6 -et bientôt 7- des limites planétaires sont aujourd’hui dépassées. En cause : nos activités économiques. Pour changer la donne, les entreprises doivent « redéfinir leur relation avec la planète » et sortir de la « simple extraction des ressources du monde naturel », selon le Stockholm Resilience Center. Utopique ? Non, « beaucoup peut être fait (et dans certains secteurs et juridictions, c’est déjà le cas) », assure le centre de recherche dans un rapport. Voici quelques pistes. 

Envisager les futurs possibles

Il n’y aura pas de business as usual si on dépasse les limites planétaires. Dans un monde où les risques physiques liés à la dégradation de l’environnement et des ressources naturelles vont de plus en plus affecter les entreprises mais sans que l’on n’en connaissent précisément les conséquences, impossible donc d’élaborer une stratégie crédible sans travailler sur des scénarios prospectifs qui n’intègrent pas les projections scientifiques (voir l’impact de l’effondrement de la biodiversité sur les entreprises européennes ou des risques climatiques). Plusieurs institutions comme l’Ademe, RTE et autres ont ainsi travaillé sur des scénarios de transition, notamment énergétiques, en se basant sur ceux du GIEC. Mais il manque encore des scénarios économiques opérationnels pour les entreprises. 

Dans le cadre de la chaire Stratégie en anthropocène, Carbone 4 et l’EM Lyon, avec plusieurs partenaires comme l’AFD, le Cirad, Strate, et plusieurs grandes entreprises bêta testeuses (Bouygues, BNPParibas, LVMH…) ont donc lancé la IF Initiative. Ce projet de recherche appliquée interdisciplinaire se base sur des scénarios à +1,5°C, +2°C ou +3°C, impliquant différents choix de modes de vie et de production, avec leurs conséquences sur une centaine d’activités économiques. Objectif : identifier les plans d’action à soutenabilité forte (où le capital naturel n’est pas substituable par un autre type de capital, par exemple financier) possibles pour les entreprises en leur donnant à voir les futurs possibles. Par exemple, quels seraient les risques pesant sur l’activité d’une entreprise de location de voiture dont une grande partie du chiffre d’affaires est lié aux aéroports dans un monde à +3°C ? A quoi ressemblera la mobilité ? Et si celle-ci veut s’inscrire dans un objectif de limitation du réchauffement à +1,5°C, quelles sont les transformations à opérer en termes de type de motorisation des véhicules, de taux d’occupation, de localisation des sites de location…À quoi doit-elle renoncer dès maintenant, dans quelques années ? Que doit-elle inventer en termes de nouveaux usages ? 

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Prendre en compte le Nexus

Jusqu’à présent, les stratégies environnementales des entreprises se sont clairement focalisées sur la décarbonation. C’est bien mais comme l’a encore montré le récent rapport de l’IPBES « Nexus », tout est lié : impossible de ne pas prendre en compte les questions de bioidversité, de gestion de l’eau, de santé, de pollution…pour mettre en place des actions de protection de l’environnement réellement efficaces. « Une focalisation étroite sur les gaz à effet de serre peut donc donner lieu à des perceptions trompeuses des progrès accomplis et à une élaboration inadéquate des politiques. Elle conduira également à sous-estimer les risques que représentent pour les entreprises et la société la dégradation des écosystèmes et la perte d’accès aux biens et services dont elles dépendent », souligne ainsi le Stockholm Resilience center dans son rapport Doing Business within Planetary Boundaries. Pour Carbone 4, pour aligner le modèle d’affaires sur les limites planétaires, il est ainsi important de travailler en premier lieu sur des modélisations de l’empreinte biophysique de nos activités économiques et de leurs interactions avec le système Terre. 

Par ailleurs, pour comprendre leur impact sur l’environnement et élaborer des stratégies efficaces, les entreprises doivent tenir compte des conditions spécifiques et des limites écologiques de chaque lieu où elles exercent leurs activités. De fait, si un atome de carbone a le même effet sur le climat, quel que soit l’endroit où il est libéré dans l’atmosphère, le stress hydrique, de changement d’affectation des sols et les incidences sur la biodiversité et les services écosystémiques, sont eux liés à des territoires particuliers. Le même volume d’extraction d’eau souterraine peut ainsi être durable dans une région, mais catastrophique dans une autre. C’est notamment pour cela que Carbone 4 qui travaille sur des scénarios destinés à permettre aux entreprises d’élaborer des plans d’actions respectueux des limites planétaires veut « régionaliser » ces derniers.

