Figures de modernité et de compétitivité, les autoroutes sont considérées comme la condition sine qua non au bon développement d’une région. Pourtant, cet argument est à nuancer. Ces projets engendrent des inégalités territoriales et participent à la destruction de vastes espaces naturels.

Carole Delga, présidente socialiste de la région Occitanie – Pyrénées-Méditerranée, aura été maladroite d’utiliser l’un des passages du livre des économistes Julia Cagé et Thomas Piketty, Une histoire du conflit politique. Élections et inégalités sociales en France, 1789-2022 aux éditions du Seuil (2023). Maladroite, car elle se méprend sur le sens d’une citation de l’ouvrage qu’elle utilise dans une lettre destinée à l’activiste écologiste Thomas Brail, en lutte contre le projet de construction de l’autoroute A69, une voie rapide d’un peu plus de 50 km reliant Castres à Toulouse. L’objectif : désenclaver la ville de Castres.

La citation est la suivante “Il parait indispensable de placer au cœur de l’analyse le très fort sentiment d’abandon qui s’est développé depuis les années 1980 / 1990 au sein des bourgs et des villages, pour ce qui est de l’accès aux services publics et aux infrastructures de transports (…), avant tout au bénéfice des urbains “, écrivent les économistes dans leur ouvrage.

Ces territoires enclavés, de nombreuses études en démontrent les réalités. On y retrouve des friches, de la pauvreté, du chômage. Des inégalités économiques, notamment dans ces anciens bassins industriels de l’Est, des inégalités sociales pour l’accès à l’éducation, au soin, aux services publiques, et des inégalités environnementales, face à la chaleur, au froid, ou aux pollutions chimiques. 

De cette réalité des territoires enclavés, Benoît Coquard en tire une étude sociologique : “Ceux qui restent: Faire sa vie dans les campagnes en déclin (La Découverte, 2019). Il y décrit la vie de ces femmes, de ces hommes, de ces adolescents dans ces petites villes de la région Grand-Est, et la lente “disparition des services publics, des usines, des associations et des cafés”, de ces choses qui faisaient la vie des petites villes.

Alors comment renverser la tendance ? C’est ici que les avis diffèrent. Pour Carole Delga, et les défenseurs du projet d’autoroute, le désenclavement de la région nécessite la construction de l’A69. Mais comme l’explique Julia Cagé en réponse à la lettre, “Oui, nous rappelons dans nos travaux qu’il est important que tous les territoires puissent bénéficier d’un accès aux services publics, y compris aux infrastructures de transport. Mais nous insistons sur l’importance du train et des transports en commun, et non des autoroutes”. 

Car si les autoroutes participent bien dans certains cas au désenclavement des régions, la présence de voies rapides n’est pas forcément synonyme de dynamisme économique.

Autoroute, un réel atout économique ? 

Les grands projets d’infrastructures de transport se multiplient en France pour redonner une nouvelle jeunesse à des territoires qui ne sont considérés plus assez « dynamiques ». L’ouverture au monde passe par la construction d’aéroports, de lignes de train à grande vitesse, ou d’autoroutes. On compte de nombreux projets de construction de nouvelles voies rapides, d’agrandissement d’autoroutes, ou de routes de contournement dans les grandes villes françaises à Rouen, Marseille, Paris, ou bien Toulouse… 

Se déplacer plus loin, plus rapidement est un gage de bonne santé des régions. Ce serait forcément synonyme d’une meilleure compétitivité des territoires. Selon Vincent Marchal, professeur agrégé et docteur en géographie, l’arrivée des autoroutes en France est « perçue d’abord comme un trait de modernité, porteur à la fois d’espérances et d’inquiétudes, comme la voie ferrée au siècle précédent”, relate-t-il dans un article intitulé Territoires et dessertes par transport rapide. 

Après la seconde guerre mondiale, l’objectif est d’ouvrir les régions, et de participer à leur développement économique via un point pour le moins central, Paris. Chose faite, de nombreuses régions se sont bel et bien développées au rythme des constructions de nouvelles voies rapides, comme ce fut le cas en Ardèche et dans la « Drôme provençale”.

Mais comme le rappelle Vincent Marchal à plusieurs reprises dans son article, la hausse de la compétitivité d’un territoire n’est pas automatique, « à l’approche des métropoles comme des villes de rang inférieur, J-J. Bavoux invite dès 1994 à relativiser le déterminisme lié aux retombées positives des autoroutes, explique le géographe, car de nombreuses implantations en bordure de l’emprise relèvent d’une dynamique en trompe-l’œil, alimentée par des activités qui étaient déjà présentes dans le tissu économique local”.

Sans attractivité déjà présente dans un territoire, les bénéfices d’une nouvelle voie rapide deviennent marginaux. Et même lorsque cela fonctionne, la construction d’une 2×2 voies pose toute une série d’inégalités, économiques, mais aussi sociales et environnementales.

