Plaidoyer pour un agenda collectif de la mesure de la vraie durabilité des entreprises réunissant toutes les parties prenantes, à lancer pendant la présidence française de l’UE.

La dynamique en cours concernant la normalisation des outils de mesure de la durabilité des entreprises dans le monde, se caractérise par une grande confusion qui cache pour certains une compétition géopolitique entre grands blocs et dont les intérêts commerciaux ne sont pas absents. Cette confusion est source malentendus et de controverses inutiles, alors que le vrai combat reste celui de la régulation des acteurs dans le sens des Objectifs du développement durable, méta-référentiel qui s’impose à tous de plus en plus.

En réalité, il y a trois grands champs à considérer, qu’il ne faut pas confondre et qui ont tous trois leur défi conceptuel et technique à relever, mais aussi leur complémentarité, si on veut bien considérer que l’objectif est d’apporter aux parties prenantes ce qu’elles attendent : une lecture claire et fiable, comparable et dynamique, de la façon dont les entreprises se comportent au regard des enjeux environnementaux, sociaux, de bonne gouvernance et au global de « durabilité » de leur modèle, qu’il s’agisse des externalités identifiées, négatives et positives, et de leur contribution à la Société, en lien avec les performances économiques aujourd’hui bien identifiées par la voie comptable et son contrôle public.

La mesure ESG : faire émerger une norme commune et harmonisée

Le champ qui avance le plus vite aujourd’hui est celui de la mesure des résultats spécifiques des actions conduites dans les champs divers de la durabilité, les plus suivis par l’opinion, allant de la métrique des émissions de carbone, des impacts sur la biodiversité, de la gestion des déchets et des ressources naturelles à la réalité des efforts d’inclusion locale, de gestion des accidents ou de la formation des salariés et de suivi des fournisseurs etc.. Lancé il y a plus de vingt ans par l’ONG GRI, relayé par une volonté de transparence de plusieurs Etats Européens dont la France, ce mouvement a été pris en main et activé depuis par les investisseurs éclairés et les fonds ISR qui ont tous crée leurs propres indicateurs dits ESG, ce qui a conduit enfin les autorités comptables européennes, américaines et aujourd’hui internationales (ISSB) à se mobiliser pour construire des standards communs de suivi extra-financiers qui s’imposeront d’autant plus vite que les grands acteurs et les pouvoirs publics appuieront leur utilisation et que leur vérification indépendante progressera de pair. Les autorités de marché ne cessent d’appeler à cette clarification et à plus de rigueur dans ce reporting trop peu contrôlé. Il est probable qu’une convergence voit le jour d’ici 2025 à laquelle les convictions et la culture européenne du nouveau Président de l’ISSB, Emmanuel Faber, seront bien utiles.

Cette volonté d’imposer désormais la rigueur comptable dans les données extra-financières, à quoi l’UE contribue fortement via ses directives  (CSRD, SRDD, taxonomie…) n’empêche pas un mouvement de notation privée de continuer sa croissance au travers  de classements thématiques, comme celui de CDP sur le carbone ou d’ Ecovadis sur les achats, soit des notes multi-critères qui utilisent des méthodologies propres, à la source d’indices boursiers et de profils d’investissement (DJSI). Ce mouvement de marché a sa force mais doit gagner encore en transparence méthodologique. S’y ajoutent toutefois de nombreux labels privés, construits le plus souvent sur la base de déclarations, aux protocoles très inégaux et qui peuvent avoir une finalité plus marketing que stratégique. Ils ont certes leur intérêt pour les PME qui ont besoin de cadres simples. Il faut donc distinguer dans cette profusion les labels adossés à des référentiels reconnus et ouverts, audités et précis, élaborés en logique parties prenantes, en l’occurrence en lien avec l’ISO 2600, de ceux qui jouent avec les intentions et ne sont sélectionnés par aucun contrôle indépendant. C’est le problème que pose le label américain B.Corp, piloté par l’organisation privée (très) américaine B.Lab, qui ne cesse d’interroger sur sa méthode et sur le risque  de faire croire aux consommateurs que répondre à un questionnaire est une garantie de durabilité ! L’organisation mondiale (IOSCO) des régulateurs ne vient-elle pas d’appeler à un cadre de fonctionnement déontologique mondial qui préviendrait les dérives de communication que de telles démarches font courir à ce sujet sérieux qui met en cause la crédibilité de ces outils ? 

