Les utopies façonnent autant les imaginaires qu’elles façonnent le monde. Si elles ont été en mesure de créer une humanité capable de voyager aux confins de l’univers, ces récits devraient permettre de penser un monde sans croissance, un monde « post-croissance », selon l’économiste Timothée Parrique, auteur d’une thèse sur la décroissance et du livre Ralentir ou périr* — L’économie de la décroissance dans l’épisode 7 du podcast Triple A.
Les BDs, les films, les livres ont imaginé ce que pourrait être l’Humanité dans les prochains siècles. Ces cités spatiales dressées en orbite autour des planètes et ces immenses vaisseaux galactiques représentent un idéal, un rêve à atteindre pour la société humaine.
Mais l’art a aussi mis cette même Humanité face à ses contradictions, face à sa tendance à détruire les autres et elle-même. On peut en citer toute une série, à commencer par Black Mirror, où dans chaque épisode la technologie rattrape l’Homme et le représente sous ses facettes les plus effroyables et les plus misérables, la BD Shangri-La critique la manipulation génétique et le consumérisme, la série de films Mad Max, son monde apocalyptique et ses pénuries d’eau, Princess Mononoke de Hayao Miyazaki et l’avidité de l’Homme sur la Nature, ou bien Don’t look up et ses climatosceptiques.
Toutes ces œuvres ont en toile de fond, de manière plus ou moins subtile, la crise écologique. Elles pointent toutes les limites de l’Homme, et son empreinte sur la Nature… La dystopie, la catastrophe, la fin du monde fascine et façonne la société humaine.
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Utopies, croissance et post-croissance
Mais lorsque le moment vient de décrire une humanité conviviale et écologique, l’imaginaire devient moins fertile, la pensée moins créative. L’Humanité a réussi à conquérir l’espace, mais est incapable de vivre sur Terre sans détruire la Nature. À trop regarder le ciel, on en a oublié d’imaginer qu’une société heureuse pouvait exister sur la planète bleue. Terrible tragédie.
Pour Timothée Parrique, chercheur en économie écologique à l’Université de Lund en Suède, les utopies sont en effet essentielles, car notre imaginaire collectif est en crise. Le système capitaliste et la croissance économique détruisent à grande vitesse notre monde et nos existences. « On arrive à imaginer mille et une façons de voir notre espèce, et notre planète disparaître. Mais pour imaginer une alternative au système capitaliste, il n’y a plus personne », souligne le chercheur au micro du podcast Triple A de Youmatter (voir ci-dessus).
L’idée même d’abandonner la croissance fait peur, elle inquiète, elle déchaîne les passions, souligne Timothée Parrique. « Je travaille sur la décroissance, ce qui en économie écologique est somme toute, assez plan-plan. Et pourtant, des gens te regardent comme si je décrivais un empire totalitariste à la Dark Vador ou à la 1984 ! » Pour l’économiste, l’agitation de cette “terreur” ou de la « dictature verte » est une « façon de discréditer les écologistes« . Mais aussi de « rester dans le présent en assimilant toutes ces alternatives économiques ou sociales, des plus conservatrices aux plus radicales, à des dystopies, freinant ainsi le changement ».
Quelques soient les concepts utilisés : du développement durable, à la décroissance en passant par la RSE ou la collapsologie, tout est ramené à la dictature verte. « Cette réaction épidermique, quelque soit l’ampleur du changement induit, effraie les gens pour qu’ils restent dans le présent, sans tenter des alternatives », souligne le chercheur.
Un nouveau conte post-croissant pour réarmer les imaginaires
Or, alors que l’Humanité est au pied du mur, vient le moment de trouver des solutions afin de sortir de cette impasse. Créer une société respectueuse de l’environnement où les individus seraient épanouis, auraient accès aux ressources indispensables à la vie, des ressources équitablement partagées entre les individus demande d’imaginer cet avenir pour le rendre possible. Une Utopie en soi, mais une Utopie réelle et accessible.
« Avant d’être installés sur les toits, les panneaux solaires ont dû être installés dans les esprits et pour être installés dans les esprits, il fallait les décrire en des termes plus précis qu’un désir général d’énergie plus propre, rappelle Timothée Parrique, la production d’utopies n’est rien d’autre que le processus par lequel les sociétés rêvent, et sans elle, il n’y aurait pas de révolution ».
Si les utopies écologistes font peur à la société de la croissance, elles peuvent aussi représenter un message d’espoir en temps de crise. L’art se doit de conquérir les imaginaires et rendre au contraire désirable ce monde d’après la croissance.
*Ralentir ou périr. L’économie de la décroissance, Timothée Parrique, Éditions du Seuil, 2022, 320 p., 20 €.
Un peu de lecture pour aller plus loin
Another now (non traduit), Yanis Varoufakis, Random house uk, 2020, 240 p., 17,57€.
Capital et idéologie, Thomas Piketty, Éditions du Seuil, 2019, 1232 p., 25 €.
Écotopia, Ernest Callenbach, Rue de l’échiquier, Gallimard, 2021, 336 p., poche 9,90 €.
Paresse pour tous, Hadrien Klent, Le Tripode, 2021, 354 p., poche 10 €.
Voyage en misarchie. Essai pour tout reconstruire, Emmanuel Dockès, Édition du détour, 2019, 560 p., 13,90 €.
en séries (et en dystopies) :
L’Effondrement (série), Canal +, 2019, 1 saison, 8 épisodes, disponible sur le site Canal +.
Black Mirror (série), créée par Charlie Brooker, Channel 4 et Netflix, 2011 à aujourd’hui, 6 saisons, 27 épisodes, disponible sur Netflix.