Les alternatives se multiplient pour remplacer les cultures de soja, une ressource fortement critiquée pour son empreinte environnementale. Parmi les compléments alimentaires étudiés, l’un, toujours en développement, consiste à utiliser du méthane pour produire des protéines. Une méthode à priori plus écologique que la culture du soja, mais qui ne permet pas de remettre en cause un secteur agricole pourtant polluant.
Est-il possible d’imaginer qu’un jour le Qatar puisse devenir une grande puissance agricole ? Imaginons seulement ce pays de la péninsule arabique, majoritairement composé de déserts, capable de produire assez de protéines pour alimenter les élevages de nombreuses nations.
Une image improbable à l’heure actuelle. Mais est-ce vraiment un récit de science-fiction ? Pas tant que cela. Mais pour le comprendre, il faut sortir de l’agriculture telle que nous la connaissons. Ici, il n’est pas question d’un agriculteur, d’une parcelle, de semences et de machines agricoles, mais plutôt de laboratoires, de cuves de fermentation et de méthane.
Depuis une vingtaine d’années, une entreprise danoise, Unibio, développe une technologie capable de produire des protéines, donc des compléments alimentaires, à partir du méthane (CH4). Une mission que l’entreprise considère comme indispensable afin de répondre, comme son site internet l’indique, aux besoins alimentaires d’une population grandissante et à l’expansion des classes moyennes dans le monde.
L’entreprise danoise n’est pas la seule dans la course. D’autres firmes, à l’instar de Calysta, une entreprise californienne (États-Unis) et de l’indienne String bio, tentent aussi leur chance et développent cette nouvelle protéine pleine de promesses aux yeux des partisans de solutions technologiques.
Car, la production de protéines en laboratoire pourrait bien remodeler l’image que nous nous faisons de l’agriculture. Elle pourrait permettre à de nombreux pays jusqu’à présent dépendants des importations d’assurer en partie la production de protéines sur leur territoire. Mais cela a un coût, celui de donner encore du répit aux industries les plus polluantes.
Produire des compléments alimentaires grâce au méthane
Le méthane est un puissant gaz à effet de serre composé d’un atome de carbone et de quatre atomes d’hydrogène, CH4. D’après le Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (Giec) le méthane serait responsable à 25% du changement climatique, juste derrière le dioxyde de carbone (CO2). Même s’il reste moins longtemps dans l’atmosphère que le CO2, son potentiel de réchauffement global sur 100 ans est près de 30 fois supérieur à celui du CO2.
Le méthane est produit à l’état naturel grâce à la décomposition de matières organiques – végétales comme animales – dans les milieux humides, les marais, les rizières et dans l’appareil digestif des animaux, plus particulièrement celui des herbivores, bovins et ovins. Ces émissions « naturelles” de CH4 représentent environ 40% des émissions annuelles dans le monde.
Pour le reste, c’est l’activité humaine qui en est responsable. Le secteur agricole est le premier émetteur de méthane, en cause le mécanisme de digestion des animaux d’élevage exposé plus haut. L’Agence Internationale de l’Énergie (AIE) estime ces émissions à plus de 143 millions de tonnes de méthane en 2022, suivie de peu par l’industrie de l’énergie qui émet chaque année près de 133 Mt de CH4.
Les technologies pour transformer le méthane en ce nouvel « or” que sont les protéines reprennent le même mécanisme à l’œuvre que dans les milieux humides. Le but de ces technologies est d’élever et de faire se multiplier des bactéries méthanotrophes, des organismes qui se nourrissent de méthane provenant autant des industries émettrices de méthane que des élevages ou des eaux usées. Ces êtres unicellulaires sont placés dans de grandes cuves où seront envoyés les nutriments nécessaires à leur bon développement.
La matière organique est par la suite séparée de l’eau, puis séchée, afin de produire une poudre, que le Président directeur général d’Unibio, Henrik Busch-Larse, compare à de la poudre de cacao dans un article publié sur le site du Programme des Nations unies pour le développement. Une farine brunâtre que l’on peut ensuite donner aux animaux d’élevage. Il souligne ainsi dans un même entretien que “pour produire 1kg de protéines, il ne faut que 5 litres d’eau. En comparaison, 1kg de soja nécessite entre 1 500 et 3 000 litres d’eau, et 15 000 litres d’eau pour produire 1 kg de viande rouge”.
Et l’idée plaît logiquement pour les petites nations agricoles, obligées d’importer des céréales et des légumineuses pour leurs élevages. Pouvoir produire sur son territoire des compléments alimentaires permettrait à ces pays de se soustraire aux importations et aux logiques de marché sur les produits agricoles. En particulier lorsque l’on parle du soja, ressource privilégiée par les agriculteurs pour nourrir les cheptels, mais non moins critiquée pour ses retombées néfastes sur l’environnement.
Pourquoi la culture du soja est-elle critiquée ?
Le roi-soja, comme le surnomment le docteur en géopolitique Olivier Antoine et Éloïse Thiercelin, élève-ingénieur agronome dans un article publié dans la revue de géographie et de géopolitique Hérodote, est devenu en moins d’un siècle l’une des matières premières les plus stratégiques dans le monde.
