L’inflation très forte qui a frappé le continent européen en 2022 serait principalement alimentée par la hausse des profits et des marges des entreprises, selon une note rédigée par des économistes de la Banque Centrale Européenne (BCE). Un constat qui interroge la responsabilité des entreprises dans un partage juste et efficace de la valeur.

On le sait, le conflit en Ukraine, la situation économique au sortir de la crise sanitaire et d’autres facteurs structurels ont participé à déclencher en Europe une situation inflationniste. Toutefois, l’inflation gigantesque qui a affecté l’Europe en 2022 ne s’explique pas, à elle seule, par la hausse des prix de l’énergie liée au conflit ukrainien, ou par la politique monétaire incitative des dernières années.

En effet, l’inflation est aussi le résultat des rapports de force économiques sur les marchés, et de la capacité des acteurs à imposer leurs prix. Salariés qui négocient leurs salaires, producteurs qui négocient avec la grande distribution, entreprises qui augmentent leurs prix : tout cela contribue à façonner une inflation plus ou moins forte.

Mais alors, qui est vraiment responsable du cercle vicieux inflationniste de 2022 en Europe ? Eh bien, selon une récente note rédigée par des économistes de la BCE, ce sont plutôt les entreprises, qui ont profité de la crise pour augmenter leurs prix et leurs marges. La hausse des profits serait ainsi le moteur de l’inflation en 2022. Explications.

Crise de l’inflation : comprendre ses causes

L’inflation est un phénomène économique commun, qui fonctionne souvent de manière cyclique, et avec des causes multiples et interconnectées. Il peut y avoir de l’inflation lorsque le prix de l’énergie monte, puisque ce prix conditionne les coûts de production de la plupart des entreprises. Les coûts de production peuvent aussi augmenter suite à des difficultés conjoncturelles (climat, conflit géopolitique). L’inflation augmente aussi lorsque les rapports de force économiques favorisent la hausse des prix, des salaires, etc. Enfin, les taxes peuvent aussi contribuer à l’inflation, en augmentant les prix.

Dans le cas de la crise des prix de 2022-2023, plusieurs causes ont contribué à déclencher la mécanique inflationniste, qui, une fois lancée, s’arrête difficilement. Il y a d’abord eu la sortie de la crise sanitaire : 2 ans de crise, de confinements, ont ralenti l’économie européenne, et créé des décalages entre l’offre et la demande dans certains secteurs. Typiquement, les achats immobiliers, repoussés pendant la crise, ont repris nettement après les périodes de confinements et de restrictions. Même chose pour certains achats comme l’automobile, et dans de nombreux secteurs. Conséquence : au moment de la sortie de crise, la demande pour ces biens était supérieure à l’offre, ce qui a eu tendance à pousser les prix vers le haut. D’autant que de nombreux acteurs économiques, après deux ans de ralentissement, voulaient aussi profiter de cette demande pour rattraper leurs pertes.

Autre facteur : l’invasion de l’Ukraine par la Russie, qui a évidemment ajouté des tensions sur les marchés de l’énergie, ce qui a tiré les prix vers le haut. On a ainsi vu des records de tarifs pour l’électricité, mais aussi pour le baril de pétrole. Forcément, cela fait augmenter les coûts de production. En 2022, ces prix de l’énergie ont été très volatiles, montant très fortement jusqu’à l’été 2022, avant souvent de redescendre.

Le vrai moteur de l’inflation : les profits des entreprises ?

Mais ces facteurs ne suffisent pas à expliquer les hausses parfois à deux chiffres de l’inflation en Europe. En effet, si le prix de l’énergie a augmenté ponctuellement, il est assez vite redescendu : le prix du baril fin 2022 était ainsi au même niveau qu’en octobre 2021, avant la crise ukrainienne. Pour l’électricité, même tendance : le pic de la hausse des prix à l’été a été suivi d’une stabilisation puis d’une baisse dans la plupart des pays, à des niveaux inférieurs à ceux d’avant crise. Quand au décalage entre l’offre et la demande, il se résorbe naturellement et n’explique pas non plus que l’inflation ait été si intense et qu’elle continue encore, des mois après la stabilisation des coûts de l’énergie.

Alors, d’autres facteurs peuvent avoir alimenté l’inflation : la hausse des salaires, par exemple, mais aussi la hausse des prix, des marges et des profits des entreprises. En effet, face à la hausse des prix de l’énergie notamment, les salariés ont naturellement cherché à compenser la baisse de leur pouvoir d’achat en négociant des hausses de salaire. De même, les entreprises ont cherché à maintenir leurs marges en augmentant leurs prix de vente. Mais lequel de ces deux phénomènes a réellement participé à alimenter l’inflation ?

C’est ce sujet qu’a cherché à analyser la Banque Centrale Européenne, dans une note récemment publiée sur son site officiel. Résultats ? C’est bien la hausse des profits des entreprises qui a été le moteur de l’inflation européenne.

Profits : une contribution deux fois plus élevée à l’inflation

La BCE a ainsi mesuré les hausses respectives des coûts du travail et des profits, et leur contribution à la production de richesse et à l’inflation durant l’année écoulée. Et on peut en tirer plusieurs constats.

D’abord, sur un an, entre le premier et le dernier trimestre 2022, les profits ont augmenté deux fois plus vite que les coûts du travail, donc les salaires. On observe ainsi une hausse de près de 10% des profits, contre une hausse de moins de 5% du coût du travail. Dans certains secteurs comme l’agriculture, le commerce, le transport, les profits ont parfois augmenté 5 à 10 fois plus vite que les salaires. Et dans le secteur manufacturier, les profits augmentent de plus de 15% alors que les salaires, eux baissent.

Ensuite, on voit que cette hausse des profits a contribué à l’inflation deux fois plus que les années précédentes. Avant crise, environ un tiers de l’inflation était imputable à la hausse des profits, alors qu’en 2022, c’est près des deux tiers de l’inflation qui est liée à la hausse des marges. En gros, les grandes entreprises sont bel et bien des « profiteurs de crise ».

Comment les entreprises ont profité de la crise pour hausser leurs profits ?

Alors, comment les grandes entreprises ont-elles réussi à profiter autant de la situation de crise qui frappait les économies européennes ? Eh bien d’abord, elles ont profité de la hausse des prix de l’énergie pour augmenter leurs propres prix de vente, bien plus que cela était nécessaire pour compenser leurs propres pertes. Elles n’ont donc pas seulement « répercuté » la hausse, mais surcompensé. Pour les consommateurs, impossible de faire la différence, et le flou engendré par la crise énergétique a rendu des hausses de prix indues acceptables.

Ensuite, la situation d’excès de demande provoquée par la crise sanitaire a également permis aux entreprises d’imposer leurs conditions sur les marchés. La situation de « pénurie » d’offre, artificiellement créée par la crise sanitaire, a donné une position de force aux grands acteurs économiques pour influencer le marché.

Ainsi, malgré la baisse des taxes en moyenne en Europe, les prix ont continué à augmenter, pour alimenter les gains des entreprises. Ces chiffres illustrent donc la grande responsabilité des acteurs économiques, et notamment des grandes entreprises, dans la crise de l’inflation, et plus largement dans la crise sociale induite par la baisse du pouvoir d’achat en Europe. Un débat qu’il faudra tôt ou tard avoir si l’on veut revenir à une situation économique soutenable.

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