Les tiers lieux peuvent-ils être des vecteurs de transformation écologique et sociale dans les territoires, pour les populations mais aussi les entreprises ? Absolument, répondent en cœur Fabien Courteille, Directeur Technique Alliance & Partenariats 3ZERO d’Acted (Convergences) et Jean Karinthi, associé fondateur du tiers lieu L’Hermitage. Youmatter les a rencontré au salon Convergences pour qu’ils nous expliquent pourquoi.
Youmatter. Lieu de coworking, de convivialité, d’apprentissage ou de fête, le tiers lieu est par essence difficile à définir et il semble qu’il y ait en réalité autant de définition que de tiers lieux (environ 3 000 en France !). Alors avant toutes choses, comment le définiriez-vous ?
Jean Karinthi (JK). Je dirais que le tiers-lieu, il se fait quand on n’affecte pas exclusivement une infrastructure à une fonction. Le XXe siècle a beaucoup catégorisé les fonctions des espaces. Il a beaucoup cloisonné et l’on est arrivé à des aberrations où des espaces ne sont plus utiles qu’une heure, une demi-heure ou 15 minutes par jour. Le tiers-lieu est né d’une aspiration des gens à refaire des lieux communs.
Le tiers-lieux le plus connu et le plus efficace : c’est le café ! Dans beaucoup de cultures, c’est l’espace fondamental dans lequel tout le monde rencontre tout le monde, sans contrat mais avec des règles d’usage. On a besoin de plus en plus de lieux comme ça pour relancer ou lancer des dynamiques collectives et développer des territoires. C’est dans cet esprit qu’ont été créées les maisons 3 ZÉRO (zéro déchets, zéro pauvreté, zéro exclusion, ndr) dans lequel s’inscrit l’Hermitage. Et ça cartonne dans beaucoup de pays ! Tout simplement parce que c’est un endroit où on a le droit d’être différent. Et ce n’est plus si fréquent.
Fabien Courteille (FC): Ce que je vois d’abord dans le tiers-lieu, c’est ce côté hybride en termes d’usage et de public. C’est de faire venir, dans un espace physique, une communauté de gens divers et variés, avec des casquettes plus ou moins différentes, sur des projets qui, à l’origine, ne les concernaient pas forcément, mais sur lesquels ils vont se retrouver à travailler, co-construire, résoudre des problématiques, ensemble. S’il y a bien un lieu qui est représentatif de l’objectif de Convergences, c’est bien le tiers-lieu !
Cet esprit café, de joie, de rencontre, est-ce que c’est en partie ce qui en fait un vecteur idéal pour la transformation écologique et sociale ?
(rires de FC et JK)
JK : On rit, parce qu’on adore faire la fête et c’est une vraie chance car quand tu ne fais pas la fête avec les gens, tu ne peux pas prétendre partager leur joie et leur souffrance. Et les rencontres se font quand même beaucoup plus facilement autour d’un verre ou d’un repas ! C’est le moment où les esprits et les conversations se libèrent. C’est parce que le café ou le restaurant est le lien par excellence où se tisse le lien social que les tiers-lieux sont souvent organisés autour de cela.
FC : Absolument et la restauration c’est un moyen de se connecter avec les producteurs locaux et d’intégrer un certain nombre de personnes dans les chaînes de valeur. Souvent, c’est aussi une des activités qui permet de générer un peu de revenus pour faire tourner le tiers-lieu. C’est enfin un moyen de redynamiser les territoires car les gens sont de plus en plus enfermés chez eux, parfois isolés, et développent leur sociabilité via les réseaux sociaux. Ce qu’il faut réussir à gagner, c’est que les gens se déplacent et se rencontrent. Et pour embarquer les gens, la nourriture est un très bon outil ! Mais il faut y aller petit à petit, pour être le plus inclusif possible.
