Le 5 mars, trois affaires portant sur le devoir de vigilance vont se tenir dans la nouvelle chambre de la Cour d’appel de Paris dédiée aux “contentieux émergents” comme ceux liés à la CSRD ou le devoir de vigilance. Une création qui consacre la spécificité et la complexité de ces affaires RSE mêlant droit des affaires, droit social et droit environnemental.
Avec une vingtaine d’affaires en cours sur le devoir de vigilance, dont douze au stade de l’assignation en justice selon le calcul d’AEF Développement durable, le contentieux RSE commence à prendre de l’importance en France. Et le nombre d’affaires est appelé à croître au regard des directives européennes qui traitent de ces sujets, comme le reporting de durabilité, transposé en décembre dans l’Hexagone. Pour juger ces affaires d’une rare complexité, assurer l’accès à la justice des plaignants, et réduire l’insécurité juridique des entreprises concernées, la justice commence donc à s’organiser.
Une chambre spécifique pour les « contentieux émergents » de RSE
Mi janvier, la Cour d’appel de Paris a ainsi annoncé la création, au sein de son pôle économique, d’une chambre spécifiquement dédiée aux « contentieux émergents » (la chambre 5-12), à l’échelle nationale. Une catégorie qui comprend les affaires liées au devoir de vigilance, au reporting en matière de durabilité (CSRD) et « aux actions en responsabilité écologique dans les affaires présentant un caractère de grande complexité ».
Une innovation « majeure » devenue indispensable en raison de la « dimension systémique » de ces affaires, soulignait ainsi Jacques Boulard, Premier président de la cour d’appel de Paris lors de son audience solennelle de rentrée. Elle va permettre aux magistrats de disposer de « compétences juridictionnelles transversales, empruntant à diverses branches du droit » tandis que les parties au procès bénéficieront « de la garantie d’une plus grande prévisibilité de la jurisprudence ». Pour les affaires en appel, la nouvelle cour siégera de façon collégiale, avec trois juges provenant de différentes chambres. En première instance, c’est le seul tribunal judiciaire de Paris qui a été désigné en 2021 comme le seul compétent au niveau national sur le devoir de vigilance par le législateur.
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CSRD, devoir de vigilance…des affaires stratégiques avec très peu de moyens
Cette clarification des compétences est saluée par les professionnels du droit. Face à un « certain flou sur l’application du devoir de vigilance », notamment liée à l’imprécision de la loi elle-même, « il semble nécessaire de construire une jurisprudence claire et précise permettant d’assurer la sécurité juridique des entreprises, avec une magistrature qualifiée et dédiée », assure ainsi Alexandra Nowak, avocate spécialisée en RSE pour De Gaulle Fleurance. Or « les magistrats sont peu formés à ces questions et manquent de temps et de moyens, ils doivent trancher des questions de société et d’environnement très complexes, dans des affaires très stratégiques et très exposées médiatiquement », estime Grégoire Leray, directeur du CERDP (Centre d’Etudes et de Recherche en Droit des Procédures) et spécialiste du droit de l’environnement.
De fait, sur le devoir de vigilance qui s’applique depuis 2019 en France, plusieurs plaintes ont été jugées irrecevables et une seule affaire – concernant l’emploi de travailleurs sans papiers par des sous traitants de La Poste- a jusqu’à présent été jugée sur le fond. « Ce n’est pas étonnant qu’il s’agisse d’une affaire liée au droit social et sur un périmètre français », souligne Clara Alibert, chargée de plaidoyer Acteurs économiques au CCFD-Terre Solidaire. « Les autres, impliquant TotalEnergies, EDF ou Suez, ont en effet une dose d’extra-territorialité et de droits des populations autochtones, des domaines pour lesquels les magistrats sont moins outillés », précise-t-elle. Avec la création de la chambre 5-12, la justice acte donc « la spécificité de ces contentieux qui demandent une expertise et un temps différent des affaires classiques » et se met en ordre de marche pour y faire face, se réjouit Clara Alibert.
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Une multiplication des contentieux RSE ?
L’initiative est d’autant plus bienvenue que les affaires liées au devoir de vigilance ne sont pas les seules visées par la nouvelle chambre. La directive européenne sur la transparence des entreprises en matière de durabilité (CSRD), a en effet été transposée à la fin de l’année par la France et des sanctions, notamment pénales, sont prévues pour les dirigeants et l’entreprise en cas de non certification des informations ou refus de communication des données aux auditeurs par exemple. Plus classiquement et à l’image du devoir de vigilance, toute personne peut aussi demander en référé d’enjoindre sous astreinte la production ou la communication du rapport de durabilité. Une procédure dont pourraient se saisir des ONG ou des actionnaires engagés sur ces questions.
Pour autant faut-il s’attendre à une explosion des contentieux de ce type ? « Ces contentieux sont dodus mais pas forcément pléthoriques », souligne Grégoire Leray. Sur le devoir de vigilance, peu d’entreprises sont concernées par la loi française, la directive européenne, qui doit élargir le spectre des sociétés visées, est sur la voie d’être abandonnée. Par ailleurs, la complexité des procédures incite les ONG – principales plaignantes en la matière- à concentrer leurs forces sur des affaires emblématiques.
La CSRD qui renforce le contrôle de l’information et s’appliquera à 20% des entreprises françaises d’ici 2026 pourrait toutefois changer la donne. Même si les contentieux devraient être « limités par l’obligation de certification des rapports de durabilité », assure Alexandra Nowak.
Reste que la mise en place de chambres et de magistrats spécialisés sur ces questions devrait aussi permettre de réduire le risque de recours à des procédures alternatives comme les médiations qui se sont développées ces dernières années sur d’autres types de litiges économiques. « Or, les affaires liées à des questions RSE relèvent de l’intérêt général et ne doivent pas échapper au juge », estime Grégoire Leray.
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