Plusieurs études récentes montrent que les personnes ambitieuses sur le plan professionnel sont moins heureuses que celles qui le sont moins. Pourquoi ce constat ? Comment vivre une vie professionnelle qui rend heureux ? Explications.

Dans nos sociétés, l’ambition est valorisée comme une qualité essentielle. Avoir du succès, gagner plus, aller plus loin, plus vite, prendre des risques, se lancer : voilà des slogans porteurs, particulièrement valorisés dans l’entreprise, les start-up… Pourtant, de plus en plus d’études récentes montrent que le lien entre ambition et bonheur ou bien-être n’est pas forcément dans le sens que l’on croit. Au contraire, on constate que les personnes ambitieuses vivent souvent une vie moins heureuse que les gens qui sont moins ambitieux.

Ambition ne rime pas forcément avec bien-être

Les études scientifiques sur le sujet se sont multipliées ces dernières années, au point qu’il existe aujourd’hui une typologie pour décrire les personnalités ambitieuses et celles qui le sont moins. Il y aurait les personnalités très ambitieuses (dites de Type A) avec une volonté de succès plus élevée, des objectifs professionnels importants, qualifiés de leaders, en permanence tournées vers leurs projets et vers l’avenir, et les personnalités de Type B, plus en retrait, qualifiés de « suiveurs », moins ambitieuses professionnellement et matériellement, plus tournées vers le présent.

Dans l’imaginaire général on associe souvent les personnalités de Type A avec le bonheur, le succès, le bien-être, et les personnalités de Type B avec une vie monotone, médiocre, voire malheureuse. Pourtant, la plupart des études récentes affirment plutôt le contraire.

Il y a d’abord une étude longitudinale menée par une équipe de chercheurs de l’Inter-university Consortium for Political and Social Research (ICPSR) pendant 70 ans. Cette étude a suivi entre 1922 et 1991 plus de 1500 enfants associés avec des personnalités de Type A : ambitieux, motivés par le succès professionnel, matériel, et l’acquisition de talents. Au cours de leur vie, ces personnes ont répondu régulièrement à une série de questionnaires sur leur perception de la vie, leur santé, leur réussite et leurs réponses ont été comparées à celles d’un groupe de contrôle constitué de personnalités correspondant au Type B. Les résultats sont particulièrement étonnants : bien que la plupart des personnes du groupe des personnalités de Type A aient réussi à cocher toutes les cases d’une vie en apparence réussie (études dans les plus grandes universités, réussite professionnelle très forte, rémunération bien au-dessus de la moyenne, conditions matérielles très enviables), ils n’étaient pas plus heureux que la moyenne du groupe de contrôle. En revanche, leurs indicateurs de santé étaient moins bons, et leur espérance de vie plus courte en moyenne.

Une étude menée par l’Indian Journal of Community Psychology confirme ces résultats et montre que plus une personnalité tend vers le type A, moins ses chances d’être satisfaite de sa vie étaient élevées. Une autre étude menée par un chercheur de l’Université du Texas montre que lorsqu’on leur demande de coucher sur papier leurs pensées quotidiennes, les jeunes professionnels ayant une personnalité de type A (et ayant beaucoup de succès professionnel) rapportent 70% de pensées négatives.

Comment l’ambition peut devenir délétère

Plusieurs types de corrélations permettent d’expliquer ce décalage. D’abord, selon diverses études menées un peu partout dans le monde, on observe que les personnes les plus ambitieuses sont souvent celles qui « réussissent » le mieux professionnellement (ce qui est confirmé par l’étude ICPSR). Le problème, c’est que la réussite professionnelle n’est pas un marqueur prédictif fort de la satisfaction globale ou du bien-être. Au contraire, la plupart des études s’accordent à dire que les carrières les plus dynamiques et pleines de succès sont aussi celles où le stress est le plus fort, celle ou l’équilibre vie privée vie professionnelle est le moins bon, celles ou la pression psychologique est la plus élevée, celles ou le taux de divorce est le plus haut. Or si l’on regarde les différentes études qui ont tenté de définir ce qu’est une vie heureuse (voir notamment la Stanford Happiness Study), ce sont justement des facteurs comme la qualité de vie au travail, l’équilibre vie-privée vie professionnelle, les relations sociales, amicales et familiales qui sont donnés comme les plus importants. En résumé, plus on est ambitieux, plus on a tendance à sacrifier certains éléments de sa vie (qualité de vie, vie privée) pour sa vie professionnelle, et le résultat sur le bonheur global est souvent négatif.

