Politiques, médias, et même entreprises se font soudain les avocats de la sobriété, et tentent d’en faire leur cheval de bataille. Et s’il s’agissait là d’une récupération idéologique ?
De façon assez paradoxale, il semble que la sobriété soit devenue tendance. De plus en plus de médias se font désormais l’écho de cette démarche, qui consiste à chercher la modération dans nos consommations et nos productions afin de répondre mieux à nos besoins en sortant des logiques parfois absurdes de surconsommation. À la faveur de la crise ukrainienne et de ses conséquences énergétiques, de l’inflation et de la question du pouvoir d’achat, ou face à la crise écologique, on voit même désormais des politiques invoquer la nécessité de la transition vers la sobriété dans la transition écologique. Des entreprises se sont même jointes au mouvement.
On pourrait se réjouir d’une telle prise de conscience, de cet alignement tant espéré entre les discours politiques et économiques, et les discours scientifiques qui disent depuis longtemps la nécessité de cette transition vers la sobriété. Mais ne nous y trompons pas : une grande partie de cette tendance tient en réalité plus d’une récupération idéologique opportuniste que d’une réelle volonté de changer notre système économique. Tentons d’y voir plus clair.
Les nouveaux discours sur la sobriété
De plus en plus d’acteurs publics empruntent désormais le terme sobriété. Que ce soit pour parler transition énergétique, transition numérique ou même aménagement du territoire, le mot sobriété est partout.
Le gouvernement, par exemple, se targue dans sa feuille de route « Numérique et environnement » de la nécessité de « sensibiliser les Français aux bonnes pratiques en matière de sobriété numérique », pour faire baisser l’empreinte environnementale du secteur. Il parle de sobriété foncière pour lutter contre l’artificialisation des sols, arguant qu’il faut modérer les constructions neuves et la bétonisation des zones naturelles. En matière énergétique, la notion de « sobriété énergétique » fait aussi son chemin après de trop longues années à ne parler que d’efficacité énergétique.
Nouvelle innovation sémantique : on parle désormais même de planification écologique, une planification qui devrait permettre d’organiser collectivement la limitation de nos consommations d’énergie et de ressources, et donc de nos impacts environnementaux. La sobriété organisée, en quelque sorte ?
Les vertus de sobriété des acteurs économiques
De la même manière, un nombre croissant d’entreprises mettent désormais la sobriété au coeur de leurs communications. On a ainsi pu voir défiler en commission au Sénat les géants du numérique venant dire à quel point ils agissent pour un numérique responsable et pour la sobriété numérique.
Les constructeurs auto vantent plus que jamais leurs moteurs économes en énergie. Et ils font même pub pour la mobilité douce, puisque depuis le 1er mars 2022, la législation française oblige les constructeurs à apposer sur leurs communications des messages incitant à l’usage des transports en commun, du vélo ou de la marche. D’une manière générale, dans tous les secteurs, on trouve désormais en filigrane des messages incitant à consommer moins, mieux consommer.
Encore plus récemment, ce sont les entreprises de l’énergie, qui font dans le JDD un appel ému aux Français pour qu’ils se mobilisent pour la sobriété énergétique pour faire face à la crise énergétique globale.
Sobriété : une récupération idéologique ?
Qui aurait pensé, il y a de cela encore quelques mois que tous les acteurs clés du système économique contemporain, des politiques aux grandes entreprises, se feraient les parangons du « consommer moins » ? S’agirait-il de croire qu’il est désormais tendance d’être Amish ?
Sans doute pas. Car si l’on creuse, c’est un jeu de dupes qui se révèle. Difficile en effet ne pas voir dans cette mode soudaine de la sobriété un paradoxe, un double discours même. Certes, les acteurs publics parlent de sobriété numérique, de modérer nos usages et nos productions numériques. Et dans le même temps ? Ils veulent accélérer ! Miser sur une « stratégie d’accélération 5G et futures technologies de réseaux de télécommunication », cette fameuse 5G dont toutes les études montrent qu’elle devrait favoriser l’exact inverse de la sobriété : explosion des transmissions de données, des renouvellements du matériel. Dans cette drôle de sobriété disruptive qui va toujours plus loin, toujours plus vite, au lieu de ralentir et de se modérer, on ne sait plus bien où est la priorité : réduire, ou augmenter… À moins que ce soit les deux « en même temps » ?
