années les pratiques RSE se préciser, les concepts s’affiner et se profiler un « modèle d’affaire durable »* dont les contours ne sont plus vaseux et purement déclaratifs, comme on les a utilisés allègrement jusqu’ici pour justifier une mondialisation indifférente à ses impacts sociétaux ou dénier les sous-jacents économiques. Pour sûr, la sortie de crise va renforcer cet appel au réalisme.

La RSE avance et se consolide

Preuve en est, « l’affaire Danone » ! Ce n’est pas parce que le débat public est émotionnel et sans boussole qu’il faut se laisser aller à dire tout et son contraire sur les enjeux de société, comme celui qui nous intéresse de « l’économie responsable ». Les moins informés sur Danone ont voulu y voir un rejet actionnarial de la responsabilité, oubliant le vote unanime de l’AG sur la mission proposée par Emmanuel Faber, se gaussant d’une soi-disante contradiction entre rendement et durabilité. Les bons éditoriaux nous ont rappelé sèchement que dans une société cotée et non contrôlée, plus qu’ailleurs, le management ne peut mener très loin un projet où ne se retrouvent pas toutes les parties, notamment des actionnaires qui ne se satisfont pas d’un discours sociétal. Plus que jamais, souhaitons que « le double projet » retrouve son équilibre, car c’est évidemment la bonne direction collective ! 

Ces embardées et il y en aura d’autre, à côté de démarches responsables qui se déroulent bien, nous montrent que l’installation du méta-référentiel des ODD dans les politiques d’entreprises a fait franchir un saut géopolitique à la conception managériale de départ de la RSE, fondée par l’ISO 26000 comme un standard de qualité plus que comme une exigence planétaire. Les ODD appliqués à l’entreprise ont ouvert la voie d’une « économie responsable » qui sera une co-construction publique-privée de la régulation mondiale de l’économie de marché demandée par nos sociétés civiles – ou ne sera pas –.

La prise de position récente de l’UE en faveur d’une nouvelle politique commerciale, intégrant les critères sociaux et environnementaux dans les échanges, impliquant une réforme de l’OMC, dans un jeu qui s’annonce constructif avec les Etats-Unis sur ce point, car clairement anti-chinois, déplace mécaniquement la responsabilité du business. On est passé depuis ce tournant de 2015 de l’approche volontaire ancienne à l’approche collaborative, voire contrainte, comme le laisse pressentir les très nombreux chantiers engagés à Bruxelles pour soutenir la finance durable, élever le niveau de la transparence extra-financière, en standardiser la métrique, notamment en matière climatique (TCFD) et ajouter aux exigences désormais non négociables d’une chaîne de valeur vigilante, une économie circulaire et même une gouvernance plus « durable ».

RSE : il est temps de jouer sérieusement le jeu

Ce basculement très profond entame un nouveau cycle historique qui appelle plusieurs conséquences pour nos entreprises, dont celle de « jouer le jeu » de la discussion collective, sectorielle notamment, de devoir faire de leur performance globale un avantage compétitif, mesurable par les investisseurs mais aussi par les clients et les employés, en termes de preuves et non plus seulement d’engagements bienveillants dont personne n’est dupe ! Les termes se précisent (cf. taxonomie) et la sortie de crise rendra irréversible cette quête de « co-entreprise » ! 

Bref, s’il est une discipline qui doit être authentique, c’est bien la conduite de la responsabilité : si elle se paye de mots, elle risque de se fracasser sur un mur d’incrédulité, déjà assez élevé dans l’opinion publique, dont on ne sortira que la par la loi uniforme et la norme simplificatrice, faute d’avoir sur passer des contrats et des accords. Aller vers la co-entreprise va s’avérer la démarche la plus réaliste face aux défis d’une business qui doit répondre à une demande sociétale très différente du « toujours plus ». Pour illustrer cette exigence de maîtriser ce qui se passe, prenons deux exemples de « concepts toboggan » qui sont utilisés aujourd’hui à tort et à travers et que les professionnels sérieux doivent redresser pour que le travail de fond l’emporte sur les slogans. 

