L’appétit pour le bio ne faiblit pas : en 2018, pas moins de 5000 exploitations agricoles se sont converties à l’agriculture biologique d’après l’Agence bio, un record ! Désormais en France, 10% des agriculteurs produisent en respectant les critères de l’agriculture biologique sur 7,5% des surfaces agricoles du pays. Mais cet intérêt pour le bio s’accompagne aussi d’une industrialisation de la filière, décriée par une partie du monde agricole et des associations, en raison de pratiques contraires à la « philosophie » du bio et à l’esprit de la réglementation européenne. Décryptage.

L’agriculture biologique : une philosophie avant un cahier des charges

 L’agriculture biologique est apparue dans les années 1920, sur la base d’initiatives lancées par des agronomes, consommateurs, médecins et agriculteurs réfléchissant à des modes alternatifs de production agricole en réaction au développement de l’agrochimie. Mais c’est en Suisse dans les années 1930 que les premiers jalons de la pensée biologique sont posés sous la plume du politicien Hans Muller, préconisant le retour à la terre et aux circuits-courts, ainsi que le rapprochement entre producteurs et consommateurs.

Par la suite, entre 1940 et 1970, plusieurs associations favorables à des pratiques respectueuses de l’environnement et des saisons se structurent, dont l’association Nature et progrès. Ces initiatives permettent une première diffusion des concepts de l’agriculture biologique. Les débuts de l’agriculture biologique sont donc issus de réflexions multiples mais toujours empreintes de contestation face au développement progressif de l’agriculture conventionnelle, d’humanisme et d’une forme de nostalgie du passé, prônant le retour à la Terre.

Mais le développement de l’agriculture biologique connaît son véritable essor dans les années 1970, avec l’apparition d’une conscience écologique au sein de la société civile, marquée par des ouvrages comme le Printemps Silencieux de Rachel Carlson ou encore le rapport Meadows de 1972. Les différents acteurs s’organisent alors en syndicats professionnels, comme la FNAB (Fédération Nationale d’Agriculture Biologique) et avec eux apparaissent les premiers cahiers des charges privés.

De leur côté, les pouvoirs publics n’ont reconnu l’agriculture biologique que dix ans plus tard, par la loi d’orientation agricole de juillet 1980, permettant dès 1985 l’homologation des différents cahiers des charges élaborées par les syndicats professionnels et avec elle l’apparition du label AB. Au niveau de l’Union Européenne, ce n’est qu’en 1991 qu’est adoptée la première réglementation relative à l’agriculture biologique, depuis modifiée à plusieurs reprises jusqu’à l’actuel règlement 2018/848 du Parlement européen et du Conseil du 30 mai 2018 relatif à la production biologique et à l’étiquetage des produits biologiques.

Avant donc d’être des labels et certifications, les pratiques de l’agriculture biologique sont donc issues d’une philosophie de respect de l’environnement, de retour à la terre, en totale opposition avec l’idée de pratiques industrielles… Et pourtant, ce sont bien les pratiques industrielles qui se développent actuellement le plus vite.

L’intérêt croissant des géants de la distribution pour le bio source de développement de pratiques contestées

Alors que 5% des achats alimentaires des français sont issus de l’agriculture biologique et que le marché du bio atteint près de 10 milliards d’euros de chiffres d’affaires, cette filière en pleine croissance suscite un intérêt de plus en plus grand. La grande distribution entre autres a pleinement compris qu’il y avait là un vrai enjeu économique. Elle propose donc de plus en plus de produits estampillés bios et constitue désormais le premier distributeur de produits biologiques, avec 49% de part du marché.

Cependant, le marché français peine à répondre à la demande, compte-tenu d’un mode de production nécessitant plus de temps pour produire en quantité moindre. C’est pourquoi les industriels répondent à la demande en s’approvisionnant hors de France ou en favorisant le développement de pratiques industrielles qui semblent bien éloignées des idéaux philosophiques d’une agriculture respectueuse de l’environnement.

Les débats sur l’industrialisation du bio se cristallise en ce moment sur un sujet : celui des tomates biologiques produites sous serres chauffées. Alors oui, elles sont produites en France, oui, elles sont produites sans pesticides et OGM mais peut-on considérer que ce mode de production est respectueux de l’environnement ? Les serres chauffées nécessitent en effet de recourir aux énergies fossiles pour maintenir les plants de tomates à une température de 21 degrés, ce qui permet alors d’en produire quasiment toute l’année.

Une partie des agriculteurs, certains syndicats dont la FNAB et des associations sont totalement opposées au développement de cette pratique. C’est pourquoi ils ont lancé une pétition sur Change.org intitulé « Pas de tomates bio en hiver : non aux serres chauffées ! ». Lancée fin mai, cette pétition a déjà recueilli près de 65 000 signatures.

Mais si le débat reste ouvert, c’est en réalité parce qu’il existe une incertitude sur l’interprétation des règles européennes relatives aux méthodes de production de l’agriculture biologique. En effet, la réglementation établie à Bruxelles impose que les produits biologiques respectent le cycle des saisons et qu’il soit fait un usage raisonné de l’énergie, mais sans donner davantage de précisions.

Dès lors, peut-on considérer que pour limiter les importations de produits biologiques, dont les émissions liées au transport peuvent être importantes, il vaut mieux produire en France mais en chauffant des serres ? De même, si dans certains pays, la saison des tomates débute plus tôt en raison d’un climat différent, peut-on considérer qu’on respecte le cycle des saisons en s’alignant en France sur le cycle des saisons du sud de l’Europe ? Rien n’est moins sûr.

Un nouveau règlement européen devrait clarifier les choses. Sauf qu’il n’entrera en vigueur qu’en 2021, de quoi laisser se multiplier les serres chauffées en Bretagne ou dans les Pays de la Loire pendant encore un moment à défaut d’un accord. Pour l’heure, les serres chauffées ne représentent que 0,2% des surfaces cultivées en agriculture biologique, mais des projets d’ampleur pourraient voir le jour.

Pour mettre un terme au débat sur les tomates bio produites sous serres chauffées en France, un vote est prévu au sein du Comité national de l’agriculture biologique le 11 juillet prochain. En attendant, deux clans s’affrontent avec d’un côté les partisans d’une agriculture bio conforme à l’éthique originelle du mouvement et de l’autre, les pragmatiques qui ne veulent pas passer à côté d’une belle opportunité d’affaires face à une demande croissante.

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