Le concept de « transition énergétique » est entrée en quelques décennies et sans grande difficulté dans les discours institutionnels et d’experts. Pourtant, pour l’historien des sciences Jean-Baptiste Fressoz, la transition énergétique s’appuie sur un passé fantasmé. L’auteur de l’ouvrage, « Sans transition: Une nouvelle histoire de l’énergie » raconte lors de la dernière conférence Le Sens & l’Action dont Youmatter est partenaire média, sa version de l’histoire de l’énergie. Et pour lui, la transition énergétique n’a pas encore eu lieu.
« La notion de transition énergétique est hyper centrale à la fois dans le discours des entreprises que dans celui des gouvernements et des experts, alors que c’est une notion très étrange », introduit l’historien des sciences des techniques de l’environnement Jean-Baptiste Fressoz, lors de la 5ème conférence Le Sens & l’Action du Collège des Directeurs de développement durable (C3D) à l’occasion de l’UniverShifté qui s’est tenu les 22 et 23 juin 2024 à Lille.
Le concept de transition énergétique s’est répandu comme une traînée de poudre à partir des années 1970 pour annoncer l’avènement, en quelques décennies, d’un nouveau système énergétique bas-carbone, capable de remplacer les énergies fossiles et répondre à la crise climatique.
« Un simple slogan industriel » pour Jean-Baptiste Fressoz, également auteur de l’ouvrage Sans transition: Une nouvelle histoire de l’énergie (2024), qui remet en cause l’idée qu’il y aurait eu dans le passé une transition énergétique du bois vers le charbon, puis du charbon vers le pétrole et le gaz. Pour lui, la transition énergétique n’a pas encore eu lieu, « c’est un discours galvanisant, mais qui se trompe complètement dans notre compréhension des dynamiques passées ». Ce discours serait même contre-productif pour préparer l’avenir.
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Non pas une transition, mais une symbiose des énergies
L’histoire de l’énergie ne serait donc pas celle qu’on nous raconte, selon le chercheur. Les révolutions industrielles marquent toutes deux une vaste transformation de la société, qu’on lie en grande partie à l’apparition et au déploiement de nouvelles sources d’énergie primaire. Aujourd’hui, une nouvelle transition énergétique doit forger l’avenir, qui elle, s’appuiera sur des énergies bas-carbones – que ce soit les énergies renouvelables (EnR), le nucléaire, et des vecteurs d’énergie à l’instar de l’hydrogène.
Pourtant, « après deux siècles de ‘transitions énergétiques’ l’humanité n’a jamais brûlé autant de pétrole et de gaz, autant de charbon et même autant de bois », note l’historien dans son ouvrage. Le bois est loin d’être une énergie anachronique, et occupe encore une place centrale dans le développement des économies nationales. Il produit deux fois plus d’énergie que la fission nucléaire, l’hydroélectricité ou le solaire et l’éolien réunis.
Le constat n’est guère différent pour le charbon. 95% du charbon a été extrait de la terre après 1900, et surtout, 86% l’a été en dehors de l’Europe. « À bien des égards, le charbon est une énergie nouvelle. La plus forte croissance de son histoire a eu lieu entre 1980 et 2010 (+ 300 %), conduisant à une augmentation de sa part dans le mix énergétique mondial, au détriment de celle du pétrole », complète l’ouvrage.
Les énergies ne se sont finalement pas substituées. Au contraire, chaque nouvelle énergie s’est ajoutée à la précédente comme le montre ce tableau du Service des données et études statistiques.
Jean-Baptiste Fressoz préfère ainsi parler de « symbiose énergétique ». Les industries du bois, du charbon, du pétrole, du gaz, sont ou ont été, à des degrés différents, dépendantes l’une de l’autre, tant sur le plan énergétique que matériel (infrastructures, matières, matériels).
« Des rapports de la CIA sur la Russie des années 60 expliquent que le pays est dans un goulot d’étranglement, puisque les Russes n’ont pas assez développé leur industrie forestière pour boiser les galeries des mines », raconte le chercheur du CNRS lors de la conférence. Pour ce qui est du charbon, il est toujours massivement utilisé pour la production d’acier, nécessaire à la production des millions de kilomètres de tubes de l’industrie pétrolière.
La transition énergétique d’ici 2050, un objectif trop optimiste
Jusque dans les années 1970, le terme de transition était complètement absent des discours institutionnels et d’experts, car la transition ne représentait aucune réalité observée par les spécialistes de l’énergie de l’époque. Comme l’explique l’auteur de Sans transition: Une nouvelle histoire de l’énergie, ils trouvaient même « grotesque » cette lecture de l’histoire.
Dans les années 50, Marion King Hubbert, célèbre géologue américain et théoricien du « pic pétrolier », estime la fin du pétrole américain autour de 2020, et la fin de toutes les énergies fossiles dans le monde entier d’ici 300 à 400 ans. « Le vrai scandale c’est ça, dénonce Jean-Baptiste Fressoz, on a recyclé cette vision de la transition pour penser le changement climatique. Aujourd’hui, elle ne doit plus avoir lieu en trois ou quatre siècles, mais en trois ou quatre décennies ».
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Comme pour les autres « révolutions », l’avènement des énergies renouvelables n’a pas, pour le moment, entraîné le déclin des énergies fossiles. Jean-Baptiste Fressoz se défend d’arguments « technophobes » à l’encontre des EnR, mais explique qu’« il faut faire preuve de réalisme et de modestie sur ce qu’on peut faire, et ne pas faire ».
Pour lui, le changement climatique est plus le signe d’une tragédie de l’abondance énergétique que de la rareté. « Le premier levier, et peut-être le seul levier qui est à notre disposition à court terme, c’est la sobriété. Une sobriété qui ne doit pas être subie, mais bien choisie », estime le chercheur.
Photo de Harrison Haines pour Pexels.
Sans transition. Une nouvelle histoire de l’énergie, Jean-Baptiste Fressoz, Éditions du Seuil, 2024, p. 416, 24 €.