Le parlement européen vient de voter sa position sur le devoir de vigilance européen, la fameuse CSDD. Quelles sont les implications ? Que va-t-il se passer maintenant ? On fait le point.
En 2017, la France était pionnière dans l’instauration d’un devoir juridique dit « de vigilance » pour les entreprises. L’idée ? Obliger les entreprises à identifier, prévenir et atténuer les atteintes aux droits de l’Homme et à l’environnement sur l’ensemble de leur chaîne de valeur, c’est-à-dire notamment dans leurs activités propres mais aussi celles de leurs sous-traitants. Il s’agissait alors d’éviter de nouveaux drames comme celui du Rana Plaza en 2013 au Bengladesh, où près de 1200 personnes sont mortes dans les ateliers de production des multinationales européennes notamment.
Depuis, de nombreuses instances s’interrogent sur la mise en place d’un « devoir de vigilance« , et c’est notamment le cas de l’Union Européenne, qui discute depuis de nombreux mois de la mise en place d’un devoir de vigilance européen, sous le nom de Corporate Sustainability Due Dilligence Directive, ou CSDD (CS3D). Début juin 2023, le Parlement européen a voté en faveur de cette directive, et acté une avancée juridique cruciale en matière de RSE. Mais de nombreuses questions restent à résoudre.
Un devoir de vigilance ambitieux voté par le Parlement
L’ensemble des députés européens devait se prononcer sur la validation d’un projet de directive issu de la Commission des Affaires Juridiques du Parlement Européen. Cette commission avait proposé, il y a quelques semaines déjà, une version ambitieuse du texte. Concrètement, la directive propose de renforcer considérablement les responsabilités juridiques des entreprises en cas d’atteintes aux droits de l’Homme et à l’environnement, y compris chez leurs fournisseurs.
Avec le devoir de vigilance, une entreprise pourra être tenue juridiquement responsable si l’un de ses fournisseurs habituels ne respecte pas les normes des droits du travail, ou si ses activités constituent une atteinte grave à l’environnement. Toutes les entreprises établies dans l’Union Européenne, et employant au moins 250 salariés avec un chiffre d’affaires supérieur à 40 millions d’euros seront concernées. Pour les entreprises hors UE, elles seront aussi soumises au devoir de vigilance si leur chiffre d’affaire dépasse 150 millions d’euros, dont 40 générés dans l’UE.
Le texte permettra aux victimes d’atteintes aux droits de saisir les tribunaux et de demander réparation aux entreprises responsables. Les entreprises coupables risqueront alors des amendes pouvait s’élever jusqu’à 5% de leur chiffre f’affaires. Sans parler de la responsabilité juridique des directeurs, qui serait également engagée. Une révolution juridique, qui rend l’entreprise et ses dirigeaznts réellement responsable des externalités négatives de ses activités sur l’ensemble de sa chaîne de valeurs.
Un trilogue européen, sur fond de lobbying
Le texte voté au Parlement est donc très ambitieux, plus sans aucun doute que le texte adopté en France en 2017. Il devrait permettre de faire émerger une vraie responsabilité sociale et environnementale pour les entreprises, une responsabilité juridique cette fois, qui pourrait les obliger à rendre des comptes.
Cependant, malgré ce vote au parlement, il reste encore beaucoup de chemin à parcourir avant que le texte ne soit adopté par les instances européennes. En effet, le vote du 1er juin n’est que le point de départ de ce que l’on appelle le « trilogue » européen, c’est-à-dire de la discussion législative que vont mener la Commission Européenne, le Conseil et le Parlement européen sur le texte. Or, pour l’instant, chaque acteur n’a fait qu’acter sa position : celle du Parlement propose une version ambitieuse du texte, tandis que le Conseil mise lui sur une position beaucoup plus laxiste, qui exclurait notamment du champ de la directive les entreprises du secteur financier, ou la chaîne de valeur aval des entreprises.
Il faudra donc que les différentes institutions européennes échangent afin de trouver une position consensuelle, et cela risque de donner lieu, comme pour d’autres textes européens en ce moment, à un lobbying intense. Déjà au Parlement, la droite et l’extrême droite ont fait front commun pour tenter de réduire la portée du texte, relayant ainsi les positions d’un certain nombre d’entreprises qui s’opposent au texte. Le Conseil, lui, a depuis le départ une position minimaliste concernant le texte, et il devrait donc chercher à édulcorer la position du parlement dans les prochaines semaines.
Des négociations difficiles pour le devoir de vigilance européen
Les négociations s’annoncent donc difficiles, et les lobbies européens du patronat sont déjà à la manoeuvre pour détricoter la réglementation. À peine le texte voté au Parlement, BusinessEurope, le lobby des entreprises privées et du patronat en Europe dénoncé déjà un texte « trop prescriptif », et des sanctions « punitives » (sic). Après avoir déjà travaillé contre la CSRD sur le reporting de durabilité, le monde de l’entreprise en Europe est donc vent debout contre le devoir de vigilance, refusant toute forme de réglementation contraignante en matière de responsabilité sociale et environnementale des entreprises.
À l’inverse, de nombreux experts de la transition écologique, ainsi que le monde associatif se sont félicités des avancées du texte voté au Parlement, prônant même l’adoption de mesures plus ambitieuses pour contraindre les entreprises à maîtriser leurs externalités sociales et environnementales.
Laquelle de ces voix saura se faire le plus entendre auprès des instances européennes ? C’est tout l’enjeu des négociations à venir, qui devraient durer jusqu’à la fin de l’année ou début 2024 au minimum… Pour un texte qui n’entrera en vigueur qu’en 2026 au mieux, sans parler des éventuelles dérogations et les exemptions. Espérons donc que les fondations de tous les Rana Plaza du monde soient assez solides pour tenir jusque-là.
Photo de Rio Lecatompessy sur Unsplash