Le marché dominé par les États-Unis, le Brésil et l’Argentine s’est construit sur un principe bien simple, l’augmentation de la consommation de produits issus d’animaux (viande et lait) nécessite d’accroître la production de céréales et de légumineuses pour nourrir les élevages.
En 1950, 67 millions de tonnes de viande étaient consommées en une année dans le monde. De nos jours, la consommation atteint des chiffres exorbitants, 320 millions de tonnes de porc, de volaille, de bœuf sont consommés chaque année. Et cette tendance ne devrait pas ralentir. D’ici 2050, on pourrait atteindre les 460 millions de tonnes de viande selon les estimations de l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO).
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Pour répondre à cette demande croissante, le soja, une ressource peu chère à produire, s’est très rapidement imposé comme le complément alimentaire priorisé par les agriculteurs. Entre 1980 et 2020, la production de soja a été multipliée par quatre, atteignant 350 millions de tonnes. La production mondiale devrait atteindre d’ici 2050 près de 500 millions de tonnes.
Une aubaine bien flairée par les États-Unis et le Brésil qui se sont empressés depuis la seconde moitié du XXe siècle d’allouer toujours plus d’espace aux cultures de soja, quitte à détruire d’autres espaces importants comme en Amazonie. Mais de l’autre côté, pour les régions qui ne sont pas spécialisées dans le soja, c’est une épine dans le pied pour nourrir les cheptels à moindre coût. Car les différentes crises sociales et économiques, comme l’inflation ou la guerre en Ukraine, déstabilisent le marché mondial, et démontrent toute la fragilité des réseaux d’échanges de matières premières entre les pays.
Mais ce n’est pas tout. La prise en considération grandissante de la crise environnementale remet en cause complètement les cultures de soja. Au Brésil, les immenses champs de soja en monoculture cristallisent les tensions entre les populations locales et l’agro-business. Déforestation massive, accaparement des sols, pollutions, usage de pesticides, déclin de la biodiversité… les dégâts causés par ces cultures sur l’environnement poussent les autres nations à réfléchir à l’après. Comment remplacer le soja si la production ralentit ou si les exportations s’arrêtent ?
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Protéines de méthane : une alternative au soja, mais une nouvelle dépendance aux énergies fossiles
Face à ces tensions, les regards se portent sur de nouvelles formes de protéines pour diversifier les sources de compléments alimentaires dans les élevages. Les algues, les insectes, les farines animales sont évoquées en tant que potentielles alternatives au soja, à l’instar des projets de production de protéines à partir du méthane.
C’est une révolution pour de nombreux pays que de pouvoir produire soi-même ses protéines, comme au Qatar où les terres sont difficilement exploitables, mais où le méthane est une ressource facilement accessible. Unibio a déjà annoncé dans un communiqué de presse publié en octobre 2022 qu’une première usine verra le jour (au mieux) d’ici la fin de l’année 2024 sur le territoire qatari.
D’autres voient dans cette nouvelle forme de technologie un moyen d’assurer dans les prochaines décennies la sécurité alimentaire de nombreux pays en cas d’effondrement du système agricole. Dans une récente étude publiée en 2022, les pires scénarios ont été imaginés dans le cadre de l’étude où une éruption volcanique titanesque, un astéroïde frappant la surface de la Terre, ou une catastrophe nucléaire mettent à terre l’agriculture mondiale.
Les chercheurs ont estimé que, lorsque les usines de production de protéines issues du méthane seront capables de fonctionner à plein temps, 7 à 11% des besoins mondiaux de protéines pourraient ainsi être comblés en seulement une année, et qu’il ne faudrait que trois et cinq ans pour satisfaire la totalité des besoins.
Mais en sommes nous rendus là ? En prenant un scénario catastrophique, l’étude justifie le développement d’une technologie destinée à ce jour, non pas à nous humain, mais à une industrie polluante, celle de l’élevage.
Car, selon les arguments portés par les entreprises du secteur, la production de protéines grâce au méthane permettrait de nourrir les élevages de manière plus « écologique ». Sans champs de soja, plus de déforestation ni de pollution. Donc plus de problème ?
Non, puisque c’est l’élevage en lui-même qui est polluant, pas seulement la nourriture que l’on donne aux animaux. L’élevage de bovins et d’ovins pour la viande, la production de fromage, et enfin la production de lait sont les quatre premiers secteurs de pollution comme le démontre ce graphique de Our World in Data, et la nourriture (en orange) ne représente qu’une partie restreinte des émissions de gaz à effet de serre lors de la production d’un kilogramme de protéine.
Il demeure en outre un risque, celui que les protéines provenant des bactéries méthanotrophes deviennent une excuse pour donner une fois de plus du répit aux industries émettrices de méthane. Qu’une fois que l’humanité sera dépendante de ces technologies pour l’alimentation, il soit difficile de faire marche arrière, et d’enfin réduire la part d’énergies fossiles dans notre quotidien.
Ne pas remettre en cause la production et la consommation de viande implique donc d’entretenir un secteur qui n’est à l’heure actuelle pas soutenable, et ainsi, de faire perdurer les émissions de gaz à effet de serre, le gaspillage de la ressource en eau et les autres pollutions inhérentes à l’agriculture et aux industries qui y sont associées.
Image par Євген Литвиненко de Pixabay