Pour cet épisode de Triple A, Caroline Orset, enseignante-chercheuse en économie à AgroParisTech (Université Paris-Saclay), et spécialiste du rôle des lobbies, nous décrit le fonctionnement des réseaux d’influence dans le monde agricole. Syndicats agricoles, entreprises privées de l’agroalimentaire, ONG environnementales et de défense des consommateurs, une lutte s’organise pour transformer les modes de consommation et influencer les décideurs publics, français comme européens.

Au début de l’année 2024, un vaste mouvement d’agriculteurs en colère a explosé en France et en Europe pour dénoncer les bas revenus, la hausse des charges, la concurrence déloyale, et l’empilement des normes, environnementales notamment, et des charges administratives. Derrière cette colère, c’est aussi une bataille de lobby qui se joue dans le secteur avec des groupes aux intérêts aussi divergents que la FNSEA, Nestlé, France Nature Environnement, la Confédération Paysanne, Pernod Ricard mais avec un objectif commun : façonner le futur de l’agriculture. 

Ces groupes d’intérêts organisés « visent à influencer les décisions politiques et les actions des gouvernements et des législateurs, ainsi que des institutions qui ont du pouvoir, dans le but de promouvoir son propre intérêt et ceux de ses membres », explique Caroline Orset, enseignante-chercheuse en économie à AgroParisTech (Université Paris-Saclay) et spécialiste des stratégies d’influence de ces acteurs agricoles au micro du podcast Triple A de Youmatter.

Les lobbies, des groupes de pression et d’influence

En France, les lobbies agricoles sont fortement ancrés dans le paysage économique et médiatique. De fait, « l’agriculture a toujours occupé une place centrale dans l’économie et la société française », rappelle Caroline Orset. Une forte tradition historique qui s’est construite sur une grande diversité de paysages agricoles et un terroir riche que la France continue d’entretenir aujourd’hui malgré le développement de l’agriculture industrielle.« Cette particularité se manifeste également par une organisation structurée, influente, caractérisée par un syndicalisme puissant et diversifié, où tous les intérêts agricoles trouvent une représentation. Cela renforce en fait leur influence politique, tant au niveau national qu’au niveau européen », souligne la chercheuse. 

« Le travail de lobbying est organisé de manière très stratégique », précise-t-elle. D’une part, via un lobbying dit direct : des rencontres avec les décideurs politiques, la participation à des groupes de travail mise en place par les ministères et les institutions européennes, la formation d’un front commun avec d’autres syndicats ou des ONG pour défendre une cause commune…

Mais le lobbying correspond également à un travail de fond moins officiel, moins visible, où l’objectif est de distiller, à la fois dans la population, et auprès des décideurs politiques, le bien-fondé d’une idée ou d’un projet. Cela passe par des campagnes de sensibilisation via les médias (Presse, télévisions, réseaux sociaux), la publication d’études scientifiques et de rapports, mais aussi la formation des adhérents et l’organisation de manifestations et de protestations lorsque les enjeux politiques et les nouvelles réglementations sont forts. 

Ce fut le cas fin 2023/début 2024 avec un appel des grandes fédérations agricoles à différentes actions « coup de poing ». Un appel suivi par les agriculteurs dans toute l’Europe. Celui-ci a entraîné de nombreuses concessions des gouvernements au niveau national, et poussé le Parlement européen à adopter dans l’urgence une révision de la Politique agricole commune, la PAC, au détriment de la protection de l’environnement. Une décision contestée par les ONG environnementales, telle que Greenpeace qui dénonce « une procédure d’urgence sans fondement » et « une proposition à contre-courant des enjeux climatiques ». 

Problème : ces ONG, proches des organisations agricoles alternatives telles que la Confédération paysanne,« disposent de moins de ressources financières et ont moins accès aux décideurs publics : elles comptent souvent sur les soutiens de bénévoles et sur des campagnes de financement participatif », souligne Caroline Orset. Toutefois, celles-ci ont bénéficié « ces derniers temps d’une bonne couverture médiatique, notamment lors de manifestations », note la chercheuse. 

Des lobbies qui façonnent notre imaginaire

Outre les syndicats agricoles (FNSEA, JA…) et les organisations qui gravitent autour (coopératives, Chambres d’agriculture, associations d’aide…), les entreprises de l’agro-industrie occupent une place prépondérante dans le quotidien et l’imaginaire des Français. Parfois à leur détriment. 

C’est le cas de l’industrie laitière et de son fameux slogan « Les produits laitiers sont nos amis pour la vie » qui a accompagné à la TV de nombreux enfants depuis les années 80. Les entreprises du secteur promeuvent la consommation de lait dans les écoles, sponsorisent les événements sportifs (Danon et les JO2024), financent des études scientifiques, collaborent avec des influenceurs… « Pourtant, la consommation de lait n’est pas toujours conseillée pour la santé, rappelle Caroline Orset. Selon l’Organisation mondiale de la santé, environ 70 % de la population adulte mondiale est intolérante au lait. Quant à sa fabrication, elle suit souvent une logique d’agriculture intensive qui peut être nocive pour l’environnement ».

Même constat pour l’industrie du sucre, qui utilise des stratégies de lobbying pour affaiblir les politiques publiques de santé luttant contre l’obésité et visant à réduire la consommation de sucre. Ou de l’alcool qui, malgré le fait qu’elle soit à l’origine chaque année en France de 49 000 décès et représente un enjeu de santé publique majeur, continue d’avoir une influence considérable dans la culture grâce à des partenariats avec des festivals, des événements culturels, voire même des événements sportifs, et des placements de produits dans les films et les séries télévisées. 

Faut-il interdire les lobbies ?

Alors faut-il interdire les lobbies ? Pour Caroline Orset, les lobbies ne sont pas intrinsèquement mauvais et peuvent même avoir leur intérêt. D’abord permettre aux diverses parties prenantes (entreprises, associations, syndicats, ONG) de faire entendre leur voix auprès des décideurs politiques. « Cette diversité de perspectives peut conduire à des décisions plus équilibrées et représentatives des divers intérêts de la société. Elle contribue ainsi à une gouvernance plus participative et démocratique », estime la chercheuse. 

C’est notamment ce qui permet aux ONG d’avoir voix au chapitre, à travers leur action de lobbying, qu’elles préfèrent renommer « plaidoyer ». Mais ces bénéfices ne peuvent voiler les dérives du lobbying. 

De fait, le manque de transparence, les pratiques douteuses, les conflits d’intérêts font partie intégrante des stratégies d’influence de certaines entreprises. Ainsi, un rapport de l’OMS Europe publié le 12 juin 2024 démontrait ainsi que ces pratiques étaient communes dans les entreprises des secteurs du tabac, des aliments ultra-transformés, des énergies fossiles et de l’alcool.

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Pour la chercheuse, il est donc nécessaire d’avoir un meilleur encadrement des pratiques des lobbies, grâce notamment à l’instauration de codes éthiques et de registres publics obligatoires des activités de lobbying, de leurs dépenses et des rencontres avec les décideurs publics. « L’équilibre des pouvoirs peut être renforcé en assurant un accès égal aux différents types de coûts, y compris les organisations de la société civile et les petites entreprises, ce qui contribuerait à un paysage de lobbying plus équilibré », conclut-elle.

Illustration : Canva