Même ambiguïté quand les acteurs publics parlent de « sobriété énergétique ». Le terme apparaît dans la loi de Transition Énergétique pour la Croissance Verte (sic), où il est écrit que « la sobriété participe au même titre que l’efficacité à la maîtrise de la demande en énergie« . Cinq ans plus tard, la Convention Citoyenne pour le Climat met le terme sobriété au coeur de ses propositions : il y apparaît 32 fois. C’est-à-dire 32 fois plus que dans la loi Climat et Résilience votée à la suite de ce grand débat démocratique, qui ne mentionne qu’une petite fois la « sobriété numérique ». Même l’Autorité Environnementale, dans son rapport 2021, fustigeait l’absence de réflexion sur le sujet de la sobriété dans l’action publique : « la sobriété énergétique et la réduction des émissions de gaz à effet de serre restent à inscrire dans les plans / programmes et les projets » des politiques publiques.
Côté acteurs privés, mêmes dérives. Les mêmes entreprises qui demandent désormais aux citoyens de limiter leur consommation d’énergie pour faire face à l’inflation des prix sont celles qui investissent massivement au Qatar pour développer des projets gaziers ou pétroliers géants, des centrales solaires gigantesques, en toute sobriété. Après tout, il y a des stades de foot à climatiser. Ce sont les mêmes entreprises qui ont cumulé en 2021 un sobre bénéfice de près de 25 milliards d’euros qui demandent désormais aux ménages de se serrer la ceinture. Si seulement on pouvait trouver quelque part un peu d’argent pour financer les besoins énergétiques des Français, dont près de 12 millions vivent dans la précarité énergétique, plutôt que de leur demander de baisser le chauffage… En matière de sobriété numérique, ce sont toujours les mêmes entreprises que l’on entend. Les mêmes acteurs dont on constate, année après année, l’incapacité à transformer leurs modèles d’affaires pour modérer la croissance effrénée du secteur grâce, souvent, à l’obsolescence programmée. Heureusement, on peut recycler son ordinateur pour s’en acheter un nouveau !
[box]Voir : Faut-il croire dans un « numérique responsable » ?[/box]
Une sobriété à la sauce responsabilité individuelle
On ne peut s’empêcher de constater, quand on écoute ces discours sur la sobriété, qu’ils sont presque toujours tournés vers un seul et même acteur : le citoyen. C’est bien « les Français » que la feuille de route sur la sobriété numérique vise à sensibiliser. C’est encore eux qui doivent réduire de manière immédiate et massive leurs consommations énergétiques.
Encore une fois, ce n’est pas le système qui doit être remis en cause, ce ne sont pas les infrastructures socio-économiques et techniques qui doivent être transformées. Non, c’est le citoyen, le consommateur, l’individu, qui devrait changer. Bien entendu, tout cela est contraire aux conclusions de l’ensemble de la littérature scientifique, qui rappelle année après année, que la transition écologique et sociale ne peut pas reposer sur les individus mais doit être « structurelle ». Injonction : ton smartphone tu ne renouvelleras point (même si la mise à jour le rend obsolète).
La sobriété est une voie fondamentale, essentielle à explorer pour réussir la transition écologique et sociale. C’est même la seule qui compte vraiment. Mais il faut prendre garde à ce que ce mot ne soit pas confisqué par un discours dominant qui ne vise qu’à maintenir en place un système qui, au fond, est et restera tout sauf « sobre ». Il faut prendre garde que cette sobriété soit sincère, équitablement partagée, globale et systémique. Et qu’elle ne soit pas cette fausse sobriété en demi-teinte, que l’on invoque seulement quand il s’agit de demander aux plus précaires d’assumer seuls la contrainte de notre résilience collective.
Cette sobriété là, bien-souvent, c’est en fait une austérité déguisée. Une sobriété pour les consommateurs, mais pas pour les dividendes, les bénéfices net ou les chiffres de la bourse, bien au contraire. C’est pourtant sans doute par là qu’il faudrait commencer.
Photo par Polina Abramova sur Unsplash