Vers une évaluation systémique de la durabilité

De fait, la voie la plus pédagogique est à rechercher dans le troisième champ concurrentiel de l’évaluation des impacts sociétaux des entreprises, celui de leur durabilité réelle, 360°, en termes de démarche et d’engagement de la gouvernance et du management au-delà des lois votées ici et là dans les pays démocratiques et rapportée de façon dynamique et transparente ; c’est ce qui manque gravement dans le « competitive playing field mondial » pour différencier les acteurs qui se donnent une trajectoire sérieuse de progrès global, qui ne compense pas les dimensions sociales et environnementales entre elles, et ceux qui se contentent de bonnes pratiques plus ou moins bien agrégées. Le retard pris ces dernières années dans la mesure de cette démarche RSE 360°, pose un vrai problème de contrôle pour les consommateurs, les salariés, les acteurs citoyens. Il n’y a pas que les investisseurs et les régulateurs qui ont besoin de savoir si une entreprise se situe ou non sur une trajectoire de durabilité, au regard des grands référentiels reconnus (Objectifs du Développement Durable, Principes OCDE de conduite responsable des affaires, charte des droits de l’Homme dans l’entreprise, application des conventions OIT) et des agendas publics comme l’Accord de Paris. Un saut considérable avait été franchi en 2010 avec l’approbation par plus de 120 pays de la norme ISO 26000  qui définissait pour la première fois ce qu’était une entreprise responsable au travers de principes d’organisation et de management qui attestaient de son engagement ; le libéralisme en place à l’OMC avait empêché la certification d’une norme dont les USA et d’autres pays libre-échangistes ne voulaient surtout pas qu’elle introduise des cliquets sociaux et environnementaux dans les contrats commerciaux. Ceci explique le retard pris et rappelle que la mesure de la durabilité ne s’arrête pas à aux indicateurs ESG, pas plus qu’à l’accroissement de règles de compliance nationale, la plupart du temps non contrôlés.

Ce temps est probablement derrière nous ; la tendance est inverse puisqu’aussi bien les grands Etats que l’OMC, mais aussi l’OIT, la FAO, l’Unep… ont compris qu’il fallait désormais remettre de « la responsabilité sociétale » dans la mondialisation et introduire un suivi possible de principes de base minimaux anti-dumping, sur le plan du climat, des droits humains et sociaux, de l’environnement, de la lutte contre la corruption et de biens d’autres enjeux collectifs, de la fiscalité à l’éthique des affaires, qui sont le drame de ce monde. Ce nouveau contexte géopolitique ouvre désormais la porte à une possibilité de consensus sur un suivi attendu de la durabilité des modèles d’entreprise, sur l’ensemble de leur chaîne de valeur mondiale, dès lors qu’on pourra en définir le périmètre, les définitions et les modalités de mesure et de contrôle entre grands acteurs de bonne volonté. Un grand dialogue parties prenantes faciliterait ce progrès et on attend avec impatience que l’UE qui s’est engagée à légiférer sur les diligences obligatoires dans la chaîne de valeur, s’empare du sujet et mette son modèle d’entreprise en harmonie avec ses valeurs et ses intérêts . 

Un défi politique avec l’Europe comme moteur ?

On peut espérer aussi que l’apport des indicateurs comptables extra-financiers, que la mise en place de l’accord sur la fiscalité minimum des entreprises dans tous les pays, que la pression issue de la taxation du carbone dans les importations, créent une dynamique globale pour redonner à l’ISO la capacité à proposer ce modèle de gouvernance et de management durable aux entreprises soucieuses de poursuivre leur progrès dans une globalisation contrôlée qu’on aimerait nommer à terme « une économie responsable », nouvelle étape de la RSE en tant que fruit d’une co-régulation public-privée ambitieuse.

C’est un défi très politique car il commande la confiance des marchés et des sociétés, mais aussi la collaboration entre acteurs publics et privés pour incorporer enfin la prise en compte des intérêts collectifs dans le développement autrement que par l’obligation et la sanction  ou le « pas vu pas pris » et le « too big to fail ». La croissance durable n’est pas qu’une affaire de réglage macro-économique entre des taux d’intérêt et des taux d’inflation ! C’est plus que jamais la régulation d’un espace commercial mondial où les acteurs qui font la vie des peuples doivent pouvoir être suivis, incités, et conduits à contribuer autant aux biens communs qu’à leur prospérité, qui est en jeu. Cela passe par cette articulation maîtrisée et complémentaire des trois champs de l’information durable, celui des reportings universels, des notations spécialisées et des modèles de gouvernance et de management, au service de toutes les parties prenantes et sous leur contrôle réel. Il y a là un champ essentiel à faire progresser d’ici 2030, date à laquelle tous les pays devront ratifier une nouvelle feuille de route planétaire et à laquelle les entreprises, acteurs majeurs des problèmes et des solutions, seront forcément appelées à participer, sur des bases enfin clarifiées et acceptées. Puissent les acteurs concernés avancer de façon cohérente dans cette direction collective et l’Europe assurer son rôle d’éclaireur et de référence en la matière.

Voir aussi : CSRD : qui est concerné ?

Photo par Sinitta Leunen sur Unsplash