La raison d’être en attente de vrais modèles de contrôles

Le premier concept valise est celui de la raison d’être, tel qu’il est manipulé pour ne rien dire et rien changer ! Attention, à ne pas confondre évidemment avec « la mission » dont la loi a fourni un cadre d’application précis et robuste et qu’une vague d’entreprises intègres mettent en place aujourd’hui , sous le contrôle d’un comité de parties prenantes, avec des objectifs factuels, pour orienter leur gouvernance autour d’objectifs économiques et sociétaux à la fois, transparents. Non, « la bulle raison d’être » est essentiellement celle de ces pages emphatiques et générales, que des gouvernances signent pour la forme sans en tirer la moindre conséquence dans le pilotage de leur stratégie et de ses implications indissociables dans le partage de la valeur.

Alors, on en revient aux fameux projets de communication interne des années 80, autour de conventions médiatiques, suivies aussitôt de plans sociaux et d’attributions d’actions aux dirigeants, qui ont discrédité les discours corporate, alibis de fusions incessantes au service de la valeur actionnariale…Le concept de raison d’être jeté en pâture par la loi Pacte, pour clore le rapport Notat Senart, n’a encore fait l’objet d’aucun cadre régulateur solide qui en fixe l’utilité pour les parties externes et l’implication pour les parties constitutives de l’entreprise ; il reste un objet juridique en friche – mise à part l’excellente critique qu’en a faite Bertrand Valliorgue (notamment dans son ouvrage La Raison d’être de l’entreprise », publié aux Presses universitaires Blaise Pascal, NDLR) et l’appel à le normaliser .

Les organisations d’entreprise et leurs dirigeants émettent à ce sujet des commentaires ironiques et détachés qui en disent long sur la portée qu’ils accordent à cet instrument. Si on veut en finir avec cette facilité narrative qui se retournera contre quelques dirigeants trop lyriques à ce sujet, il faudra que les acteurs de la gouvernance s’engagent sur des modes de contrôle qu’implique une raison d’être et osent aller au cœur du sujet du partage de la valeur qui la justifie en réalité, même si son auteur n’a pas osé le dire, voulant croire naïvement qu’il suffisait qu’en entreprise parle de son contexte pour qu’elle s’en soucie réellement…

Les labels RSE : toujours pas encadrés !

Le deuxième concept ambigu qui fait florès est celui de label dont le milieu économique fait un usage gourmand depuis toujours et qui en matière de RSE consiste tout simplement à faire prendre de vessies pour des lanternes. Les thuriferaires du sujet, à travers des rapports scolaires, ont eu tort de ne pas sanctuariser le label public – issu d’un travail collectif méthodique, sous contrôle de la puissance publique et de tiers experts accrédités (cf. Label ISR, label Acheteur responsable…), qui construit une norme spécifique, indiscutable et utile, comme le sont les normes ISO notamment, grâce à des méthodologies impératives.

En revanche, s’agissant des labels marketing que des privés inventent à leur convenance, qu’ils soient français ou américains, pour faire croire qu’il suffit de répondre à un questionnaire, plus ou moins bien, pour pouvoir se dire « responsable » sur tout ce qui est fait et partout par l’entreprise, en dehors de tout audit, il y a bien une inflation destructrice de confiance. On peut comprendre que des acteurs économiques qui se cherchent, individuels ou sectoriels, trouvent un avantage à déclarer leur engagement pour la planète, mais une somme de bonnes pratiques volontaires n’a jamais permis de prouver la réalité de la durabilité d’une organisation, ce qu’essaient de faire croire ces labels promotionnels pour passer à côté des vraies transformations nécessaires.

Dans une PME, l’adhésion des salariés est beaucoup plus probante qu’une médaille donnée au dirigeant ! Et ce n’est pas parce qu’on multipliera les référentiels, de Good place to Work à B.corp – on est bien dans la culture anglo-saxonne où l’intention prime sur la réalité – qu’on prouvera que plus l’entreprise se développe et plus elle crée de la valeur durable, ce qui reste la seule définition de la durabilité et ce que le reporting normé et piloté par des instances indiscutables, seul permet de vérifier ; comme on s’efforce de le promouvoir en France depuis vingt ans, à juste titre et comme il faudra parvenir à l’installer au plan mondial (cf. offre IFRS).

