Publié le 17 octobre 2019
Les enjeux soulevés par le changement climatique n’ont jamais été aussi prégnants. Ils sont étroitement liés à l’énergie – d’origine fossile à 80 % aujourd’hui – qui alimente depuis près de 150 ans le développement économique mondial. Qu’il s’agisse d’atténuer notre impact, de réduire notre dépendance ou de nous adapter aux bouleversements à venir, les répercussions sur l’économie et la société seront d’une ampleur sans précédent. Chacun doit y être préparé, et l’enseignement supérieur a un rôle déterminant à jouer, s’il veut s’en emparer.
Le défi : former les futurs actifs de la société
Les perspectives liées au dérèglement climatique et aux enjeux énergétiques sont à la fois profondément inquiétantes et éminemment complexes. Y faire face exige une population certes sensibilisée, mais aussi informée et formée – notamment en tant que futurs élus, électeurs, parents et professionnels de tous les secteurs (de la santé à l’industrie, en passant par la culture et la fonction publique). Il ne s’agit pas de former uniquement aux métiers dits « verts ». En effet, bien qu’à des degrés divers, tous les métiers sont concernés. Ainsi la compréhension des faits est vitale. Cette importance de l’éducation est d’ailleurs reconnue au niveau national et international.
Une offre largement insuffisante face à une demande croissante
Or, les enjeux climat-énergie sont encore peu enseignés, et a fortiori dans la formation post-bac, qui accueille chaque année 6,5 % de la population « en âge de travailler » (15-64 ans). L’enseignement supérieur doit donc former tous les étudiants aux enjeux climat-énergie.
La demande est forte chez les étudiants et lycéens et leur mobilisation, massive et inédite, appelle à une réponse académique profonde. En effet, s’ils sont capables de dénoncer un manque, ces derniers ne sont que des « lanceurs d’alerte » : ce n’est pas à eux de déterminer la manière de le combler. Or, trop nombreux sont ceux, parmi les acteurs de la communauté pédagogique, qui attendent que la réponse vienne de ces mêmes étudiants.
La demande se manifeste également du côté des employeurs. L’une des quatorze recommandations de l’étude « ZEN 2050 – Imaginer et construire une France neutre en carbone »[1], formulées par des grandes entreprises françaises, demande explicitement que chacun soit formé aux enjeux environnementaux, et plus spécifiquement climatiques, dans le supérieur : il s’agit simplement de comprendre les enjeux de sa future vie professionnelle.
Pourtant, le constat est sans appel : l’offre est largement insuffisante. L’analyse que nous avons menée au Shift Project dans notre rapport « Mobiliser l’enseignement supérieur pour le climat »[2] montre que seules 11 % des formations parmi les plus prestigieuses en France abordent actuellement les enjeux climat-énergie de manière obligatoire. Le nombre de cours par formation, ainsi que leur contenu, sont fortement hétérogènes.
L’hétérogénéité se retrouve également entre les différentes formations. Cette offre est principalement réservée aux futurs ingénieurs et aux étudiants de certains établissements pionniers, le plus souvent sous la forme d’options. Elle devrait pourtant concerner tous les étudiants dans tous les établissements et, bien que de manière différenciée, dans toutes les disciplines.
Le désarroi des établissements
Contrairement à l’éducation nationale, qui obéit à un fonctionnement centralisé et où des programmes définis au niveau national gouvernent les contenus des enseignements, le supérieur en France se caractérise par une multitude d’acteurs répondant à des rapports de force complexes. Les directions d’établissement sont celles qui disposent de la compétence pour faire évoluer le contenu des formations proposées. Cependant, elles sont encore trop rares à s’emparer du sujet, et, sans un cadre incitatif, sans enseignants convaincus et volontaires, et sans moyens pour les accompagner dans cette démarche, leurs possibilités sont limitées.
De plus en plus d’enseignants et dirigeants d’établissements s’emparent des enjeux climat-énergie. Mais ils sont encore trop peu nombreux et n’ont pas toujours une bonne compréhension du rôle qu’ils ont à jouer. En effet, à l’image du ministère de l’Enseignement supérieur, les établissements se préoccupent aujourd’hui essentiellement de l’aspect « campus » de leur transition (patrimoine immobilier, mobilité, déchets…), et non de l’enjeu lié à leur vocation première : former les esprits des futures générations. La question du contenu des cours est un sujet à part entière et primordial, et non annexe, que les pouvoirs publics tardent à assumer comme tel.