JK. C’est un point effectivement très important ! Au début de l’Hermitage, on était hyper militants avec des repas exclusivement végétariens, en circuits courts. C’était très chouette mais on restait entre nous et les gens du village ne venaient pas…On a compris que l’un des enjeux, c’était en fait de savoir qu’est-ce qu’on mange ensemble. Et que, peut-être, il fallait faire un compromis sur le cahier des charges, sur la décarbonation de l’alimentation et passer progressivement au zéro viande. Après 7 ans d’essais, de soirées karaoké, des soirées soupe, des pasta party, on commence à retrouver le chemin du livre ensemble !
FC : En fait selon nous, pour faire avancer la transition écologique, redynamiser les territoires, il faut garder le même enthousiasme qu’il peut y avoir dans un PMU mais avec des gens qui sont engagés et qui ont envie de changer les choses ! C’est pour cela que lorsqu’on a lancé les Maisons 3Zéro, on a placé le café collaboratif au centre.
Au-delà du café, le tiers lieu est aussi le lieu d’expérimentation in situ de la transformation, non ?
JK. Oui, car ils croisent les trois grandes questions de commun qui se posent aujourd’hui sur les transitions. Le commun alimentaire, d’abord. Avec la restauration, on touche un large spectre, du champ jusqu’à l’assiette avec tout le système industriel qu’il faut transformer pour être sur de la proximité, sur de la sobriété et moins d’hyper concentration. L’alimentation, c’est énorme. Dans les tiers-lieux, on adresse très bien cette question et on évalue son impact environnemental avec la plateforme Commune Mesure.
Deuxième énorme sujet, les bâtiments. Les tiers-lieux sont des espaces où l’on questionne l’économie politique de la construction, de la rénovation. Or, nous sommes dans des espaces qui ont souvent une mauvaise qualité thermique et nous avons très peu de subventions pour la transformation des bâtiments. Nous montrons donc sur le terrain qu’il va falloir qu’on soit capable de jouer finement avec les usages, les normes et les timings.
Enfin nous avons du foncier extérieur, notamment dans les tiers lieux ruraux, où l’on a des espaces forestiers, des espaces agricoles. On y questionne notre rapport à la préservation de la biodiversité et l’affectation des espaces naturels, qui sont souvent des espaces de production de vivants contrôlés à la campagne…
FC. Le tiers lieu, c’est un espace où on se permet de redéfinir des modèles, d’expérimenter, de challenger un certain nombre d’approches, et tout en étant dans l’expérimentation la plus concrète possible. Le tiers-lieux est une incarnation physique des valeurs que l’on porte.
Le tiers lieu est l’espace de rencontre pour les populations mais qu’en est-il des entreprises ? Quelle est leur place dans ces lieux ? Comment peuvent-elles les utiliser pour accélérer leur transformation durable ?
JK. Les entreprises de notre territoire ont toute leur place dans notre lieu. Et ce sous différentes formes. D’abord en tant que laboratoire de R&D. Car ce qui caractérise les tiers-lieux, c’est la liberté de faire. Les tiers lieux sont des laboratoires open source où l’on est en train de repenser la question de la recherche et développement. Nous avons un terrain de jeu où on va pouvoir tester les technologies, les essayer, voir si ça marche. Les entreprises et notamment les PME peuvent y trouver des espaces d’expérimentations pour appréhender leur propre transformation. Par exemple, à l’Hermitage, nous allons expérimenter des systèmes LoRa, un système de radio basse fréquence très utilisé dans l’agriculture ou dans l’industrie, pour monitorer les bâtiments.
Nous avons aussi une société de gestion forestière pas très loin de chez nous qui gère de très grands espaces forestiers privés. Celle-ci a pris le plan de gestion de l’Hermitage, une forêt extrêmement petite pour elle (20 hectares de bois), pour réaliser une gestion en commun forestier avec plein d’usagers différents. Il n’a pas le droit de le faire chez ses clients, mais chez nous, il peut faire un bêta test. Et ça fonctionne ! Il va désormais pouvoir proposer ce type de gestion à ses clients privés.
