Le 18 juin, la chambre 5-12 de la Cour d’appel de Paris, dédiée aux contentieux RSE et environnementaux, a rendu ses premières décisions dans des affaires sur le devoir de vigilance visant TotalEnergies, EDF et Suez. Celles-ci ne statuaient pas sur le fond mais sur leur recevabilité. Elles clarifient notamment l’intérêt à agir des demandeurs et les étapes à suivre. Analyse.

Six ans après l’adoption de la loi sur le devoir de vigilance par la France, une seule affaire a été rendue sur le fond (concernant La Poste). En cause notamment, des questions de procédures qui ont enlisé la dizaine d’actions judiciaires intentées contre des entreprises (Total Energies, EDF, Suez, Casino, Yves Rocher…) par des ONG ou des collectivités. Les premières décisions rendues le 18 juin par la chambre d’appel de Paris dédiée aux « contentieux émergents » étaient donc très attendues pour clarifier les procédures. Celles-ci « permettent de revenir à l’esprit de la loi qui commençait à être dévoyé par des obstacles procéduraux qui risquaient de rendre la loi ineffective », estime ainsi Théa Bounfour, en charge du dossier TotalEnergies chez Sherpa, une association de juristes qui avait été très active dans l’élaboration de la loi française. 

Quelles sont les étapes à suivre pour les actions en justice sur le devoir de vigilance ? 

Dans les décisions concernant les sociétés TotalEnergies et EDF, la cour a retenu que « la mise en demeure exigée par la loi constituait un préalable » nécessaire à l’action juridique, sous peine d’irrecevabilité. Celle-ci doit « identifier de façon claire les manquements reprochés aux sociétés et comporter une interpellation suffisante afin que chaque société puisse le cas échéant se mettre en conformité dans le délai de trois mois ». Cela vient contredire les premières décisions qui avaient été prises par les tribunaux de commerce qui imposaient une obligation de dialogue après la mise en demeure et des formalités très strictes pour que l’action soit jugée recevable. 

Autre point important, si les assignations doivent « concerner en substance les mêmes obligations que celles ayant fait l’objet de la mise en demeure », elles peuvent viser des plan de vigilance différents en termes de date. Un point que contestait notamment TotalEnergies.

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Quel est l’intérêt à agir des demandeurs ? 

« Toute personne justifiant d’un intérêt à agir, après qu’une mise en demeure a été délivrée » est en droit de saisir le juge. « Peu important qu’elle ne soit pas l’auteur de la mise en demeure », souligne la Cour. EDF estimait en effet que certaines personnes physiques, non signataires de la mise en demeure, n’étaient pas recevables à agir en justice. 

En revanche, cela se complique pour les collectivités locales. Celles-ci étaient demanderesses notamment dans l’affaire de TotalEnergies qui visait son plan climatique. Or leur intérêt à agir a été jugé irrecevable par la Cour d’appel de Paris. Dans son communiqué, celle-ci précise que leur compétence est « circonscrite aux territoires qu’elles administrent » et « seul la démonstration d’un intérêt public local » leur confère le droit d’agir. Or, cela est particulièrement délicat dans le cadre du changement climatique. Dans le cas Total, les preuves amenées par les communes comme Grenoble, Bègles ou Sevran ont été jugées insuffisantes. 

« Cela contraste avec les décisions du juge administratif dans le cadre de l’Affaire du Siècle contre l’Etat ou de l’affaire Grande Synthe. Et même si cela ne ferme pas la porte à des actions de collectivités, cela pose des conditions assez strictes », estime Théa Bounfour. Faudra-t-il ainsi faire appel à la science de l’attribution qui se développe pour lier l’origine des événements extrêmes au changement climatique ? A quelles conditions le risque territorial sera-t-il jugé suffisant pour avoir un intérêt à agir ? Il faudra attendre les prochaines affaires pour y voir plus clair. 

Qui a qualité à défendre ? 

Alors qu’EDF soutenait que c’était à sa filiale mexicaine d’être visée par l’action en justice concernant le non respect des droits des populations autochtones dans le cadre d’un méga projet éolien au Mexique, la Cour a validé la « qualité à défendre » du groupe. Elle estime en effet que « même s’il s’agit de personnes morales distinctes, la loi dépasse la notion traditionnelle d’interdépendance des personnes juridiques puisqu’elle induit un degré d’intervention de la société mère dans les affaires des filiales qu’elle contrôle ». Même si « uniquement dans le domaine de la gestion des risques de leurs activités sur les droits humains, les libertés fondamentales, la santé, la sécurité des personnes et sur l’environnement ». 

Pour le cabinet Huglo Lepage, « la mise en demeure, comme l’assignation, doit bien viser la maison mère de l’entreprise à l’origine du contentieux.  En effet, l’assignation avait en l’espèce été délivrée à la filiale de Suez alors que le plan de vigilance avait été établi et mis en œuvre par la société mère, donnant lieu à l’irrecevabilité de l’action », précise leur newsletter. Ainsi, dans l’affaire Suez/Vigie groupe, les juges ont estimé que l’entité visée au sein du groupe n’avait pas « qualité à défendre » même s’il ont retenu que l’entreprise elle-même n’avait pas levé le flou sur l’entité débitrice du devoir de vigilance. Pour la FIDH, qui était l’une des associations demanderesses, « ces obstacles à l’identification de la bonne entité à assigner ont été décuplés par les restructurations successives de Suez SA, devenue Vigie Groupe avant d’être absorbée par Veolia ». Or, « on peut craindre que cette décision permette à certains groupes d’entretenir l’opacité de leurs structures ou de recourir à d’autres artifices pour échapper à leurs responsabilités« , déplorent Maîtres Julie Février et Florian Curral-Stephen, avocats de la FIDH.

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Quelles conséquences dans les affaires en cours (Total, EDF et Suez) ?

L’affaire visant le plan climatique de TotalEnergies sera jugée sur le fond par le tribunal judiciaire de Paris. Tout comme celle visant EDF pour non respect des droits humains et libertés fondamentales des populations autochtones dans le cadre d’un gigantesque projet de parc éolien au Mexique. Le calendrier n’est pas annoncé mais les ONG espèrent qu’elles pourront être traitées d’ici l’an prochain. Rappelons que celles-ci courent depuis 2020. En revanche, l’affaire Suez s’arrête là puisque jugée irrecevable. 

Quels enseignements pour la suite ? 

Au-delà des affaires directement visées par les décisions de la Cour d’appel de Paris du 18 juin, l’interprétation des juges était très attendue par les entreprises, les ONG et les collectivités. Une dizaine d’actions sont en effet en cours comme celle visant Casino (sur la déforestation au Brésil) lancée en 2021, Yves Rocher (sur la liberté syndicale en Turquie) déposée en 2022 ou encore BNP Paribas (sur le financement des énergies fossiles), depuis 2023. Leur recevabilité n’a pas encore été examinée. 

La clarification de la recevabilité des actions va ainsi permettre à la fois d’avancer sur le fond des affaires mais aussi, pour les parties demanderesses de mieux orienter leurs actions à venir et assurer une sécurité juridique aux entreprises. Pour Stéphane Brabant, avocat d’affaires au Barreau de Paris et associé chez Trinity International, « il est urgent de démystifier cette loi et en faire un outil dans l’intérêt de la durabilité par/pour les entreprises en (ré)concilant business et dignité humaine en faisant du juge, un juge de la prévention ».

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