Le modèle économique des grandes entreprises est-il compatible avec la transition écologique ? Ne faudra-t-il pas un jour remettre en cause ce statu quo ? On s’interroge.
Aujourd’hui, la crise écologique et sociale constitue une préoccupation majeure pour de nombreux citoyens. Etat, associations, collectivités territoriales sont attendues au tournant en matière d’engagement pour la préservation de l’environnement. Les entreprises en particulier, cristallisent les attentes et doivent désormais réduire les impacts de leurs activités.
Pourtant, dans les faits, on observe dans le monde de l’entreprise beaucoup de résistances quand il s’agit d’écologie ou de justice sociale. Quand on regarde le monde des grandes entreprises en particulier, on a parfois le sentiment que la transition écologique n’est qu’une occasion de faire du greenwashing, sans changer vraiment leurs pratiques. Beaucoup de discours, peu d’action.
À l’aune de l’urgence écologique et climatique, cette situation interroge. Quelle est la responsabilité des grandes entreprises dans la crise écologique ? Comment les faire passer à l’action ? Est-ce seulement possible ? Faut-il passer par les tribunaux ? Faut-il condamner leur inaction ? Comment ? N’est-il pas temps de faire vraiment le procès des grands acteurs économiques ? Tentons de faire le tour de la question.
De la responsabilité des entreprises dans la crise écologique
Avant toute chose, il faut avoir conscience de la place prépondérante que jouent les entreprises dans la crise écologique contemporaine. Et donc par extension du rôle majeur qu’elles devraient jouer dans la transition écologique.
Les activités des entreprises sont en effet la principale source des dégradations environnementales planétaires. Les entreprises qui exploitent des énergies fossiles, celles qui produisent des biens et services polluants, ou encore celles qui vivent du monde de la finance sont à l’origine d’impacts environnementaux considérables.
Alors bien-sûr, les activités des entreprises sont indissociables d’un système économique plus global, qui inclut les institutions publiques et l’ensemble des citoyens. Les activités des entreprises permettent ainsi aux citoyens de consommer, de se déplacer, de s’informer. Elles créent de l’emploi et de la richesse. Elles permettent (parfois) à la société de progresser, de se développer. La responsabilité des impacts environnementaux liés aux activités des entreprises est donc partagée dans l’ensemble de l’espace social, et chaque membre du corps social doit être amené à « faire sa part ».
Malgré tout, il semble légitime de considérer que les entreprises, en particulier les grandes et les très grandes, ont une responsabilité toute particulière en matière environnementale. Ce sont en effet les grandes entreprises qui sont les principales bénéficiaires des dividendes de l’industrialisation, de la croissance et de la mondialisation qui ont produit la crise environnementale contemporaine. Ce sont elles, et leurs actionnaires, leurs dirigeants, qui accumulent la plus grande part de la richesse créée. Ce sont eux qui profitent le plus intensément des avantages produits par notre système économique en termes de position sociale et culturelle, de capacités de décision, de qualité de vie. Ce constat vaut évidemment essentiellement pour les grandes entreprises, et ne concerne pas vraiment les petits entrepreneurs, mais il est particulièrement criant lorsque l’on parle des grands acteurs de la consommation de masse.
Par exemple, lorsqu’une multinationale produit des smartphones en masse, ceux qui bénéficient le plus de la richesse créée par cette activité sont les dirigeant, les actionnaires, les hauts salaires de l’entreprise. De son côté, qu’y gagne le salarié de base ? Un emploi aux conditions de travail et aux salaires souvent à peine décents ? Quant au consommateur, lui, il ne profite que d’un produit. Ce produit est certes utile, mais son bénéfice est sans commune mesure avec les dividendes, les marges ou les salaires générées à l’échelle de l’entreprise. Et surtout, c’est un produit dont l’usage s’impose en quelque sorte aux citoyens : banque, démarches administratives, pass sanitaire, il est désormais de plus en plus difficile de se passer de smartphone, même pour ceux qui voudraient s’en passer. Difficile dans ce contexte de prétendre que cette activité économique se fasse au privilège consenti du plus grand nombre.
Cette logique vaut pour de nombreux secteurs, et à vrai dire, pour le système économique dans son ensemble. La richesse créée dans le système étant très inégalement partagée (les 10% les plus riches accaparent 50% de la richesse créée dans le monde), on aurait beau jeu de demander à l’écrasante majorité de la population qui en vit à peine (et souvent encore dans la précarité) d’être responsable des efforts de transition.
