Les initiatives se multiplient pour collecter les données ESG, harmoniser le reporting RSE, agréger les bonnes pratiques responsables. Mais à quoi bon ? Si l’on ne travaille pas collectivement et en profondeur sur la définition concrète d’un modèle d’entreprise durable, ces initiatives ne feront jamais émerger une vraie économie responsable.
L’après-Covid que nous engageons marquera la fin du cycle néo-libéral et le démarrage du temps de la régulation collective, qui se cherche depuis vingt ans pour répondre aux enjeux collectifs de durabilité de la planète, qu’ils soient sociaux, environnementaux et de bonne gouvernance.
En accord avec son projet politique, Bruxelles s’est saisi de la question sérieusement et a engagé des réformes fondamentales du cadre d’exercice de l’activité économique qui devra désormais répondre à une transparence accrue (projet CSRD), aux exigences de la finance durable et de l’investissement compatible avec l’Accord de Paris (taxonomie), à un contrôle sérieux de la chaîne de valeur mondiale au regard des droits humains, sociaux, de l’éthique (directive vigilance), de gouvernance plus durable, d’économie circulaire aussi etc… La finance doit être motrice dans ce changement radical qui vient modifier un management qui s’est perdu dans une recherche d’efficience dans l’intérêt exclusif de l’actionnaire, largement d’inspiration américaine, autour de rendements injustifiés promis aux pensionnés.
Pour en savoir plus : Tout savoir sur la CSRD
RSE : des données, oui, mais pour quoi faire ?
A cet effet, les indicateurs de performance ESG, outils de mieux en mieux maîtrisés qui aideront à choisir les bons investissements et à piloter la valeur globale, sont de plus en plus demandés. Une plateforme vient d’ailleurs d’être lancée par le gouvernement sur ce sujet. Mais ce n’est pas une finalité en soi et peu importe que le discours unanimiste des managers, reconnaissant la dimension incontournable de cette matrice d’impact, soit sincère ou pas, après des années de critique idéologique du mouvement qui nous ont fait perdre beaucoup de temps. Et même si certains se plaignent encore d’une pseudo inflation normative qui limiterait la liberté des acteurs et génèrerait un coût bureaucratique, l’opinion se demande à juste titre « à quoi cela va servir », si on en tire les conséquences, car publier est bien mais se transformer est mieux !
Le frein le plus fort à la transformation effective reste est une méconnaissance scientifique des « limites planétaires » et un déni instinctif des inégalités croissantes et des atteintes aux droits qui caractérisent la mondialisation contemporaine, faute d’un effort de formation ad hoc des dirigeants aux enjeux de durabilité. Leur crainte légitime d’un cadre des affaires qui pénaliserait la compétitivité, renvoie au problème essentiel qui est de faire triompher un modèle international de groupe, opposable partout. Le débat engagé sur la fiscalité, les brevets, la protection des données, éclaire cette dimension culturelle autour du type de modèle que l’on veut promouvoir, sur quoi les gouvernements laissent les ONG et les citoyens orienter le fond, n’osant pas la rupture avec les pratiques anciennes. L’incitation en faveur d’une indispensable comptabilité extra-financière des impacts, n’a d’intérêt que si elle permet enfin de savoir si une entreprise est durable, ou non, suffisamment, non pas comme le veulent ses actionnaires uniquement mais plutôt selon la société civile qui prime sur les intérêts de marché.
Derrière la construction et la standardisation des indicateurs, auquel l’Union s’attelle avec un appui engagé du gouvernement, il y a bien la question de l’utilisation de cette mesure pour éviter le concours de vertu et favoriser le lien compétitivité-durabilité. Il s’agit d’arrêter de considérer l’entreprise non durable de la même façon que celle qui s’engage, en reliant les baisses de fiscalité à venir, l’accès aux marchés publics et la publication comparative des résultats à la progression de sa « valeur durable », pour favoriser les acteurs qui assument, mondialement, leurs externalités négatives et affichent une contribution positive.
Trois défis pour définir un modèle d’entreprise durable
Si le consensus semble évoluer en ce sens, les pouvoirs publics seraient bien inspirés de dépasser la simple impulsion technique en montant ce projet au plan politique, en posant le cadre idéal de l’entreprise responsable et durable, européenne et l’encourager par ces leviers, d’une part, en animant une réforme du point de contact OCDE qui au-delà de la médiation doit judiciariser les démarches qui restent en deça du seuil de durabilité que nous n’acceptons plus chez nous, d’autre part.
Le deuxième défi est de sortir de la démarche par la loi uniquement et facilement accusatoire contre les entreprises confrontées à des changements de modèle qu’elles ne font pas assez vite et assez forts, en organisant enfin un cadre de dialogue multi-parties prenantes, européen, qui débouche sur des approches de progrès contractuels, par filières également. Cette méthode est la seule qui accompagnera bien la mutation engagée, pour négocier les renoncements et appuyer les innovations d’offre devenues urgentes. L’idée d’une agence européenne de pilotage et de diffusion du modèle durable devrait être étudiée vite et proposée par la France lors de sa présidence de l’Union.
Le troisième défi sera de porter la réflexion au plan géopolitique car le contexte mondial est un recul préoccupant des régimes démocratiques que favorise une autonomie excessive d’un capitalisme mondial qui n’a jamais été aussi oligopolistique dans l’Histoire, imposant son hyper-puissance aux citoyens. Ce nouveau réglage d’un rapport Entreprise et Société, intégré dans les principes démocratiques par les gouvernances, doit être pensé, voulu et organisé par une Europe qui sait que « s’il n’y aura pas d’entreprise qui gagne dans un monde qui perd », « il n’y aura pas non plus de démocraties réelles avec des entreprises qui veulent gouverner le monde à la place des peuples ».
Formaliser une vision stratégie pour l’économie responsable
Nous appelons les pouvoirs publics et les organisations d’entreprises, en s’appuyant sur des professionnels d’entreprise de plus en plus formés et engagés, en écoutant plus et mieux les ONG expertes et visionnaires, à formaliser une vision stratégique à moyen terme, à la partager, à la suivre et à l’organiser, non pas en se reposant sur les administrations, en passant d’une contrainte à l’autre ; il s’agit de faire du modèle durable une offre politique puissante qui prenne le relais du modèle actionnarial, construisant une réalité du capitalisme parties prenantes, le seul capable de satisfaire les biens communs pour tous.