Les autoroutes, dynamiser un espace au détriment d’un autre

Le bilan de la construction d’une autoroute n’est pas forcément positif. Car dans un premier temps, ce sont les espaces non desservis par les voies rapides qui sont touchés par une perte de dynamisme. Tandis que de vastes complexes commerciaux, hôteliers et industriels se développent auprès des entrées d’autoroutes, les bourgs autrefois lieux de passage et de socialisation, où on va prendre un café et acheter le pain, sont délaissés. C’est ce qu’on appelle l’”effet tunnel”, en d’autres termes, “la perte d’accessibilité relative pour des petites et moyennes villes lors de la construction d’une infrastructure à grande vitesse entre les grandes villes”, comme le décrit Vincent Marchal.

Même si l’auteur semble pointer des améliorations notables d’intégration des villes plus isolées au fil des décennies, il n’en rappelle pas moins que l’arrivée de nouvelles infrastructures routières implique une réorganisation complète du territoire concerné, tant sur les emplois, les commerces, les logements, les infrastructures publiques (écoles, hôpitaux, administration). 

Et dans ce contexte, les avantages directs des autoroutes deviennent moins évidents. Vincent Marchal explique ainsi que la création de nouveaux emplois dans les régions dotées d’autoroutes sont parfois des postes précaires (CDD, intérim) et/ou aux faibles salaires comme c’est le cas aux alentours de la ville de Beaune en Bourgogne-Franche-Comté. 

Une étude publiée en 2021 de chercheurs de l’Université de Genève menée en Suisse met en outre en évidence une inégalité liée à l’accès au logement. La construction d’une autoroute est avantageuse d’abord pour les personnes les plus aisées, tandis que les foyers les plus pauvres en subissent les effets indirects, en particulier l’augmentation des prix du foncier.

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Les arguments économiques et de désenclavement portés par les défenseurs des grands projets routiers sont donc à nuancer. L’autoroute n’est pas forcément synonyme de bonne santé économique. Et en rester à l’aspect économique, c’est avant tout faire abstraction d’un autre enjeu, l’impact environnemental qu’ont les autoroutes.

Une nouvelle manière de voir le transport : l’autoroute, une infrastructure anachronique ?

Le projet de l’A69 n’est qu’un projet d’infrastructures routiers parmi d’autres qui existent en France. Les territoires doivent prouver aux entreprises des qualités de leurs infrastructures et de leurs services. L’autoroute devient cet argument que les collectivités mettent de l’avant pour attirer les entreprises. “On touche ici aux deux dimensions clés du devenir des agglomérations urbaines : l’économie et l’environnement”, explique le politologue québécois Daniel Latouche.

Avec la démarche ZAN (Zéro Artificialisation Nette) de son plan « Biodiversité », la France s’est engagée d’ici 2050 à ne plus artificialiser (comprendre bétonniser principalement) de nouveaux espaces. Cet objectif, quoi qu’ambitieux, se heurte à un dilemme profond pour les communes françaises et des territorialités. Il oppose un besoin économique de développement, d’industrialisation et de compétitivité des territoires, aux besoins de protection de l’environnement et de la biodiversité. Et l’autoroute cristallise cette opposition.

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La construction d’une nouvelle autoroute engage le territoire concerné dans une destruction nette de la biodiversité, et implique, selon les logiques de l’effet tunnel, un étalement urbain toujours plus conséquent pour développer une économie au plus près de ces espaces de transit. Et les répercussions néfastes ne se limitent pas à la seule construction de l’infrastructure. Plus une voiture va vite, plus elle consomme d’essence. Les autoroutes participent donc à émettre plus de GES à l’usage qu’une route classique. Selon les chiffres donnés par l’entreprise Vinci Autoroute, les déplacements sur autoroute représenteraient 30 millions de tonnes de CO2, soit 20% des émissions carbone du secteur des transports, et 6% des émissions totales en France. 

En tant que principal domaine d’émissions de GES en France, la décarbonation de la mobilité est une étape primordiale pour respecter les objectifs de réduction de GES fixés par l’Accord de Paris. L’aggravation de la crise environnementale semble faire des nouveaux projets d’autoroutes un objet du passé. Le modèle de société centré sur la voiture individuelle est de plus en plus critiqué pour son manque de considération des réalités environnementales. La voiture individuelle prend trop de place, elle est polluante, elle consomme trop de ressources, même lorsqu’elle est électrique

Des alternatives existent pour se passer du modèle de la voiture individuelle sur les quelques 21 000 km de route françaises : le train, le covoiturage, le fret par train, les mobilités intermédiaires et peut-être douces dans certains cas. Mais ces alternatives nécessitent d’adapter le territoire, de déployer les services adaptés, et enfin de transformer les habitudes des entreprises et des particuliers lors de leurs trajets quotidiens. 

Fretz, S., Parchet, R., & Robert-Nicoud, F. (2022). Highways, Market Access and Spatial Sorting. The Economic Journal.

Guérin, A. (2023, septembre 1). UNE AUTRE VOIE : Un projet d’aménagement du territoire cohérent. La Voie est Libre.

Latouche, D. (2023). IV. Au secours de la compétitivité. Du développement durable aux transitions ? (p. 75‑87). Hermann.

Les autoroutes façonnent la sociologie des villes—Médias—UNIGE. (2021, novembre 2).

Marchal, V. (2022). Territoires et dessertes par transport rapide. Autoroutes, aéroports et TGV engendrent-ils un développement automatique ? Et des inégalités inévitables entre les territoires ? Les Analyses de Population & Avenir.

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