Tendance. S’adapter, se transformer face à l’urgence écologique…C’est devenu une nécessité. Mais il n’est pas toujours facile de se représenter l’ensemble des bouleversements induits sur la société et l’entreprise, notamment concernant le changement climatique C’est pourquoi de plus en plus d’organisations ont recours à la fiction. Un outil puissant pour mieux appréhender les besoins de transformation mais qui doit être utilisé avec précaution. Décryptage.

Paris, 2043. Il fait 48°C à l’ombre. Aux portes de la capitale, la forêt de Rambouillet est en feu. Les Parisiens qui le pouvaient ont migré vers des régions plus clémentes…Mais sous les toits en zinc d’un immeuble haussmannien, une famille suffoque et tente de faire baisser la fièvre de leur bébé qui souffre de la dengue. Impossible de le calmer et les hôpitaux sont saturés… Ce scénario n’est pas de la science-fiction. Il a été élaboré par des experts du cabinet EY-Fabernovel sur la base des travaux du GIEC et de ceux de l’Ademe pour imaginer les chemins destinés à atteindre la neutralité carbone en 2050. Depuis quelques mois, il est régulièrement projeté à des dirigeants, collaborateurs de grandes entreprises et d’ETI mais aussi des étudiants, en amont d’ateliers de réflexions stratégiques sur la transformation écologique. 

Comme EY-Fabernovel, de plus en plus d’organisations se penchent sur la fiction climatique pour donner à voir ce à quoi pourrait ressembler notre société dans un monde qui se réchauffe à un rythme inédit. En décembre dernier, le cabinet de conseil spécialisé en transition écologique BL évolution, livrait six récits, accessibles en ligne, destinés à nous projeter dans une France dans un monde à +2°C. Des fictions qui décrivent les difficultés de déplacement en cas de canicule, les conflits d’usage de l’eau dans une station de ski, un programme de relocalisation mis en place par la Polynésie pour faire face à la montée des eaux ou un hôpital sous tension.

Rendre tangible le risque climatique

Si trois consultants ont ciselé ces récits pendant plusieurs mois, en conciliant la rigueur scientifique (jusqu’à y préciser le degré de certitude des éléments scientifiques et technologiques mentionnés) et la puissance de l’imaginaire, c’est qu’il existe aujourd’hui « un manque de prise en compte du risque climatique voir un déni, que ce soit de la part des entreprises ou des collectivités et cela peut bloquer leur transformation », souligne Alexandra Watier, la consultante qui a dirigé le projet. Et ce changement de perspective ne peut pas seulement s’appuyer sur les connaissances techniques, c’est « surtout un enjeu culturel, qui demande de trouver des nouveaux moyens de sensibiliser et de faire monter en compétences tous les métiers », souligne Axelle Ricour-Dumas, associée EY Fabernovel.

Or, « il est très difficile de rendre tangible un réchauffement de +2°C car c’est à la fois un petit chiffre qui a de grandes conséquences, très diverses, et une moyenne globale, qui ne va pas avoir les mêmes incidences partout », souligne Aglaé Jézéquel, chercheuse en climatologie – IPEF au laboratoire de météorologie dynamique à l’ENS. Alors même qu’elle modélise quotidiennement les canicules et sécheresses à venir, elle-même avoue parfois avoir du mal à se représenter visuellement leurs effets sur les écosystèmes et le corps humain. La mise en récit se révèle alors un outil particulièrement efficace pour se projeter. 

Mobiliser l’émotion et l’imagination pour enclencher le changement

Les équipes de BL évolution ont ainsi mobilisé leurs fictions dans le cadre de missions de conseil auprès de collectivités élaborant leur plan canicule par exemple. Les scénarios imaginés permettent ainsi de rendre tangibles des situations que l’on a pas encore expérimenté – comme les difficultés de transport à grande échelle en raison de la chaleur – mais qui pourraient se multiplier avec des incidences sur la santé des populations et des agents publics…. La fiction s’avère alors « un bon outil pour organiser la résilience d’un territoire car les récits nous permettent de mieux imaginer ce que l’on vivra tout en intégrant la notion d’incertitude, essentielle pour l’adaptation, mais que nous avons du mal à intégrer au quotidien », explique Alexandra Watier. 

