Alors que le patronat tire à boulets rouges sur la CSRD, que certains n’hésitent pas à qualifier de « fardeau réglementaire », des PME s’engagent volontairement dans ce reporting de durabilité. Si elles ne représentent pas la norme, ces entreprises convaincues et engagées existent néanmoins. Elles voient notamment dans cette démarche une façon de mieux structurer leur stratégie et in fine un atout business. Youmatter est allé à leur rencontre ! 

Elles sont peu nombreuses mais elles existent ! A rebours de la petite musique ambiante sur la lourdeur et l’enfer bureaucratique que peut représenter la CSRD, le reporting de durabilité mis en place par l’Union européenne dans le cadre du Green Deal, certaines PME qui ne sont pas contraintes de se mettre en conformité, s’engagent dans la démarche. Pas par masochisme mais par conviction et stratégie. 

Dans le contexte actuel de remise en question des normes ESG et de difficulté des entreprises, un tel engagement peut paraître étonnant. Mais « ceux qui souhaitent se lancer volontairement sont des entreprises convaincues et ces rétropédalages ne les perturbent finalement pas plus que ça. Certaines y voient même un moyen de dévoiler leur engagement et leur politique RSE, preuves à l’appui, et ainsi, de se démarquer de la concurrence », souligne Marie Hebras, fondatrice de Fletchr un cabinet qui développe des solutions logicielles pour accompagner les entreprises notamment sur la CSRD. 

La CSRD un outil « pour adapter les business models aux enjeux de demain »

C’est le cas de Stéphane Miquel, dirigeant de Qwetch, qui fabrique des gourdes et autres contenants en inox. Début janvier, celui-ci annonçait fièrement sur LinkedIn que sa PME de 30 personnes allait s’engager volontairement dans la CSRD. Sans occulter que celle-ci « fait peur à beaucoup d’entreprises », il y expliquait ne pas y voir une « contrainte supplémentaire, un énième rapport inutile à remplir ou une arme de destruction massive de notre compétitivité face à la concurrence internationale » mais « au contraire, une opportunité pour réfléchir et adapter nos entreprises et nos business models aux enjeux de demain »

Quelques jours plus tard, alors que Stéphane Séjourné annonçait un choc de simplification massive et revenir sur certains types de reporting, le dirigeant en a pourtant profité pour réaffirmer son engagement. « En tant que dirigeant d’entreprise, je comprends les aspirations à la simplification. Mais attention à ne pas jeter le bébé avec l’eau du bain : simplifier à l’extrême les exigences en matière de durabilité, c’est prendre le risque de les remettre en question », prévenait-il de nouveau dans un post avant d’assurer que ces rétropédalages – qu’il considère comme des « épiphénomènes » ne le feraient pas changer de cap. 

Car pour lui, il ne s’agit pas d’une tocade ou d’un nice to have. C’est l’aboutissement d’un processus amorcé depuis plusieurs années, en tant que PME engagée dans la transition écologique, société à mission, certifiée B corp et médaille Or Ecovadis. Tout autant qu’un enjeu business, explique-t-il à Youmatter.  « La CSRD va nous permettre d’embarquer plus largement nos parties prenantes sur les sujets RSE », mais aussi de « repenser nos produits et nos modes de production pour les rendre plus sobres et donc plus résilients », assure-t-il. 

Déjà, les premiers bénéfices se font sentir. « La CSRD nous permet d’identifier des impacts que nous ne connaissions pas et de mieux les comprendre pour agir », nous détaille le dirigeant. Déjà, les premières analyses de risques ont fait émerger la problématique du cuivre qui devrait disparaître de 90% des produits de la marque ou la submersion, dans quelques années, du port chinois d’où partent tous ses produits.

S’engager volontairement dans la CSRD, un « challenge »

Chez Data Major, une entreprise de conseil et de pilotage de la donnée de 60 personnes, c’est aussi l’envie de mieux comprendre ce par quoi passaient certains de leurs clients soumis à la CSRD qui les a incités à s’engager. Un « challenge » qui les amène même à travailler sur la CSRD « classique » et pas seulement sur les normes volontaires : « Nous avons envie de ne rien laisser passer en creusant le maximum de data points », nous explique Johan Guénon Perrin, Manager Conseil Data.

Une plongée enthousiaste dans la donnée qui peut étonner tant les 1 300 data points possibles de la CSRD ont été érigés par certains comme le « summum de l’absurdité bureaucratique » de ce reporting. Mais chez Data Major, c’est au contraire un atout pour acculturer l’équipe aux enjeux de durabilité, estime Johan Guénon Perrin. « Nous avons déjà fait plusieurs ateliers de sensibilisation aux enjeux climat mais la data, c’est un moyen de les intéresser à l’écologie et à l’ESG de manière très opérationnelle, en l’intégrant au cœur de leur métier », nous explique-t-il. 

Enfin, c’est aussi un atout pour la communication, souligne-t-il. « Nous faisons très attention à ce que nous mettons en avant pour ne pas verser dans le greenwashing. Avec les données normées et vérifiées de la CSRD, cela nous met plus en confiance pour communiquer sur nos engagements auprès de nos parties prenantes », estime-t-il. 

Une task force pour PME engagées 

Comme les dirigeants Qwetch ou Data Major, plusieurs patrons de PME se sont mis en tête de se plier volontairement à l’exercice. Au Centre des Jeunes Dirigeants (CJD) une task force informelle d’une dizaine d’entrepreneurs s’est mise en action, sous la houlette de Sébastien Langer qui s’y connaît en jungle administrative. Ce dirigeant d’un cabinet de conseil de 18 personnes accompagne en effet les entreprises dans leurs demandes de subventions auprès des autorités publiques. 