Par ailleurs, les directions d’établissement qui souhaitent s’emparer du défi que constitue la révision de leur offre de formation se sentent souvent bien seuls : face à l’ampleur et à la difficulté de la tâche, face au manque de soutien et de valorisation de leurs actions, face à la lenteur du changement et au manque de portage politique du sujet. Ils ont aussi à faire face à des intérêts contradictoires : quand les classements exacerbent l’importance du salaire à la sortie d’école, que les employeurs ont un unique mot d’ordre : « le numérique ! » quand les organismes d’accréditation n’accordent pas d’importance à ce sujet…
Accompagner les enseignants, cheville ouvrière de l’enseignement
De la même manière, de nombreux enseignants sont à l’origine d’initiatives pour intégrer les enjeux climat-énergie dans les formations. Cependant, cette communauté est encore fragmentée, et ne se reconnaît pas comme telle. Il est nécessaire de les accompagner et d’initier une réflexion pédagogique pour déterminer la meilleure façon d’enseigner les enjeux climat-énergie.
Il existe aujourd’hui un réel besoin de mise en relation des acteurs déjà volontaires afin de mutualiser l’effort, et de multiplier les enseignements. Pour y répondre, outil permettant le partage de ressources pédagogiques et d’expérience entre les parties prenantes déjà mobilisée devrait être créé. The Shift Project propose par ailleurs un « Appel – Pour former tous les étudiants du supérieur aux enjeux climatiques et écologiques » à la signature, afin de donner une voix à cette communauté mobilisée, et porter leur message auprès des autorités compétentes.
Enfin, l’interdisciplinarité, indispensable à l’enseignement des enjeux climatiques, est peu encouragée dans le système universitaire français, caractérisé par un fort cloisonnement disciplinaire. Parmi les obstacles fréquemment cités, on peut par exemple citer les classifications disciplinaires très rigides du Conseil National des Universités, organe en charge de la progression des carrières des enseignants-chercheurs. De même, une importante pression à la publication dans des revues académiques réputées – pour être reconnus par leurs pairs au sein de leur catégorie disciplinaire, et permettre à leur établissement d’être bien positionné dans les classements – est également souvent citée par les enseignants chercheurs. Ces derniers sont ainsi souvent découragés de s’emparer de sujets de recherche interdisciplinaires, et fortement incités à se consacrer pleinement à leurs activités de recherche, au détriment de leur investissement dans l’enseignement.
Ainsi, une évolution du cadre académique actuel est indispensable pour, pour favoriser l’interdisciplinarité et l’implication des enseignants-chercheurs dans les activités d’enseignement, afin qu’ils puissent s’emparer et enseigner les enjeux de transition climatiques et énergétiques, sans que cela pénalise leurs carrières.
Transformer l’inquiétude en mobilisation générale
À l’issue de plus de 140 entretiens, nous pouvons témoigner qu’une préoccupation intense existe dans la communauté du supérieur : les manifestations de ces derniers mois ne sont que la partie émergée de l’iceberg. Il appartient aux acteurs, dirigeants d’établissements en tête, de transformer le frémissement actuel en mobilisation générale et durable de tout le supérieur. Car c’est bien là un défi à long terme que de former des générations d’étudiants.
Il est urgent d’agir. Nombre de directions et d’enseignants en ont déjà l’envie et y voient un intérêt stratégique – mais pas tous. Le supérieur est capable d’agir à la bonne échelle, à condition de bénéficier des impulsions nécessaires, y compris de la part de l’État. Telle est la principale conclusion de notre étude au sein du think tank The Shift Project : sommes-nous prêts ?
[1] Etude « ZEN 2050 – Imaginer et construire une France neutre en carbone » consultable sur le site d’Entreprises pour l’Environnement <http://www.epe-asso.org/zen-2050-imaginer-et-construire-une-france-neutre-en-carbone-mai-2019/> (consultée le 25/05/2019)
[2] Rapport « Mobiliser l’enseignement supérieur pour le climat » consultable sur le site du Shift Project <https://theshiftproject.org/lavenir-de-la-planete-dans-lenseignement-superieur/>