Dans les équipes de Takeda, un groupe pharmaceutique japonais, le film Paris 2043 de Fabernovel a fait office d’électrochoc auprès de différentes directions, avec « des sensibilités et des connaissances très diverses », en préambule à un travail en profondeur sur le déploiement de la stratégie RSE. « En rendant très concrètes les prévisions scientifiques et en mobilisant les émotions individuelles, le film nous a permis de rentrer très vite dans les réflexions business car il montre très bien – témoignages de dirigeants fictifs à l’appui – que si l’on ne change pas, il n’y aura plus de business », rapporte Thomas Baron, responsable de la formation de la filiale France de Takeda. 

Sortir des sentiers battus pour explorer les futurs possibles

Se projeter dans le futur pour prendre une distance critique avec le présent et assurer la transformation des business models, c’est aussi le sens du cours électif de design fiction mis en place il y a trois ans à l’ESCP autour des questions de durabilité. « L’un des objectifs est de sortir des modes de pensée habituels d’une école de commerce, où l’on est souvent tourné vers les solutions techniques par exemple, en élargissant le spectre des possibles. En se libérant des contraintes grâce à la fiction, on élargit le spectre des possibles et c’est extrêmement fécond pour penser la transformation écologique et sociale », explique Valentina Carbone, qui co-dirige le cours. 

Le travail prospectif et la confrontation avec des scientifiques, des élus ou des designers, a ainsi amené les étudiants à s’interroger sur le rôle du manager/dirigeant dans un monde contraint par la pénurie de ressources, l’effondrement du vivant et le changement climatique. Et si les premières années, les scénarios dystopiques l’ont largement emporté dans les restitutions finales, en travaillant sur le thème Paris à 50°C, les étudiants ont imaginé des solutions pour adapter les commerces de proximité, les transports mais aussi lutter contre le sans-abrisme. 

Penser un futur désirable

Pour imaginer l’entreprise de demain, respectueuse des limites planétaires et de ses parties prenantes et amener les professionnels à réfléchir sur la façon d’assurer sa transformation, le cabinet Prophil a aussi eu recours à la fiction immersive. Début 2024, le cabinet qui travaille notamment sur l’entreprise et la post croissance a organisé la deuxième assemblée générale-spectacle de Mirliton, une entreprise agro-alimentaire fictive, où les spectateurs endossaient le rôle d’actionnaires. Il y était question de dégradation des sols, d’inégalités mais aussi de comptabilité triple capital ou d’intégration des agriculteurs-fournisseurs dans l’actionnariat de l’entreprise.

Chacune des résolutions, radicales, a obtenu des scores « soviétiques ». Certes, le vote n’engageait à rien mais le procédé immersif mêlant les codes actuels de l’entreprise et la fiction, a permis de « créer un safe harbor où les spectateurs ont pu réfléchir sans contraintes sur la radicalité des mesures à mettre en place et leur rôle dans tout cela. Cela a semé des graines pour penser la transformation de l’entreprise, en la rendant possible et désirable », estime Geneviève Férone-Creuzet, la co-fondatrice de Prophil. 

Reste que pour ne pas rester un simple outil de divertissement ou de marketing, le recours à la fiction doit se doter de garde-fous. Chez Prophil, les organisateurs de l’AG du futur s’étaient ainsi donnés pour consigne de base de « fuir la superficialité, la connivence et la pensée magique ». Dans l’atelier de design fiction de l’ESCP, l’une des lignes directrices est d’éviter tout manichéisme car c’est « en restant dans la nuance, dans le plausible que prennent corps les idées les plus intéressantes »,  souligne Valentina Carbone. C’est aussi l’avis d’Aglaé Jézéquel qui insiste sur le fait d’intégrer le plus possible les scénarios scientifiques, voire de collaborer avec des chercheurs. Des précautions indispensables pour éviter tout risque de projections hors sols, pouvant donner lieu à des maladaptations.

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Illustration générée par Dall-E autour de Paris, en 2040, sous la canicule.