Objectif de ce groupe de travail : d’abord mettre en commun les expériences des uns et des autres et échanger autour de celles-ci entre pairs. Mais aussi questionner les parties prenantes (donneurs d’ordres, banques et investisseurs) pour sonder leurs attentes sur la CSRD. Le groupe souhaite aussi mettre en place « une méthodologie pour permettre aux PME de s’engager dans ce reporting de durabilité sans en faire une usine à gaz, avec des tableurs pour réaliser la matrice de double matérialité par exemple », explique Sébastien Langer à Youmatter. Les premiers éléments de la VSME, la norme spécifiquement créée pour les PME volontaires publiée en décembre par l’EFRAG, le Groupe consultatif européen sur l’information financière, va aussi les guider.  

Pour lui aussi, revirement de la Commission ou pas, la démarche s’impose : « en tant que dirigeant, notre travail c’est de regarder la réalité des choses et d’anticiper le monde tel qu’il est, indépendamment des atermoiements politiques », souligne le dirigeant du cabinet Istrium qui est aussi engagé dans le collectif Dirigeants responsables. Dans ce cadre, la CSRD est un « outil de pilotage supplémentaire pour équilibrer le financier et l’extra-financier », dont il n’a aucune envie de se priver. Et la double matérialité* (financière et d’impact),« essentielle ».

Prendre le temps d’expérimenter et d’affiner

C’est aussi l’avis de Jérôme Rebiscoul, expert comptable, commissaire aux comptes et président de la Commission Durabilité de la CRCC de Versailles et du Centre. Celui qui est aussi Organisme tiers indépendant (OTI) pour la CSRD voit dans la démarche de ces PME, une initiative de bon sens. « Ces entreprises, souvent déjà très engagées via les certifications et la qualité de société à mission, sont des précurseurs. Mais toutes les entreprises, directement concernées ou non, devront y aller car c’est une question stratégique. Passé la lecture des 600 pages de la directive, il fait surtout en retenir l’esprit et la possibilité de rendre comparable les informations à l’échelle du continent. A terme, cela constituera un formidable outil de compétitivité et d’attractivité pour les écosystèmes européens »

En prenant de l’avance, ces entreprises innovantes peuvent aussi prendre le luxe d’expérimenter et d’affiner leur reporting en toute tranquillité. Plusieurs des PME interrogées ont reconnu que leur premier essai serait certainement imparfait et peut-être seulement réservé à l’interne pour permettre des retours d’expérience. Toutes en profitent aussi pour innover sur les données ESG comme Qwetch, qui va en profiter pour travailler sur un budget carbone sur l’exercice 2024 avec pour objectif de fixer un prix interne du carbone. 

Une façon d’appréhender la réglementation que soutient Jérôme Rebiscoul : « Qu’importe si pour le premier exercice, les indicateurs ne sont pas absolument parfaits, ce qui est intéressant, c’est d’engager l’entreprise dans la démarche et de déterminer les objectifs et des trajectoires », précise-t-il. « Beaucoup d’indicateurs peuvent être réalisés à partir de données comptables et sociale de l’entreprise. Les données sources sont des informations fiables et auditables qui reposent sur un système robuste. Cette démarche pragmatique permet de sortir des indicateurs intéressants pour un coût et des délai raisonnables », assure-t-il. 

L’important, c’est de mettre un pied à l’étrier dans cette nouvelle comptabilité d’entreprise qui vise la performance globale et non seulement financière. Et tous les dirigeants et experts interrogés en sont persuadés : si le contexte du backlash favorise, un temps, les entreprises les plus récalcitrantes, le vent tournera. 

En résumé : pourquoi et comment s’engager volontairement dans la CSRD ? 

Les raisons avancées par les dirigeants
– avoir un outil de pilotage supplémentaire pour équilibrer le financier et l’extra-financier
– réfléchir et adapter les entreprises et business models aux enjeux de demain
– mesurer et améliorer l’impact des produits et activités (positifs comme négatifs)
– identifier et anticiper les risques environnementaux et sociaux impactant le business
– identifier des opportunités business, renforcer son positionnement concurrentiel
– donner des gages de son engagements et des preuves d’efficacités à ses clients, actionnaires ou financeurs

Les difficultés :
– la collecte, la gestion et la gouvernance des données. Même si une PME n’aura jamais à gérer autant de data points qu’une grande entreprise, elle peut avoir à suivre plus d’une centaine d’indicateurs
– convaincre en interne, les collaborateurs et le comité de direction
– le manque de structuration et de moyens humains, notamment quand il n’existe pas de direction RSE en tant que telle.

Les conseils du Commissaire aux Comptes :

– Engager une réflexion stratégique autour de la dimension ESG
– Intégrer les aspirations des parties prenantes
– faire l’inventaire de ce qui est déjà réalisé en interne
– analyser ce qui entre dans le cadre de la CSRD et tenter de s’y conformer afin d’utiliser dès le début le bon référentiel
– pour les PME qui n’ont pas forcément tous les indicateurs à disposition, s’appuyer sur ses données comptables et sociales dans un premier temps avec des outils de conversion comme les données statistiques de l’Ademe. Exemple : les frais de carburant peuvent être convertis en émissions de CO2.
– inscrire la démarche dans le temps long avec un processus d’amélioration continue : le premier jet ne sera pas parfait…et ce n’est pas grave ! 
– se faire accompagner, notamment par son expert comptable ou commissaire aux comptes. 5 000 ont été formés aux enjeux de durabilité, dont la CSRD.

Illustration : Canva

*la double matérialité demande à l’entreprise d’évaluer et de rendre compte à la fois les impacts la société et de l’environnement sur la performance financière de leur entreprise mais également de l’impact de leurs propres activités sur la société et l’environnement.