La contestation monte envers les entreprises qui ne respectent pas le développement durable. Juges, actionnaires, consommateurs : l’ensemble de la société se rassemble pour s’opposer à un modèle dépassé. Patrick d’Humières, directeur de l’Académie durable internationale, professeur à Sciences-Po et directeur des MasterClass 21 décrypte cette tendance.
Il y aura un avant et un après Monsanto. Il n’y a pas eu jusqu’ici d’histoire comparable d’une « sortie du marché » d’une entreprise, sous la pression de la contrainte sociétale, alors même que la responsabilité directe de la firme sur les dommages qui lui sont reprochés ne reposent pas encore sur un consensus scientifique général et incontesté. Il y a eu des boycott historiques comme celui dont Shell s’est remis, des accidents dramatiques comme celui de Bhopal qui a emporté Union Carbide, pour ne pas parler des actions contre les cigarettiers créateurs de cancers mais auxquels la fiscalité publique accorde un répit. Le cas Monsanto ressort d’un rejet planétaire croissant à l’égard de l’offre et des méthodes de l’entreprise par les acteurs concernés, paysans, consommateurs ; il nous enseigne deux faits de société et annonce l’émergence d’un nouveau modèle économique, celui de « l’entreprise durable », régulé par la société civile et non plus seulement par la régulation publique dont la déficience a effacé la crédibilité.
Deux enseignements de la crise de l’entreprise non-durable
Le premier enseignement est qu’aucune entreprise n’est à l’abri de son propre aveuglement, à travers ses certitudes, sa logique technique ou financière et son instinct de puissance, sinon de survie. Le capitalisme contemporain a atteint un stade de puissance inégalé dans l’Histoire, que des oligopoles supra-nationaux dominent dans la plupart des secteurs ; « too big to listen », ces mastodontes échappent aux contre-pouvoirs internes qu’elles ont eu soin de neutraliser, comme l’a démontré l’affaire du Dieselgate.
Elles échappent aussi aux contre-pouvoirs externes car elles renâclent à mettre en place ces « comités parties-prenantes », recommandés en France par le Rapport Notat Senard et encore peu développés et écoutés par des gouvernances très endogamiques. Dans un groupe disposant de « cordes de rappel sociétales », le Conseil aurait tiré la sonnette et anticipé depuis longtemps, sinon un moratoire, du moins des dispositions discutées et une plateforme de dialogue sociétal organisé. Ce n’est parce que le droit commercial ne reconnaît pas spécifiquement « les parties prenantes », qu’elles n’existent pas !
Le deuxième enseignement concerne la façon dont les entreprises peuvent passer de la défiance à l’empathie sociétale, indispensable à toute stratégie de marque aujourd’hui. L’engagement pour la Société devient la base du contrat économique, par-delà l’utilité et la sécurité de l’offre mise sur le marché. A lire la déclaration du président de l’IATA qui veut communiquer pour convaincre les nordiques de cesser de dire qu’il ne faut pas prendre l’avion sur courte distance, on voit que l’incompréhension du changement de paradigme est encore répandue dans la sphère dirigeante.
Il ne sert plus à rien de nier les inquiétudes, d’organiser des stratégies occultes ou condamnables pour s’en prendre aux lanceurs d’alerte et aux associations engagées ; l’objectif est bien de faire évoluer les modèles en proposant un bon usage des produits, des relations clients co-responsables de la réduction des impacts et de substituer des produits non « durables » à des produits considérés comme « durables » par les parties concernées, à un moment donné du consensus social. C’est ce que la loi Pacte a consacré en actant dans le droit l’exigence de prise en compte des enjeux sociaux et environnementaux par toutes les entreprises et en proposant aux actionnaires de se doter d’une raison d’être sociétale qui établit la réalité de cet engagement. Il est clair qu’il y aura des contentieux pour discuter de cette application et que la meilleure des protections est bien de rechercher cette prise en compte pour susciter la préférence des clients.
Les entreprises durables seront les leaders de demain
Les entreprises qui démontreront ainsi qu’elles travaillent pour la Société et non contre elle et qui prennent les moyens de réaliser ce pacte sociétal, au-delà du seul pacte actionnarial, seront les leaders de demain ; elles laisseront derrière elles des firmes adossées à des investisseurs court-termistes dont l’exercice reste la création de valeur pour eux-mêmes, tandis que la Société mobilisera ses forces pour relever les objectifs du développement durable, aujourd’hui bien éloignés du modèle actuel.
La déconstruction en cours de la mondialisation dérégulée des années 2000 va accélérer les choses en recréant le lien avec le territoire, en retrouvant des mécanismes de partage de la valeur plus équitables et en intégrant mieux les salariés et les jeunes générations au projet. Cette révolution du modèle arrive plus vite qu’on ne l’imaginait ; elle se croise avec le retournement en cours de l’économie de marché actuelle, au travers de capitalismes d’Etat conquérants. Elle amènera des choix géopolitiques car si l’Etat américain et l’Etat Chinois font de leurs entreprises les armées nouvelles de leur puissance, l’Europe ne pourra pas rester à l’écart et devra se positionner sur un modèle différent, plus consensuel, fortement défendu sur sa zone commerciale et appelant ses acteurs à s’engager dans cette relation à la Société, seule légitimité reconnue des produits et des marques, d’autant que toutes seront soumises au contrôle des labels et de radars numériques. Ce modèle sera tôt ou tard le modèle de référence du monde émergent et de la planète qui ne peut continuer à produire sans mettre au cœur de sa prospérité attendue une raison d’être qui reposera sur les nouveaux piliers de l’économie d’entreprise : la loyauté dans toutes les pratiques, l’équité sur toute la chaîne, l’empreinte environnementale la plus faible et l’accès offert au plus grand nombre.
PS : Il est des entreprises qui auront fait faire des sauts au modèle durable à un moment de leur histoire, notamment grâce à des leaders concernés. Bertrand Collomb était de ceux là, il vient de nous quitter ; nous lui adressons un hommage sincère car il fut le premier grand patron à signer un accord de travail avec une ONG (WWF) pour faire bouger son fonctionnement dans le sens du développement durable. Bertrand Collomb, attaché au lien avec la Société, aura porté sur les fonds baptismaux le Pacte Mondial des Nations Unies et le WBCSD. Qui a dit que la durabilité était d’abord une affaire de pionniers et de patrons engagés ? Bertrand Collomb incarnera définitivement ce mouvement, plus que d’autres. Nous l’en remercions.