On aimerait aussi que les universités nous rejoignent. On travaille dans ce sens avec Convergences et déjà nous avons des étudiants de l’université technologique de Compiègne qui testent des choses. Ils sont dans un campus très urbanisé, avec beaucoup de limites. Chez nous, ils sont libres : ils vont tester un micro méthaniseur, une maison passive, ce qu’on appelle une payourte. Pour ces expérimentations, ils ont besoin de foncier mais jamais la ville ne leur donnera un terrain pour construire un prototype. Nous, on leur dit, les gars, si le prototype est fonctionnel, on l’utilisera : on aura trois chambres de plus !
FC. De cette façon, le tiers lieu peut être l’entité ou le lieu qui va aider les entreprises et plus généralement les organisations à faire cette bascule !
Vous parlez des PME, est-ce que vous avez un intérêt à créer aussi des liens avec des plus grandes entreprises?
JK. Peut-être, car si on arrive à influencer le modèle d’une grande entreprise, cela va avoir un grand impact. Pour l’instant, ces entreprises viennent faire des séminaires dans nos espaces mais on peut imaginer que ça se termine en projet de R&D !
Vous avez mentionné la difficulté d’avoir des subventions pour les bâtiments mais au-delà, comment les tiers lieux peuvent-ils subvenir à leurs besoins ? L’Hermitage à un modèle économique qui fonctionne mais c’est loin d’être le cas pour tout le secteur…
JK. On s’interroge en effet beaucoup sur l’autonomie des tiers lieux. Pour cela, quoi de mieux que d’être capable de concilier des fonctions lucratives et des fonctions non lucratives pour assurer une autonomie complète, politique comme économique ? Nous ne pouvons pas tout attendre de l’Etat, c’est absurde et ça ne fonctionne pas. Donc pour moi, il faut assumer d’avoir un centre de profit, et d’être prospère pour être autonome. C’est ce que nous faisons à l’Hermitage notamment avec notre centre d’hébergement pour séminaires. Mais trouver le bon modèle économique, c’est loin d’être évident. En 7 ans, on a été à deux doigts d’arrêter au moins 15 fois parce qu’on avait plus d’argent ! Mais on persévère pour trouver le bon équilibre.
On se penche aussi sur des nouvelles sources de financement comme le crédit impôt recherche car nous sommes des laboratoires à ciel ouvert, ou sur la labellisation « espace de vie social » des Caisses d’Allocations familiales.
FC. Pour moi, il faut développer des mécanismes de financement les plus variés et hybrides possibles. Pour l’amorçage, les aides publiques et le soutien des pouvoirs publics sont importants pour faire un effet de levier et aller chercher d’autres financements privés. Ensuite, certaines activités des tiers lieux font partie du domaine du social (inclusion…) et nécessitent de la subvention. D’autres peuvent être portées par des dynamiques un peu plus viables économiquement, comme le foncier, dont l’objectif est qu’il soit utilisé au maximum, avec du multi-usages. En France, on a la chance d’avoir des mécanismes qui permettent à des structures d’accéder à différents types de flux financiers même si en général, on doit construire plusieurs véhicules pour viabiliser le projet.
Pour terminer, quelle serait selon vous la mesure à prendre pour développer les tiers lieux comme levier d’accélération de la transformation écologique et sociale ?
JK. Je crois beaucoup à l’opération « Le Milliard » pour une transformation écologique juste qui a pour objectif de réunir un milliard d’euros pour financer les organisations porteuses d’innovation sociale et écologique sur tous les territoires. Il faut que l’État la soutienne fortement. Car un euro de l’État, un euro des Français, avec un partenariat avec la Caisse des dépôts, ça peut tout changer !
FC. Moi je pense au fait de créer encore plus de synergie avec les tiers-lieux pour remettre du service public dans une partie des territoires ruraux. Car ceux-ci deviennent malheureusement des déserts sous toutes formes. Le tiers-lieu peut devenir le moment et le lieu pour voir un médecin, avoir une boulangerie pour réouvrir un service ou un autre en gestion avec un certain nombre de parties prenantes dans les territoires. Je pense que ça redynamiserait les territoires et permettrait à un certain nombre de gens à repenser leur choix de vie.
Photo : DR et Mary-Lou Mauricio (pour Fabien Courteille)