Depuis plusieurs mois, la réglementation européenne sur le reporting de durabilité (CSRD) est l’objet d’une bataille de lobbying de la part du patronat pour revoir ses modalités d’application. A l’heure où la nouvelle Commission européenne va enfin prendre ses fonctions, on revient sur les grands enjeux de cette remise en question d’une réglementation phare du Green Deal avec Bertrand Desmier, senior advisor chez Tennaxia et expert du reporting de durabilité et Martin Richer, directeur de l’executive master Trajectoires Dirigeants de Sciences Po et responsable du pôle entreprises, travail et emploi de Terra Nova. Ils sont les auteurs de la note de Terra Nova « le déploiement de la CSRD : pour un changement de posture plutôt qu’un moratoire ». Entretien.

Youmatter. La CSRD est au cœur d’une bataille de lobbying depuis plusieurs mois, au sujet de son application. Comment expliquez-vous ces attaques, notamment du patronat ? 

Bertrand Desmier. On voit depuis le début que cette directive n’est pas prise par le bon bout : on la prend par celui du reporting, or c’est un terme éminemment repoussoir pour tout manager et dirigeant. Celles et ceux qui se sont empressés de l’ancrer sur cet aspect ont volontairement occulté ce pour quoi elle est faite, c’est-à-dire embarquer les entreprises dans le Green Deal pour flécher les investissements responsables et transformer l’économie. 

Sans dire que la CSRD est parfaite, elle est présentée presque seulement comme chronophage, onéreuse et finalement inutile. Cette antienne que l’on entend depuis des années, sur la sur-réglementation, la perte de compétitivité, n’a pas de sens. Ce sont de mauvais arguments car personne ne parle de « délire bureaucratique » quand il s’agit des bilans financiers ! Et c’est faire fi de ce qui se pratique ailleurs, notamment en Chine où trois bourses ont décidé d’aller vers la double matérialité.

Martin Richer.  Pour compléter, la CSRD, ce n’est pas du reporting mais une réflexion stratégique sur la durabilité et sur l’intégration de cette durabilité dans son modèle d’affaires, dans son suivi de gestion, dans son modèle de management. Comme le dit très justement Bertrand, c’est une faute originelle de la Commission européenne ou de l’EFRAG que d’avoir choisi le R de reporting plutôt le T de transformation (CSTD). 

Deuxièmement, le débat continue avec des arguments fallacieux, notamment sur les 1178 data points, qui est un maximum théorique que personne n’atteindra jamais au regard du principe de matérialité. La France a une longue histoire du reporting de durabilité (depuis la loi NRE de 2001) et à chaque fois, il semble y avoir opposition de principe de la part des organisations patronales, quelque soit la solution technique retenue. Avant c’était contre une liste unique d’indicateurs, maintenant c’est contre des indicateurs multiples qui permettent de s’adapter aux secteurs et entreprises…Les organisations patronales au premier rang desquelles le Medef, devraient pourtant être les premiers défenseurs de ce principe de matérialité qui va permettre de sélectionner, réduire et prioriser les data points et indicateurs. 

Le troisième point qui n’est jamais, mais alors au grand jamais, mis en avant dans le débat par ces organisations, c’est la question de la souveraineté européenne. Nous faisons comme si nous avions le choix entre la CSRD ou rien, mais tout le monde sait que si ce n’est pas la CSRD et les ESRS, alors ce sont les normes américaines (ISSB) qui s’imposeront (ex : le Brésil a choisi de s’aligner sur ces dernières). Or celles-ci ne fonctionnent que sur une matérialité financière et reflètent à ce titre une idéologie qui est la primauté actionnariale. Dans ce cadre, les utilisateurs du rapport de durabilité, ce sont d’abord et avant tout les investisseurs.

Avec la CSRD, l’Europe a pris le contre-pied de cela en mettant toutes les parties prenantes à égalité théorique. C’est ce qui est sous-tendu par le principe de double matérialité qui traite non seulement des impacts financiers des enjeux environnementaux et sociaux sur l’entreprise mais aussi de l’impact environnemental et social des activités de cette dernière sur la planète et les hommes. 