Mais ce n’est pas tout. Les chercheurs à l’origine de l’étude ICPSR sur l’ambition estiment qu’il y a un fort levier psychologique dans le fait que les personnes ambitieuses ne soient en général pas plus heureuses que les autres malgré leurs succès. Ce levier, c’est la tension qui existe entre leurs objectifs et leurs résultats. Selon Timothy Judge, l’un des chercheurs à l’origine de l’étude, les personnalités de type A ont tendance à définir des objectifs ambitieux pour leur vie professionnelle ou privée (être très bien payé, être reconnu, vivre une vie hors du commun, ne plus avoir de patron). Or, si leurs résultats sont généralement bons en pratique (les personnes ambitieuses sont en moyenne mieux payées par exemple) cela n’est pas suffisant pour que l’objectif initial soit atteint : on est bien payé, mais pas autant qu’on le voudrait. Résultat ? Les personnalités de Type A vivraient en permanence dans une forme de tension vers l’avenir, vers ce qu’ils aimeraient avoir mais qu’ils n’ont pas.

L’autre facteur qui peut expliquer ces résultats est un biais que la psychologie appliquée appelle le « biais du survivant« . Les études montrent que le cerveau humain a naturellement tendance à intégrer plus facilement les bonnes nouvelles, les success story, et à rejeter les mauvaises nouvelles, les échecs (voir notre article : Changement climatique : faut-il être optimiste ou pessimiste ?). En matière d’ambition, on retrouve ce biais : on a tendance à ne retenir que les belles histoires de celui ou de celle qui a fait fortune en montant son entreprise, de celui ou de celle qui a vécu une vie heureuse grâce à un succès professionnel… Et en effet, ce sont généralement ces histoires qui sont médiatisées, pas celles des nombreux qui ont échoué sur le chemin. De plus, ces success story sont très souvent partielles : on ne parle que des réussites et des points positifs, rarement des obstacles, des doutes, des difficultés. Au final, les personnes ambitieuses s’identifient à ces « survivants » (ceux qui ont réussi) et occultent donc beaucoup des difficultés qui sont inhérentes à ces projets. De fait, lorsqu’elles rencontrent ces difficultés et ces échecs, cela créé de la frustration.

Concilier ambition, bonheur, qualité de vie et longévité, c’est possible ?

Bonheur-travail-importance-salaireAlors bien sûr, il ne s’agit pas de dire que toutes les personnes ambitieuses seront forcément malheureuses ou qu’elles seront forcément frustrées. Mais c’est une tendance que la psychologie cognitive observe. Alors comment concilier une vie professionnelle ambitieuse et intéressante et une vie heureuse et pleine de bien-être ? Évidemment, il est impossible de donner une réponse simple, tranchée et universelle car en matière de bien-être, tout est essentiellement affaire de subjectivité et de personnalité.

Toutefois, quelques études se sont penchées sur ces questions et grâce à elle, on peut tenter de donner un début de tendance.

