Le tribunal de La Haye a condamné Shell à réduire ses émissions de CO2. Étudions les implications de cette décision.
Le 26 mai, le tribunal néerlandais de La Haye a rendu son verdict sur l’affaire dite du “peuple contre Shell”. Le géant pétrolier a été condamné à réduire ses émissions de CO2 de 45% d’ici 2030 (par rapport au niveau de 2016). C’est la première fois que la justice impose des objectifs climatiques à une entreprise privée. Comment Shell a-t-elle été condamnée ? Quelle est la responsabilité des entreprises privées face au changement climatique ? Cette décision va-t-elle inspirer d’autres plaintes ? Tentons de comprendre.
Une première mondiale
En 2019, un collectif qui rassemble des associations (ActionAid Pays-Bas, Both Ends, Fossil Free Pays-Bas, Greenpeace Pays-Bas, les Jeunes Amis de la Terre Pays-Bas et l’association de la mer des Wadden) et plus de 17 000 citoyens néerlandais décide de poursuivre la compagnie pétrolière Shell en justice. Le collectif accuse l’entreprise de participer grandement au changement climatique par ses émissions de gaz à effet de serre et de compromettre ainsi certains droits humains. Le 26 mai 2021, le tribunal de La Haye a rendu son verdict : Shell doit réduire ses émissions de CO2 de 45% d’ici 2030, par rapport au niveau de 2016.
Une nouveauté juridique
Cette décision est sans précédent pour trois raisons principales. Tout d’abord, Shell a été reconnu responsable de ses émissions liées au scope 3, c’est-à-dire celles de ses clients et de ses fournisseurs. Concrètement, si on fait le plein dans une station Shell, la compagnie est maintenant responsable des émissions de notre voiture. Elle doit également les réduire. C’est nouveau en matière de justice climatique. Ensuite, le juge néerlandais a considéré que la société mère du groupe Shell avait l’obligation de respecter les droits humains, en vertu de la Convention européenne des droits de l’Homme. Il s’est basé pour cela sur l’affaire Urgenda de 2019. La Cour suprême des Pays-Bas, saisie par un collectif d’associations et de citoyens, avait contraint l’État néerlandais à réduire ses émissions de CO2 en application des droits humains. Enfin, le tribunal a décidé que Shell devait se conformer au jugement dès maintenant. La compagnie a une obligation de résultats et devra expliquer comment y parvenir.
Cette décision est rendue une semaine après que l’Agence Internationale de l’Énergie ait publié son rapport “Net Zero by 2050”. Dans celui-ci, elle explique que pour avoir une chance de limiter le réchauffement climatique à 1,5°C d’ici 2100, on ne doit plus autoriser aucun projet d’exploitation d’énergie fossile.
Shell a décidé de faire appel du jugement. La compagnie néerlandaise argue, en effet, qu’elle s’est déjà dotée d’un plan pour atteindre la neutralité carbone d’ici 2050. Son objectif est d’arriver à baisser de 100% son intensité carbone en 2050. L’intensité carbone, c’est la quantité de CO2 émis pour créer un euro de chiffre d’affaires
Responsabilité des entreprises et justice climatique
L’argument de Shell pour se défendre était de dire qu’en tant qu’entreprise, l’Accord de Paris ne la concernait pas. Ce sont des pays qui ont conclu cet accord. Or, le tribunal de La Haye a rejeté cet argument. Il estime que sans la coopération de grandes entreprises comme Shell, les objectifs climatiques ne seront jamais atteints. La compagnie pétrolière a donc une responsabilité.
Le concept central de responsabilité
Ce concept de responsabilité est central dans la justice climatique. Il y a besoin d’établir les responsables du changement climatique pour pouvoir sanctionner leurs manquements. Les victimes peuvent ainsi demander réparation. On peut considérer différents acteurs comme responsables du changement climatique : des États individuellement ou collectivement, des entreprises, des individus, des institutions internationales… Plusieurs décisions de justice ont déjà reconnu la responsabilité d’entreprises dans la dégradation de l’environnement mais c’est la première fois qu’un tribunal impose des objectifs climatiques à une entreprise privée.
Vers la fin du greenwashing ?
L’affaire “du peuple contre Shell” a aussi été l’occasion d’opposer à Shell ses propres engagements. La compagnie, au travers de communiqués de presse, de déclarations, de rapports ou de pactes signés comme le Global Compact, s’est engagée à réduire ses émissions de CO2 et à participer activement à la transition écologique. Cette décision de justice permet alors de sanctionner le greenwashing des grandes entreprises. “Il y a une judiciarisation de la RSE« , expliquent Sébastien Mabile et François de Cambiaie, les deux avocats qui sont chargés du dossier qui oppose un collectif d’associations et de collectivités à Total. « Aujourd’hui, la RSE ce n’est plus de belles paroles sans engagements, il y a une responsabilisation des entreprises et le contentieux fait partie de la palette mise à disposition pour faire bouger les lignes », ajoutent-ils.
Cette condamnation fera-t-elle jurisprudence ?
La condamnation de Shell pourrait faire jurisprudence et inspirer d’autres procès dans le monde entier. L’ONG Les Amis de la Terre qui fait partie du collectif d’associations requérant a bon espoir :
“C’est une victoire écrasante pour la justice climatique. Nous avons espoir que ce verdict déclenche une vague de procès climatiques contre les grands pollueurs pour les contraindre à cesser d’extraire et d’exploiter des combustibles fossiles.
Sara Shaw des Amis de la Terre International
Cette décision pourrait, en effet, motiver d’autres collectifs à poursuivre des grandes entreprises polluantes partout dans le monde. Les plaintes pourraient aussi concerner les compagnies aériennes. Avant même une condamnation, ces plaintes pourraient pousser les multinationales à prendre des engagements plus forts. Devant des tribunaux partout dans le monde, 8 autres multinationales sont accusées d’émettre trop de gaz à effet de serre. En France, le verdict du tribunal néerlandais a un écho particulier. Un collectif de collectivités et d’associations a assigné la multinationale Total en justice, le 28 janvier 2020. Ils demandent que la compagnie prenne des mesures pour réduire drastiquement ses émissions de gaz à effet de serre et opère sa transition énergétique.
Selon François de Cambiaie, la décision du tribunal de La Haye est un signal très positif. La France et les Pays-Bas ont le même type de réglementation. De plus, le collectif français demande à Total de réduire ses émissions dans une proportion semblable à celle imposée à Shell. “Il faut faire peser sur les multinationales la responsabilité de réduire les émissions et de se conformer à l’Accord de Paris” conclue-t-il.
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