En tant que principaux bénéficiaires des avantages produits par le système économique, on peut au contraire estimer que les entreprises devraient aussi être les principaux contributeurs des efforts en matière de transition écologique. Après tout, pourquoi ne serait-ce pas celui qui mange la plus grosse part du gâteau qui serait chargé de débarrasser la table ?
Où est donc la bonne volonté des entreprises ?
Si l’on pourrait s’attendre à ce que les entreprises soient pionnières en matière de transition écologique et sociale, force est de constater que le compte n’y est pas dans la pratique. Depuis 30 ans, on compte sur les entreprises pour s’auto-réguler, pour faire leur transition à leur rythme. On mise sur les incitatifs, sur le reporting, sur les taxes carbone, les subventions, pour accompagner en douceur les grandes entreprises, en comptant sur la bonne volonté des uns et des autres. Mais après 30 ans, on le voit, cette écologie incitative le fonctionne pas. Les études montrent que les entreprises sont encore très en retard dans l’adoption de pratiques écologiques ou qu’elles s’engouffrent presque toujours dans les effets rebond.
Celles qui s’engagent dans la transition n’ont toujours pas pris conscience de la nécessité de sortir des modèles économiques sur-productivistes, fondés sur la hausse perpétuelle des productions, des ventes et des profits. On a du mal aujourd’hui à identifier parmi les grandes entreprises celles qui auraient réellement adopté le virage de la sobriété, et renoncé aux logiques d’un capitalisme prédateur. Ainsi, même la transition vers des modèles à priori plus écologiques (la voiture électrique, l’agriculture biologique, les bio-carburants) est souvent pervertie lorsqu’elle est menée par les grandes entreprises, qui la gèrent comme le système économique l’a toujours fait, c’est-à-dire au prisme de la rentabilité, sans se soucier ni du long terme ni des externalités négatives.
L’agriculture biologique industrielle finit alors par souffrir des mêmes maux que son pendant conventionnel (monoculture, destruction des qualités des sols, suremballages…), l’industrialisation de la mobilité électrique reproduit les mêmes schémas que la mobilité thermique (omniprésence de la voiture individuelle, dépendance aux ressources, extractivisme). Même les bio-énergies, qui seront probablement au coeur de toute vraie stratégie de sortie des énergies fossiles, subissent les dérives inhérentes à la gestion par les grandes compagnies privées : tant que ça rapporte, peu importe comment c’est fait, et donc peu importent les impacts sur la nature.
Les entreprises contre la transition écologique et la démocratie
Pire, ce sont bien souvent les grandes entreprises qui participent aujourd’hui plus ou moins activement à freiner la transition écologique, sans doute pour maintenir la rente qu’elles se sont créées, au détriment de la planète.
Il y a d’abord les entreprises qui ont sciemment combattu la science climatique, comme l’ont fait les entreprises du tabac dans leur histoire. Les grands pétroliers notamment, ont longtemps fait en sorte de décrédibiliser le consensus scientifique sur le climat, ralentissant de fait la prise en compte de ces enjeux au niveau collectif. Mais ce ne sont pas les seules organisations coupables de ce type de pratiques.
De nombreuses entreprises aujourd’hui continuent, dans l’espoir de préserver leurs marges et la rémunération de leurs actionnaires, à maintenir la course à la baisse des coûts de production, souvent au détriment des écosystèmes et des populations. Sous couvert d’un chantage à la compétitivité, à l’emploi et à la croissance, on continue à investir dans les modes de production les plus délétères. On continue à déforester, à surexploiter, sans se poser ni la question des externalités environnementales et sociales, ni la question de la soutenabilité. Les pots cassés sociaux et environnementaux, c’est l’Etat, ou les populations, qui les paieront.
D’autres pensent continuer à maintenir le statu quo économique à grands coups de greenwashing, de prétendue « neutralité carbone », et de communications trompeuses. Et il y a aussi celles qui pratiquent activement le lobbying contre toute tentative de réguler la contribution environnementale et sociale de leurs activités. Qu’il s’agisse de freiner l’adoption des normes environnementales dans l’automobile, de ralentir l’interdiction des plastiques à usages uniques ou des additifs dans l’alimentaire ou d’influencer le débat parlementaire sur les sujets climatiques, on retrouve partout l’influence des grandes entreprises.