De la RSE à la durabilité de l’entreprise

Ces deux concepts nous rappellent que plus la RSE est reconnue et plus elle doit être « pensée » ! Concept défensif inventé par les firmes multinationales dans le contexte très critique des premiers Sommets de la Terre, la RSE a été une réaction d’orgueil du business ; mais son peu d’effet sur les changements de modèles et sur les règles de l’économie de marché, défendues en coulisse jusqu’au bout par les mêmes, exprime désormais toute sa limite. A tirer son élasticité comme on le fait aujourd’hui, pour parler de la moindre initiative citoyenne ou « green », on va faire craquer le concept et lui faire rater son évolution, qui ne sera même plus de la Post-RSE (cf. Institut de l’Entreprise), dont personne ne peut dire ce qu’elle apporte de plus pour traiter vraiment les problématiques climatiques, de gestion des ressources, de diminution des inégalités et de bonne gouvernance de firmes dont personne, ni rien, ne contrôle la croissance ! 

Le concept tangible que les professionnels sérieux doivent rallier est bien celui de « durabilité de l’entreprise » – ie Sustainability utilisé dans le monde entier – car il est économiquement et politiquement construit à travers un rapport avec la durabilité de la planète, disposant d’un référentiel et d’un agenda précis à travers les 17 0DD et de critères de mesure, quantifiés, qui sont en voie de devenir consensuels. Se charger de mettre l’entreprise au cœur d’une trajectoire de durabilité, est le vrai métier des « directions du développement durable ou CSO /corporate sustainability officer), qui est bien au-delà de la fonction RSE des années passées et de son contenu ancien à mi-chemin entre l’affichage et la qualité. Il se construit une nouvelle doxa économique salutaire à travers le modèle durable, dont la traduction politique est « l’économie responsable » ; elle tire « le métier du DD » dans une relation exigeante avec la gouvernance pour créer de plus en plus de valeur durable et se faire reconnaître par les parties prenantes qui exerceront leur préférence en conséquence, sur des bases démontrées.. « Don’t tell, prove me », plus que jamais ! 

RSE : le devoir de sérieux et de montée en compétence

Les professionnels dits RSE qui font un effort important pour se former à ce nouveau cadre de la durabilité, comme les salariés motivés pour participer à la transformation des modèles et leur donner une dimension sociétale pertinente et mesurée, connaissent ces évolutions et les favorisent, notamment les femmes et les jeunes générations, très engagées et « sérieuses », qui rejettent les artifices de vocabulaire et les expressions alibis. L’obstacle reste celui de la communauté dirigeante qui n’a pas investie vraiment en compétence sur ce sujet, trop nouveau et trop dérangeant pour elle et qui se contente de déclarations formelles, sans en tirer aucune conséquence, sur les offres auxquelles il faut renoncer désormais, sur les modes de fonctionnement devenues inacceptables et les finalités injustifiées bien souvent, s’agissant de la façon de produire mais surtout de répartir la valeur ! Le texte européen sur la gouvernance durable sera l’heure de vérité de ce rendez vous entre l’Entreprise et la Société pour les années compliquées qui arrivent.

En 2025, on verra se détacher un peloton de firmes « vraiment » durables, très loin devant un groupe de firmes qui le seront peu et d’autres évidemment dans lesquelles les actionnaires ne mettront plus leur épargne si elles veulent faire perdurer l’économie fossile et vendre des services inutiles à fort impact…En attendant que se mette en place « une économie responsable », dans le cadre OMC, portée par l’UE, avec des incitations en termes de marchés publics et de fiscalité, qui concilie compétitivité et durabilité, à l’horizon 2030 probablement, il y aura un grand effort d’investissement à faire, non seulement dans la transformation de modèles, dans la co-construction de règles répondant aux enjeux collectifs mais aussi et surtout en matière de « compétence durable » au niveau des administrateurs d’entreprise, des dirigeants et des fonctions corporate, comme le marketing, le juridique ou les RH, qui sont encore très en retard, alors que les fonctions finance, R&D, production intègrent vite ce nouveau logiciel du 21°siècle qu’est la durabilité. 

Le devoir de sérieux, d’approfondissement, de dialogue ouvert, en commençant par les mots et les concepts utilisés, sont les vertus de la responsabilité qui permettront aux « co-entreprises » de demain d’être effectivement du côté des solutions et non plus des problèmes de durabilité de ce monde. 

Photo par Scott Graham sur Unsplash

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