Aujourd’hui, l’Europe est en capacité d’imposer ses normes au reste du monde. Mais si la Commission émet un message négatif vis-à-vis de ses propres normes, elle se déshabille dans cette bagarre de normes au niveau mondial et elle donne le point aux normes américaines…

Bertrand Desmier (à gauche) et Martin Richer (à droite)

Ce qui se joue est donc bien plus large que la seule réglementation CSRD…

Bertrand Desmier. Oui en réalité ce qui se joue c’est le rejet de la double matérialité et derrière la façon de prendre en compte l’impact des entreprises sur la société. Car si les analyses sont correctement faites, elles vont mettre en lumière des aspects qui sont occultés depuis des années, et qui le resteront par tous les pays et toutes les entreprises qui s’inscriront dans la seule matérialité. L’analyse de double matérialité actée par la CSRD est un instrument hautement stratégique qui leur permettrait d’avoir une License to Operate, de s’inscrire pleinement dans la durabilité, plus que dans le risque management. Or il me semble que nous occultons volontairement cela. 

Ce que vous dites finalement c’est que derrière ce rejet, c’est peut-être la peur d’une partie du business de devoir transformer en profondeur l’économie et les entreprises qui se joue ?

Bertrand Desmier. Oui, on a l’impression que tout ceci fait peur parce que l’on ne voit que les coûts et absolument pas les leviers d’innovation et de développement que ça génère.

Martin Richer. Le fait que cela se cristallise sur la CSRD est d’autant plus étrange que la CSRD est en réalité une approche extrêmement libérale, au sens politique du terme, puisqu’elle incite l’entreprise à améliorer la transparence dans une logique de concurrence pure et parfaite du marché, où l’information doit être partagée. Mais contrairement à ce que certains adversaires de la CSRD disent, elle ne les oblige pas à se comporter de « façon politiquement correcte » : elle n’oblige à rien si ce n’est à être transparent. 

Pour en savoir + : Le patronat européen demande une simplification de la CSRD

Ces arguments sont cependant entendus par la France, avec l’idée d’un moratoire qui s’est transformé en une réflexion sur une potentielle « refonte » sur les seuils et indicateurs et par la présidente de la Commission européenne qui parle aujourd’hui d’une possible législation « omnibus » pour revoir des points de la CSRD mais aussi d’autres législations connexes comme le devoir de vigilance (CS3D) et la taxonomie verte. Que pensez-vous de ces propositions ?

Bertrand Desmier. Le risque, c’est d’avoir une CSRD à plusieurs vitesses. En fin de compte, on donne la prime aux procrastinateurs, aux plus rétifs à la transformation écologique et sociale. Car aujourd’hui, celles qui vont rendre compte sur l’année fiscale 2025 sont déjà sur les rails. Selon une étude menée par Tennaxia, plus de 70% des répondants disent avoir déjà engagé leur analyse de double matérialité sur 2024. Mais que vont faire les entreprises soumises à la CSRD sur l’exercice 2025 et qui, elles, n’ont pas encore fait leur analyse de double matérialité? Si on leur dit qu’elles vont pouvoir s’aligner sur la version destinées aux PME qui n’intègre pas la double matérialité, elle risque d’aller vers le moins disant, en occultant l’essentiel. Ce que l’on voulait au début, c’était donner de la cohérence, de la transparence, permettre la comparabilité. Si l’on va dans cette voie, on y arrivera pas. 

Martin Richer. Pour le moment, nous ne sommes que sur des hypothèses. Mais celle qui semble tenir la corde aujourd’hui au niveau européen, c’est effectivement celle de l’omnibus. Selon ma définition, il s’agit d’ « un véhicule très lent qui rejette beaucoup de déjections animales sur le pavé et de CO2 dans l’atmosphère et qui s’arrête à toutes les stations, c’est-à-dire à tous points de lobbying »…Or, au niveau du lobbying en réalité, nous n’avons encore rien vu car jusqu’à présent la nouvelle commission n’avait pas été mise en place. Le Parlement issu des élections de juin a désormais validé les commissaires et le travail va véritablement commencer début décembre. J’ai hâte d’entendre M. Valdis Dombrovskis, le commissaire européen à la simplification, car c’est lui qui va avoir la tâche de proposer quelque chose concrètement. 

Dans la stratégie de l’Omnibus, il y a une première possibilité soutenue par le patronat français, allemand et italien, qui est de diminuer le nombre des informations requises, ce qui n’a aucun sens puisque ce n’est pas la directive qui fixe le nombre d’informations mais la mise en oeuvre de l’analyse de matérialité par chaque entreprise. La deuxième hypothèse, c’est le relèvement des seuils. Or, ce n’est pas très sérieux car la Commission européenne a déjà répondu favorablement à des demandes des organisations patronales en décembre 2023, où ils ont redéfini tous les seuils. Une autre piste pourrait aussi être de créer une nouvelle catégorie d’entreprises, aux alentours de 250-350 salariés avec des obligations très allégées. C’est une porte de sortie qui semble avoir les faveurs de plusieurs organisations selon mes sources au Parlement européen. 