Ce lobbying est d’ailleurs l’un des signes que ces grandes entreprises ont désormais acquis un pouvoir démesuré dans l’espace social et dans notre démocratie. Elles sont capables de peser sur les institutions démocratiques. Elles ont acquis suffisamment de richesses pour concurrencer certains Etats. Elles sont désormais en mesure d’influencer directement la vie de milliards de personnes, de gérer leurs données personnelles, de censurer le débat public. Et bien-souvent, les grandes entreprises utilisent ce pouvoir, non pas pour prendre leurs responsabilités en matière sociale écologique, mais pour éviter au contraire d’avoir à y faire face. La fraude fiscale généralisée en est d’ailleurs un bon exemple.
En bref, on aurait toutes les raisons d’attendre des entreprises qu’elles soient en première ligne sur les sujets écologiques et sociaux, et ce sont au contraire celles que l’on a le plus de mal à mobiliser sérieusement. Et il semble bien que c’est toujours le même problème qui bloque : par essence, et sans gardes-fous, le privé ne défend que son intérêt… privé. Au détriment, trop souvent, de l’intérêt public.
Les grandes entreprises face à la justice
Aujourd’hui, face à l’urgence écologique et sociale, certains commencent à s’interroger sur la légitimité de cette relative irresponsabilité des entreprises et notamment des plus grandes. Comment se fait-il qu’on laisse collectivement des organisations agir comme si nos grands problèmes collectifs ne les concernaient pas ? Comment se fait-il que le flou juridique ou institutionnel permette à ces organisations de transiger avec nos principes communs et de déroger aux règles qui nous permettent de faire société ?
Ce mouvement qui émerge, c’est celui de la justice environnementale ou sociale. Il s’exprime aujourd’hui à travers les procès qui sont intentés aux grandes entreprises pour leur inaction climatique (ou pire leurs dissimulations en la matière), pour leur non-respect des conventions internationales, ou encore pour leurs pratiques douteuses en matière d’obsolescence programmée. De plus en plus, certaines organisations, des associations, des collectifs citoyens, commencent, avec les armes qu’elles ont à disposition, à faire le procès de grandes entreprises. Et bien souvent, elles gagnent ou ouvrent des voix : grands fabricants de téléphones condamnés pour obsolescence programmée, grandes entreprises du numérique condamnées pour mauvaise gestion des données privées, ou encore compagnies pétrolières jugées pour inaction climatique.
Mais aujourd’hui, la voix judiciaire est encore un long chemin de croix pour les associations qui défendent l’intérêt général face à l’intérêt privé des grandes compagnies. Difficile en effet de financer des procès face à des géants économiques dont les moyens financiers et logistiques concurrencent parfois ceux des Etats. Difficile aussi de réunir les arguments juridiques alors que la législation sur les sujets écologiques et sociaux est encore lacunaire, et pour cause, puisque les grandes entreprises usent de tout leur pouvoir pour éviter qu’elle ne s’étoffe. Des grandes innovations juridiques comme le devoir de vigilance ont bien permis de clarifier certains aspects du droit des multinationales, mais globalement, on a peu d’outils pour mettre ces organisations face à leurs responsabilités écologiques et sociales.
Surtout, trop de questions sont encore en suspens : quid de l’extra-territorialité du droit, pour juger nos entreprises quand elles violent nos lois à l’étranger ? Comment faire en sorte de juger la responsabilité des grandes entreprises sur l’ensemble de leurs chaînes de valeur, de l’amont (les fournisseurs), à l’aval (la fin de vie de leurs produits) ?
Questionner le modèle des grandes entreprises privées
Il s’agit donc sans doute aujourd’hui aller plus loin, et de faire, cette fois vraiment, le procès des entreprises à propos de leur contribution sociale et environnementale. Faire ce procès, cela ne signifie pas nécessairement accuser ou punir sans discernement les entreprises, quoi que cela soit certainement utile, ponctuellement. Il s’agit plutôt de questionner la place que nous avons collectivement permis aux entreprise de prendre dans la société, les libertés que nous leur laissons et ce que nous attendons d’elles.
De nombreux témoins peuvent-être appelés à la barre pour démontrer l’illégitimité de la surpuissance dont disposent (et abusent) aujourd’hui les grandes entreprises. Les écosystèmes, d’abord, qui continuent de se dégrader sous nos yeux pendant que le monde de l’entreprise prétend que l’urgence, c’est préserver les dividendes. Avec eux, on pourrait citer les populations, qui subissent la précarité (parfois après un PSE…), les pollutions locales, les privatisations (autant dire privations) de leurs ressources naturelles et de leurs biens communs.