D’abord, il y a l’étude de Stanford sur le bonheur, la plus longue étude jamais menée sur la question du bonheur et du bien-être. Parmi les conclusions de cette étude menée sur près de 80 ans, voici quelques points saillants qui participeraient au bonheur plus que les autres :

  • Vivre et profiter du présent en se projetant moins dans l’avenir ou en pensant moins au passé. Professionnellement, cela peut se traduire par la volonté de trouver de la satisfaction et du sens dans ce que l’on fait au quotidien (et tenter de le faire bien), sans pour autant vouloir toujours faire plus, avoir plus, gagner plus.
  • Être résilient : c’est à dire apprendre à s’adapter aux chocs et aux crises de la vie. Le message, c’est surtout d’éviter le stress, de savoir lâcher prise.
  • « Ne rien faire » : l’étude de Stanford met l’accent sur le fait que les sociétés occidentales sont extrêmement structurées par la notion de performance : faire plus, faire mieux, faire plus vite. Or une étude menée par la même Université en 2011 démontre que prendre du temps pour « ne rien faire » participe à notre bien-être physique, psychologique, mental mais aussi à notre performance (paradoxalement). On ne compte plus d’ailleurs les études qui montrent que travailler moins améliore la santé et le bonheur, que prendre du temps pour méditer améliore la santé cognitive et physique, que les activités « lentes » comme le Yoga ou les Pilates ont des effets extrêmement bénéfiques sur la santé et le bien-être. Il s’agirait donc de prendre plus de temps pour ne rien faire, se détendre, assumer sa routine.
  • Passer plus de temps avec les autres : l’écrasante majorité des sujets de l’étude de Stanford annonçaient à la fin de leur vie qu’ils regrettaient d’avoir passé trop de temps à leur travail ou ailleurs, et de ne pas avoir passé assez de temps avec leurs familles, leurs amis… Il faudrait donc sans doute prendre plus de temps pour vivre avec ses proches, créer du lien.

L’étude menée par l’Université du Texas porte des conclusions similaires : elle montre que les personnes ambitieuses sont souvent celles qui sont dans un état d’esprit de « rareté ». Il leur manque quelque chose, ils font beaucoup de comparaisons sociales (« j’ai moins qu’untel » « je suis moins bien qu’untel », tendance qui est largement attisée par l’importance des réseaux sociaux). Or c’est cet état d’esprit qui, selon le directeur de l’étude Raj Raghunathan créerait de la frustration et du ressentiment. L’étude analyse que les personnes ambitieuses ont souvent trois grandes frustrations : le besoin de contrôle (être haut dans la hiérarchie, être son propre patron…), le besoin de supériorité (gagner plus, être mieux que l’autre) et le besoin d’admiration. Selon le chercheur, ces 3 besoins, plus ou moins inconscients, mineraient largement le bien-être individuel. Il faudrait plutôt faire l’inverse : lâcher prise, se contenter de ce qu’on a, et chercher une relation constructive avec les autres.

Enfin, il y a les nombreuses études qui montrent que la plupart des travailleurs en milieux de carrière estiment que le plus important dans leur travail c’est l’équilibre avec leur vie privée. D’autres études montrent que dans le choix d’un job, de plus en plus de salariés placent le bonheur au travail avant le salaire ou les responsabilités et le prestige. D’autres encore montrent que le plus grand regret de beaucoup de salariés est de n’avoir pas assez passé de temps avec leurs enfants, faute de trop travailler… Ces études tendent à prouver que si l’ambition peut avoir une place dans une vie heureuse, les critères classiques de l’ambition (salaire et réussite matérielle) ne sont sans doute pas suffisants pour contribuer à une vie heureuse.

Peut-être y’a-t-il simplement une déformation dans notre conception de l’ambition. Plutôt que de chercher à gagner plus, à avoir des postes à grosse responsabilité, à avoir un job « excitant » mais aussi stressant, il faudrait peut-être imaginer une ambition différente. L’ambition d’avoir un travail qui a du sens, l’ambition de bien faire son travail quel qu’il soit, de le rendre socialement utile, l’ambition d’avoir un job qui contribue à créer du mieux-être plutôt qu’à créer de la richesse, l’ambition d’avoir un travail qui laisse du temps pour le reste.