Pour en savoir + : Vers un moratoire pour la CSRD ?

Vous parlez aussi d’une troisième hypothèse qui, en France, serait de réduire les sanctions…

Martin Richer. En France, nous avons déjà transposé la directive. Or, comme la France s’y était engagée auprès du Medef, il n’y a pas eu de surtransposition (contrairement à ce que nous avions fait lors de la précédente législation NFRD). La seule chose qui est aux mains des États, mais qui est quand même redoutablement efficace, ce sont les sanctions. En France, nous avons pris une approche extrêmement raisonnable et sensée en mettant le rapport de durabilité au même niveau que le rapport de gestion, avec donc les mêmes sanctions en cas de manquements. Cela va jusqu’à des peines de prison pour les dirigeants. 

Une façon de ne pas appliquer ou d’appliquer la CSRD par-dessus la jambe sans avoir à passer par les fourches caudines de l’Europe, serait donc de baisser très significativement les sanctions. C’est en cours, puisqu’il y a eu un vote au Sénat sur la loi de simplification qui élimine les peines de prison pour les dirigeants. Cela ne me choque pas plus que ça, mais ça pourrait éventuellement aller plus loin. Et si l’on dit qu’il n’y a plus de sanctions, des entreprises seront forcément tentées de ne pas trop s’embêter avec la CSRD…

Dans votre note, vous appelez à changer de posture, ce que vous avez exposé au début de l’entretien, mais vous ne vous montrez pas hostiles à des assouplissements, notamment sur l’audit où il risque d’y avoir des abus, si on lit les sous-titres de votre note. 

Martin Richer. Oui, plutôt qu’un moratoire comme proposé initialement par Michel Barnier, nous préconisons plutôt une progressivité dans les attentes vis-à-vis de l’audit. Il y a beaucoup d’auditeurs qui vont jouer le jeu mais d’un autre côté, il y a aussi malheureusement des auditeurs, y compris chez les Big Four, qui poussent la pelote un peu loin et qui font de la surenchère. Certains proposent les services de juniors au prix des seniors, d’autres vont dire qu’il faut analyser tous les indicateurs…Le problème est que les auditeurs sont encore peu expérimentés sur l’extra financier donc ils se sécurisent en mettant la barre très haut. A l’inverse, les OTI, qui connaissent davantage le sujet, représentent encore peu de mandats (14% selon l’étude Tennaxia). C’est dommage car cela aurait diversifié les approches et aurait fait un contrepoids à l’approche financière qui est favorisée par l’audit. 

Pour le changement de posture, que préconisez-vous ? 

Martin Richer. De notre point de vue, il faut que l’État et ses représentants changent d’attitude, en arrêtant de présenter la CSRD comme un instrument administratif, sans valeur ajoutée et qui doit être plus léger possible, voire qui pourrait être éliminé. L’État devrait avoir plus d’allant pour soutenir les entreprises à la manière de ce qu’elle a fait avec le portail RSE qui, avec très peu de moyens, est vraiment très utile pour accompagner les entreprises. On pourrait y mettre aussi un peu plus de moyens dans la traduction des documents officiels de l’EFRAG en français…ou sur une mise en cohérence du corpus de documents que l’on demande aux entreprises car beaucoup se recoupent. L’Etat devrait surtout faire plus de pédagogie en mobilisant les CCI et les secteurs professionnels pour montrer la valeur ajoutée que ça apporte aux entreprises. 

Quant aux entreprises, plutôt que d’avoir quasi systématiquement recours à des cabinets de conseils ou d’embaucher des gens spécifiquement dédiés à la CSRD, elles devraient aussi faire le point sur leurs ressources internes et en profiter pour proposer une évolution professionnelle aux collaborateurs des services comptables et financiers, qui sont confrontés à une évolution fondamentale de leur métier avec cette réglementation, couplée avec la montée en puissance de l’IA. 

Beaucoup d’entreprises engagées dans la transition écologique et sociale sont convaincues par ces arguments mais comment porter cette voix dans les entreprises plus classiques ? 

Bertrand Desmier. C’est assez compliqué car effectivement jusque là les principaux défenseurs de la CSRD sont des consultants, des professeurs d’université, de business school, d’école d’ingénieurs et des mouvements de dirigeants engagés type CJD ou Mouvement Impact France, donc ça reste un petit milieu. Il y a une expression populaire qui dit qu’« on ne fait pas boire un âne qui n’a pas soif »…Il faut donc donner envie aux dirigeants en axant notre discours sur l’aspect stratégique de la CSRD. 