Côté preuves : les chiffres des capitalisations boursières ou de l’enrichissement des grands patrons et des grands managers parlent d’eux-mêmes face à la précarité qui persiste, aux émissions de CO2 qui augmentent, et aux espèces qui disparaissent. En 2021, le CAC40 a réalisé un résultat net de 57 milliards d’euros, soit plus de 20% du budget de l’Etat, ou le double du budget de la recherche et de l’enseignement supérieur. La fraude fiscale des entreprises s’élèverait en France à plus de 100 milliards par an. Mais apparemment, il n’y a pas assez d’argent pour investir vraiment dans un changement de modèle à la hauteur des enjeux sociaux et environnementaux.
Est-il légitime que le partage des richesses soit si asymétrique que la capitalisation boursière d’une grande entreprise puisse grimper en quelques jours plus vite que le montant de l’aide internationale à la lutte contre le réchauffement climatique en un an ? Est-il acceptable que des grands patrons et des conseils d’administration prennent des décisions d’investissement susceptibles d’influencer la vie de millions de personnes et l’équilibre des écosystèmes, sans qu’aucun contrôle démocratique ne soit exercé sur ces décisions ? Voilà les questions que pourrait poser le procureur de ce procès.
Quel modèle d’entreprise pour le 21ème siècle ?
Derrière ces questions, c’est celle, plus largement, du modèle d’entreprise que nous souhaitons collectivement qui est en jeu. Et c’est là une question intimement politique et démocratique. Voulons-nous des entreprises désincarnées, uniquement motivées par les indicateurs comptables et financiers, déconnectées des grands défis collectifs que sont la transition écologique ou la justice sociale ? Des entreprises si grandes, si impersonnelles, si puissantes qu’elles échappent à nos lois, nos systèmes fiscaux, nos valeurs ?
Ou au contraire voulons-nous des entreprises contributives, qui participent à la résolution de nos problèmes sociaux et écologiques communs ? Des entreprises agissant sous le contrôle des citoyens, et participant à un projet de société collectif clairement défini, comme n’importe quel autre acteur social ?
Des dispositifs comme la Loi PACTE ont commencé à donner une forme de réponse à ces questions en proposant que toute entreprise doive exister en prenant en compte les enjeux sociaux et environnementaux. Des principes fondamentaux de notre droit, comme le principe de précaution, donnent une base solide pour définir les règles qui encadrent mieux les pratiques des entreprises à l’aune des défis écologiques, sociaux ou sanitaires. Des innovations juridiques comme le devoir de vigilance ont participé à ce mouvement. Mais il faut, semble-t-il que ce débat prenne une vraie consistance politique. Que l’on se demande sincèrement comment mettre les grandes entreprises face à leurs responsabilités.
Une priorité politique : remettre l’économie à sa place
Au fond, la crise écologique et sociale nous impose d’aborder ce qui constitue une sorte d’impensé dans nos sociétés où l’économie est reine : la question des frontières de la liberté économique. Jusqu’où peut-on accepter que l’économie passe avant tout le reste ? Quels sont les garde-fous qui encadrent les pratiques des entreprises ? Quelle est la gouvernance de l’entreprise ? Comment faire en sorte que la liberté d’entreprendre ne se fasse pas au détriment des biens communs ?
Aujourd’hui, il semble urgent pour nos sociétés de s’emparer de toutes ces questions, et de leur donner une réponse à la mesure des enjeux immenses qui se dressent devant elles avec la crise sanitaire, sociale et écologique globale. Il s’agira alors de définir un modèle d’entreprise souhaitable sur le plan collectif et des règles communes en matière de participation à la transition écologique, de contribution fiscale ou de partage de la valeur. C’est ça, faire le procès des grandes entreprises : remettre en cause un statu quo que l’on sait aujourd’hui destructeur pour les écosystèmes comme pour les systèmes sociaux. Inventer autre chose. Un modèle plus juste, plus écologique, plus solidaire.
Mais le défi sera aussi de faire en sorte que les entreprises, et en particulier les grandes, se soumettent à ce projet collectif et à ces règles. Et c’est certainement là que se situe l’obstacle le plus grand à franchir, car il faudra affirmer que les entreprises ne sont qu’un acteur parmi tous ceux qui constituent le corps social, et qu’on ne leur doit aucun privilège, aucune exception. Dans des sociétés qui sont aujourd’hui entièrement régies par les logiques économiques, ce renversement, qui consiste à remettre l’économie au service de la société et non l’inverse, sera très certainement une bataille culturelle. Et une bataille culturelle d’autant plus difficile qu’il faudra affronter ce qui est peut-être la forme la plus insidieuse de séparatisme : celui des grandes entreprises.
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