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Repenser le modèle d’affaires, abandonner la croissance volumique 

Aujourd’hui les entreprises françaises consomment l’équivalent de 3 planètes chaque année selon les calculs de l’agence Goodwill management-Baker Tilly. Et c’est clairement intenable. D’autant que les entreprises les plus engagées ne respectent pas non plus à ce stade les limites planétaires, estime le cabinet sur la base d’un panel de 50 entreprises. C’est donc une transformation profonde des modèles d’affaires qu’il faut opérer. Pour ce faire, l’agence Lucie propose sa « stratégie du Y », une méthode de bifurcation des entreprises pour qu’elles deviennent soutenables, et qui s’appuie là encore sur une étude prospective pour définir de nouvelles cibles et de nouvelles trajectoires. Elle est testée auprès de quelques entreprises (construction, réparation automobile, torrefaction de café…) depuis l’an dernier. « On ne renie pas l’histoire de l’entreprise mais on évalue la part des activités à risque en fonction des facteurs environnementaux, politiques, économiques, sociétaux, technologiques et on explore autre chose, quitte à se tromper, pour la branche d’activité qui doit devenir majoritaire dans le futur. C’est ce qu’on appelle le canal hystérique ! », explique Arnaud Bergéro, directeur général de Goodwill-management, auteur avec Alan et Thimothée Fustec, de la Stratégie du Y (Dandelion, 2024). Dans cette perspective, certaines activités doivent décroître, d’autres non, estime le cabinet qui ne préconise pour autant pas de baisse d’activité en termes de volume pour l’entreprise. 

Pourtant, des premières expériences, certes encore peu nombreuses, montrent que la limitation voire la décroissance des volumes de production « est non seulement réalisable et rentable mais représente aussi un puissant levier de transformation », souligne une étude prospective de la Chambre de commerce de Paris-Île de France sur La sobriété par la décroissance volumique. Elle s’appuie sur des exemples d’entreprises européennes et américaines comme Asket (habillement), Toward (commerce en ligne), Zingerman’s (alimentaire), Vandebron (énergies renouvelables)… qui expérimentent des limitations de gammes ou de produits, des offres intemporelles, du marketing de la modération, la réparabilité ou des modèles de production à la demande. Mais ces entreprises « qui explorent ces voies de sobriété se révèlent souvent anachroniques par rapport aux conditions macro-économiques dominantes » souligne l’étude. De fait « bien souvent, les entreprises ont tendance à substituer quelque chose » au produit ou à l’activité auxquels elles renoncent, y compris en cas de raréfaction voire pénurie de ressources. 

Et si on créait un « crédit d’impôt soutenabilité » pour les entreprises qui mutent et travaillent sur l’innovation frugale ou l’économie de la fonctionnalité par exemple comme le suggère Goodwill management ? 

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Changer le narratif de la performance

Les informations environnementales communiquées par les entreprises « doivent englober un ensemble plus large de dimensions environnementales qui reflètent les limites planétaires et les facteurs connus de dégradation de la nature », insiste le Stockholm resilience center. C’est ce vers quoi tendent les dernières législations sur le reporting de durabilité comme la CSRD européenne (notamment via la double matérialité) mais aussi les cadres volontaires comme la GRI (Global Reporting Initiative)ou la TNFD (Taskforce on Nature-related Financial Disclosures). Mais ils sont à ce stade insuffisants, tranche le Stockholm Resilience Center. 

Pour mieux prendre en compte et rendre compte des « variables essentielles d’impact sur l’environnement » (EEIV) fondées sur la science des neuf frontières planétaires, le Stockholm Resilience Center a ainsi mis au point le score Earth System Impact (ESI). Il se veut « un outil systémique, scientifique et contextuel qui aide les utilisateurs à évaluer l’impact environnemental global de leurs activités locales » (émissions de carbone, l’eau et l’utilisation des sols) en évaluant « simultanément les pressions exercées sur trois frontières planétaires et saisit de manière unique leurs interactions ». Objectif : aider les entreprises à évaluer les impacts systémiques et identifier les facteurs et activités qui y contribuent mais aussi faciliter l’analyse comparative des entreprises par les banques et autres investisseurs. 

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Coopérer 

Dans le système économique extractiviste actuel, quel est l’intérêt des entreprises à prendre le risque de bifurquer si les autres ne le font pas ? Ce problème bien connu sous le concept de dilemme du prisonnier « se fait assez vite sentir », reconnaît Caroline Nowacki, responsable de la IF initiative chez Carbone 4 lors d’une présentation de celle-ci devant les membres du C3D. D’où le besoin de mettre différentes organisations, de différents secteurs autour de la table pour travailler sur les changements de business models comme le fait la IF Initiative avec les entreprises bêta testeuses (à noter que le projet reste ouvert). C’est aussi le pari que fait la CEC ou Kerlotec, un écosystème de recherche et d’innovation pour préparer les entreprises lié à Goodwill Management. Une coopération qui doit aussi s’effectuer avec les partenaires et fournisseurs de la chaîne de valeur.
Bonne nouvelle : « la coopération n’est pas seulement essentielle pour relever les défis économiques, environnementaux et technologiques cruciaux, mais elle est possible dans le contexte tumultueux actuel » y compris au niveau des Etats, souligne le Forum Economique Mondial qui vient de publier la deuxième édition du Global Cooperation Barometer. Mais si la tendance à la coopération était plutôt à la hausse ces dernières années, elle stagne aujourd’hui dans un contexte de déstabilisation géopolitique, économique et environnementale, sauf pour les questions climatiques (financement des énergies renouvelables, adaptation…)…même s’il faut faire beaucoup plus au regard des attentes et des besoins comme on a pu le voir lors des dernières négociations internationales…

Illustration : Canva