A Produrable, la responsable RSE d’une entreprise de 6 000 collaborateurs pour un milliard d’euros de chiffre d’affaires expliquait que la posture de la direction générale avait tout de suite été : « Ok, on y va. On va faire en sorte que cette CSRD nous aide à transformer notre modèle d’affaires, à être plus résilient. C’est une opportunité que l’on veut saisir. » Et c’est toute la gouvernance de l’entreprise qui a été orientée en ce sens. C’est cela que l’on veut. Avec la DPEF, la gouvernance n’était pas impliquée, avec la CSRD si. Il faut saisir cette chance. C’est par là que l’on arrivera à ancrer l’esprit de la loi dans les entreprises, c’est-à-dire mettre au même niveau la performance financière et « extra financière » des entreprises. 

Martin Richer. J’ai l’impression de revivre un peu la  transposition de la NFRD en droit français (2017) qui est devenue par la suite la DPEF (à laquelle va succéder la CSRD, ndlr). Au début, les entreprises y allaient à reculons et aujourd’hui elles y ont pris goût notamment car la démarche d’analyse de matérialité leur a permis de mieux identifier des risques, des opportunités. Une entreprise avec laquelle j’ai travaillé a découvert l’importance des enjeux de biodiversité de cette manière. Je pense qu’on va vivre la même chose avec la CSRD. Il faudra deux ou trois ans pour que ça s’installe.

Pour en savoir + : CSRD : les entreprises en ordre dispersé

Derrière la CSRD, il y a aussi une autre réglementation qui semble visée, peut-être même encore davantage, c’est celle du droit de vigilance européen (CS3D) adoptée cette année après avoir été largement rabotée. 

Martin Richer. Oui à l’évidence la CS3D est le gros gibier. La CSRD n’est que du menu fretin (voire un leurre ?). Comme elle n’est pas encore transposée par les Etats membres, il y a des marges de manœuvre. Celle-ci a déjà subi trois ou quatre coups de rabot et le nombre d’entreprises qui y sont soumises est désormais minime. On peut continuer à raboter ad vitam aeternam, mais à force de dévitaliser on va la tuer. Personnellement, je crois que le législateur n’a pas joué son rôle pour sécuriser les dirigeants sur la CS3D. Ce qui gêne ces derniers, c’est le risque pénal. Et il y a effectivement un risque d’entrer dans un cercle vicieux, où la directive, au lieu d’être utilisée dans son esprit qui est de pousser les entreprises à s’améliorer, servirait à les attaquer juridiquement parce qu’elles se seraient mises à découvert en étant « honnêtes » ou « transparentes » sur les risques environnementaux ou sociaux dans leur plan de vigilance. L’État, mais aussi les juristes et comptables, devraient émettre un signal fort là-dessus pour réaffirmer à quoi sert la CS3D et sécuriser tout le monde. 

Bertrand Desmier. On peut imaginer que la CSRD, en fin de compte, est l’arbre qui cache une forêt que les entreprises ne sont pas encore prêtes à explorer car la CS3D sera effectivement plus invasive encore que la CSRD. Mais là encore on ne veut pas voir les effets bénéfiques.Travailler sur la transparence et la diminution des risques avec sa chaîne d’approvisionnement, ce n’est pas qu’un frein, du temps et de l’argent, c’est aussi de nombreux bénéfices pour l’ensemble des parties. 

Pour en savoir + : Que prévoit le devoir de vigilance européen ?

Au fond, on en revient un peu au même débat depuis 20 ans, où l’on voit les questions de RSE au sens large comme des objectifs moraux ou éthiques et non comme des objectifs économiques qui servent à la stratégie de l’entreprise et à sa résilience dans un monde en mutation, où il va falloir changer les pratiques….

Bertrand Desmier. C’est exactement cela. Le problème est que la RSE a très vite été vécue comme une opportunité d’image, de réputation et a très vite été décorrélée du quotidien de l’entreprise. Pas assumée, pas incarnée, elle est souvent très peu intégrée dans la stratégie et très rarement pilotée. Ce n’est pas un hasard si la CSRD ne parle finalement pas de RSE mais de durabilité. La différence entre les deux, c’est que là finalement, on est sur une responsabilité sociétale d’entreprise qui est assumée par la gouvernance, qui doit être incarnée par les lignes de management, qui doit être intégrée dans la stratégie et qui doit être pilotée. C’est complètement nouveau. Même s’ il y a des entreprises pionnières qui le font depuis longtemps, l’idée de la CSRD est que cela devienne (enfin) la norme. 

Illustration : Canva