L’idée de privilégier les entreprises européennes dans les marchés publics commence à se faire une place dans les programmes des différents partis politiques français à l’occasion des élections européennes du 9 juin. Mais cet outil de protectionnisme est-il une si bonne idée s’il n’est pas accompagné de critères de durabilité ? On fait le point en 4 questions.

D’où vient l’idée d’un Buy European Act ? 

L’idée d’un Buy European Act est inspirée d’une loi américaine mise en place après la Grande Dépression, en 1933 pour rebooster l’économie locale en donnant une préférence aux produits fabriqués sur le sol américain dans la commande publique. Elle est aujourd’hui de plus en plus partagée en France, avec l’argument de faire face aux nouvelles mesures protectionnistes d’autres pays comme l’Inflation Reduction Act (IRA) américain qui flèche les subventions sur les semi-conducteurs et certains secteurs verts fabriqués aux USA. 

Depuis plusieurs mois, le ministre de l’Economie français, Bruno Le Maire tente ainsi de convaincre ses homologues européens d’instaurer un seuil minimum d’environ 50 % de produits made in Europe pour les marchés publics. Ces derniers comptent en effet pour 15% du PIB européen. Mais l’UE se démarque de la Chine ou des Etats-Unis en excluant tout critère de contenu local dans ces marchés, au nom de la libre concurrence. Ainsi, 55% des marchés publics européens sont uniquement basés sur l’évaluation du prix le plus bas selon la Commission européenne

Pourquoi un Buy European & Green Act ? 

Pour Vincent Vicard, adjoint au directeur du CEPII et responsable du programme scientifique Analyse du Commerce International, l’idée d’un Buy European Act sans dimension verte n’a pas de sens. « En réalité, contrairement à la France, nous n’avons pas besoin de réindustrialiser l’Europe : notre balance commerciale est excédentaire (hors conjoncture 2022) ce qui signifie que nous produisons déjà trop de biens manufacturés par rapport à notre propre demande », explique-t-il à Youmatter. Cela pourrait même pousser à la désindustrialisation d’autres régions du monde et renforcer les conflits politiques et les défis qu’affrontent des pays à plus faibles revenus.

« Ce dont nous avons besoin en revanche, c’est d’une transformation verte de notre économie et de notre industrie. L’enjeu de la décarbonation est fondamental. Et pour cela, la commande publique peut jouer un rôle, en favorisant les secteurs où elle est importante et/ou des secteurs verts comme les énergies renouvelables », précise-t-il.  Car la commande publique européenne, c’est aussi 10% des émissions de CO2 de l’Union. Et s’il est désormais possible d’introduire des critères de durabilité dans les appels d’offres, cela est loin d’être systématique. 

D’où l’idée de certains partis et think tank, notamment du côté écologiste, d’ajouter une composante durable à un Buy European Act. « Les marchés publics sont un outil clé de la politique d’innovation. Ne pas l’utiliser pleinement pour accélérer la transition serait une erreur en termes d’alignements des politiques publiques sur l’objectif climatique de l’Union européenne », souligne ainsi le cabinet Carbone 4 dans son étude Buy european and sustainable act : accélérer la transition vers une économie européenne bas carbone, publiée en mai. 

Quels bénéfices environnementaux, économiques et sociaux ?

Selon l’étude de Carbone 4, le critère de durabilité est essentiel, en plus du local, pour générer des bénéfices significatifs sur le climat et booster le développement des activités vertes européennes. Pour réaliser cette évaluation, le cabinet s’est basé sur un scénario hypothétique : quels auraient été les impacts si les pays de l’UE avaient décidé d’aligner leur commande publique (sur les produits les plus émissifs et pour lesquels la commande publique est importante, soit 30% de la commande publique européenne) avec leur ambition climatique au moment de l’Accord de Paris avec un plein effet à partir de 2019 ? Résultat, si un « Buy european and sustainable act », avec le double critère local et climatique donc, avait été mis en place à l’époque, cela aurait permis une baisse de 34 MtCO2e de l’empreinte carbone de l’UE chaque année entre 2019 et 2021, soit +64% par rapport à l’empreinte totale réelle mesurée entre 2015 et 2019. Et l’empreinte carbone de la commande publique totale de l’UE aurait baissé de 9% entre 2019 et 2021. 

Les bénéfices seraient aussi économiques. Cela permettrait de « nouveaux débouchés durables pour les entreprises européennes innovantes »; « une visibilité pour les entreprises » leur permettant « d’investir et de mettre à l’échelle les innovations bas carbone » et fournirait « un modèle de stratégie d’achats bas carbone à l’usage de tous les acteurs économiques », estime Carbone 4. En mobilisant 86 milliards d’euros pour le développement des activités vertes par le biais de la commande publique, les ventes annuelles des entreprises européennes pourraient augmenter de 6 milliards d’euros chaque année. Et 380 000 emplois pourraient être créés dans les activités vertes dans l’Union. 

En savoir + : Comment le Pacte Verte tente de verdir l’économie européenne ?

Élections européennes : quels partis portent cette idée ? 

Dans le cadre des élections européennes, tous les partis politiques français ont repris l’idée d’un Buy european act. Mais celui-ci est plus ou moins vert. A droite et à l’extrême droite, la préférence européenne est mise en avant dans les marchés publics et LR veut même « en faire une obligation lorsque la réciprocité de l’accès des entreprises européennes aux marchés publics des pays tiers n’est pas réellement assurée ». Pour Renaissance, « tout marché public doit privilégier la production européenne et toute aide publique doit être conditionnée à une obligation de localiser ou rapatrier une partie de la production en Europe ». Mais il n’est pas question de critères écologiques.

Ceux-ci sont en revanche une composante forte des programmes des écologistes et de la gauche. Les Verts portent la proposition depuis longtemps. « Il nous faut impérativement passer d’une économie qui détruit à une économie qui répare. Dans ce cadre, nous avons besoin d’un Buy Green and European Act, notamment dans les domaines stratégiques comme l’alimentation ou la santé », assure ainsi la tête de liste Marie Toussaint lors d’un webinar de l’Association des Journalistes de l’environnement. Leur programme propose de déployer « le levier de la commande publique pour accélérer la bifurcation”, de mettre en place “un plan de soutien de l’économie à impact”, et “de conditionner l’ensemble des subventions et aides publiques européennes aux entreprises aux conditions de maintien de l’emploi, de relocalisation de l’économie et de bifurcation écologique »

De son côté PS-Place publique plaide pour une loi « Acheter européen » conditionnant l’accès à tous les dispositifs de soutien public (commande publique, subvention, mécanismes de prix garantis et autres formes de soutien) à « l’offre environnementalement, socialement et économiquement la plus avantageuse », avec des critères écologiques harmonisés et des sanctions en cas de non-respect. Quant aux Insoumis, ils veulent « faire primer, via une clause de proximité (d’abord nationale lorsque l’offre correspond aux besoins puis européenne), les critères sociaux et écologiques et de proximité sur le critère de prix dans les appels d’offres publics ». Ils proposent également de « refuser l’attribution de marchés publics aux entreprises ne respectant pas le droit du travail et les conventions collectives dans l’ensemble de leurs pays d’implantation ». 

Outre la France, peu de pays européens semblent pourtant gagnés par l’idée de mettre à la fois des critères locaux et écologiques. Lors d’une réunion tripartite en avril avec leur homologue français, les ministres de l’Economie allemands et italiens ont privilégié les critères de « résilience et de durabilité » (respect des normes environnementales, absence de travail forcé…) aux critères de proximité, rapporte le journal Les Echos

Illustration : freestocks.org