Y’a-t-il une pénurie de logements en France ? Risque-t-on de manquer de logements à cause de la crise du logement et de l’immobilier ? On fait le point sur les chiffres, pour mieux comprendre.
De plus en plus de professionnels du secteur du logement parlent désormais d’une « crise du logement », et appellent les pouvoirs publics à agir pour protéger et relancer le secteur. D’après les professionnels du secteur, le nombre de mises en chantier et de constructions serait en baisse. On construirait trop peu de logements, et on pourrait donc manquer de logements dans les prochaines années.
Alors, est-ce vraiment le cas ? Manquons nous vraiment de logements en France ? Quels sont les chiffres pour les nouvelles constructions ? Le manque de logements est-il la cause de la difficultés que rencontrent certains français pour se loger ? On fait le point.
Une pénurie de logements ? Les chiffres qui inquiètent la filière
D’abord, revenons sur les chiffres qui inquiètent la filière de la construction. Paradoxalement, en France, en 2022, les chiffres des permis ont été plutôt bons, d’après les chiffres du Ministère de la Transition Écologique : plus de 480 000 permis de construire ont été accordés sur l’année, soit 3% de plus qu’en 2021. Pourtant, cela ne signifie pas pour autant que le secteur de la construction se porte bien.
En effet, cette hausse du nombre de permis s’explique surtout par le contexte réglementaire. La RE2020 sur la performance énergétique des bâtiments, qui entrait en vigueur le 1er janvier 2022, a poussé les professionnels à déposer de nombreuses demandes de permis avant cette date, afin de ne pas être soumis à des normes plus exigeantes. D’autre part, il fallait déposer sa demande avant le 31 août 2022 pour profiter des aides à la construction durable du Plan de Relance.
Si l’on va au-delà de ce chiffre, on voit en fait en fait que le nombre de permis accordés baisse fortement à partir du dernier trimestre 2022 : -30% par rapport au troisième trimestre. D’autre part, ce n’est pas parce que le nombre de permis accordés a été relativement haut en 2022 que les constructions ont suivi : en effet, seuls 376 000 logements ont été mis en construction, soit 3.7% de moins qu’en 2021. On a donc moins construit en 2022, et même moins qu’avant la crise sanitaire (-2.2%). Et la tendance pourrait se poursuivre en 2023.
Crise du logement, ou crise de la construction ?
Alors, cela veut-il dire que l’on va bientôt manquer de logements ? Probablement pas. En effet, la France est déjà, depuis longtemps, largement excédentaire en matière de logements. Dans le pays, on compte ainsi un peu plus de 30 millions de ménages. En comparaison, le nombre de logements est d’un peu moins de 38 millions. Depuis de nombreuses années, le nombre de logements croît beaucoup plus vite que la population, et plus que le nombre de ménages : même en 2022, on a lancé la construction de près de 380 000 logements, alors qu’il n’y avait « que » 250 000 nouveaux ménages.
Dans les faits, il y a donc nettement plus de logements en France que de ménages à loger. À ce titre, la fameuse « crise du logement » dénoncée aujourd’hui par certains professionnels ressemble plus à une « crise de la construction ». On construit moins, mais on ne manque pas vraiment de logements en valeur absolue.
Il faut cependant préciser que sur les 38 millions de logements français, environ 3.8 millions (10%) sont des résidences secondaires, et 3 millions (8%) sont vacants, selon les chiffres du gouvernement. Il y a donc en réalité autour de 31 millions de logements, ce qui est toujours plus que nécessaire pour loger les 30 millions de ménages français. Cela dit, il est vrai que de nombreux français ont des difficultés à se loger, et cela s’explique notamment par les transformations profondes qu’a subi le marché du logement depuis au moins deux décennies.
Spéculation : une crise du prix de l’immobilier
En premier lieu, on peut blâmer les prix de l’immobilier : en 20 ans, les prix de l’immobilier (y compris des locations) ont été multipliés par deux. La hausse des prix de l’immobiliers est la conséquence d’une conjonction de facteurs, déjà identifiés en 2020 dans un rapport sénatorial sur le sujet. D’abord, à partir des années 1980 le marché de l’immobilier s’est financiarisé et est devenu de plus en plus spéculatif. À la fin des années 1980, le prix de l’immobilier a commencé à entrer dans une phase de bulle, avec une hausse brutale des prix liée à la spéculation des marchands de biens. Cette bulle éclate dans les années 1990, avant qu’une autre ne se reforme à partir de la fin des années 1990, à la faveur d’une financiarisation accélérée de l’immobilier, notamment tertiaire. Cette bulle éclate à nouveau en 2008, avant qu’une autre ne se reforme avec la reprise des années 2010. Bref, le marché de l’immobilier en France, d’abord à Paris puis partout sur le territoire, fonctionne désormais en bulles.
Ces bulles sont entretenues par des politiques économiques et monétaires qui ont cherché à favoriser, relancer, booster le marché immobilier en période de crise. Par exemple, les politiques monétaires ont provoqué la hausse des liquidités en circulation : on accorde plus de prêts, à des taux d’intérêts très bas, ce qui fait augmenter la demande immobilière. On a aussi favorisé le développement du marché de l’immobilier grâce à des subventions et grâce à différentes réformes (Borloo, Pinel, Duflot…), ce qui a fait mécaniquement monter les prix. Il y a aussi plus d’argent en circulation pour faire des placements immobiliers, ce qui a permis la hausse de la spéculation sur les marchés de l’immobilier.
Résultat : le prix de l’immobilier s’est progressivement déconnecté des revenus des ménages. Jusqu’aux années 1990, le prix de l’immobilier suivait le revenu des ménages, selon ce que l’on appelle le Tunnel de Friggit. À partir des années 2000, il part à la hausse, notamment à cause de la spéculation, alors que les revenus, eux, stagnent. À cela s’ajoute la hausse du prix des matières premières, ou les normes et réglementations qui contribuent aussi (dans une moindre mesure) à la hausse des prix… Ce qui fait qu’un certain nombre de ménages ont désormais des difficultés à trouver un logement accessible, notamment dans les centres-villes dynamiques, où les prix sont les plus élevés.
Gentrification, plateformes et immobilier tertiaire
Derrière cette hausse des prix, il y a également la polarisation du marché du travail et de la société française. De plus en plus, la société se scinde en deux catégories des ménages : les ménages aisés, qui se logent facilement grâce à un pouvoir d’achat élevé, et les autres, pour qui le logement représente une pression économique croissante. Selon l’INSEE, 24% des ménages, souvent plus aisés, détiennent les deux tiers des logements particuliers en France, entre investissements locatifs, résidences secondaires, ou logements vacants. Cela favorise d’abord la spéculation, mais cela favorise aussi la hausse des prix dans les centres-villes ou les zones dynamiques, ce qui repousse les plus pauvres vers les périphéries. C’est la gentrification.
D’autres phénomènes contribuent à pousser la hausse des prix, et à monopoliser les logements : le développement de l’offre immobilière tertiaire, par exemple, fait concurrence à l’offre de logements. En France, 1 milliard de mètres carrés de bâtiments sont occupés par le tertiaire, et cela tend souvent, dans les centres-villes, à renchérir la hausse des prix. De même, le développement de l’offre de location de courte durée, par les plateformes type Airbnb contribue à la hausse des prix et à la diminution de l’offre de logements dans les zones attractives. En France, un demi million de logements seraient en location sur ces plateformes, et ce, de façon durable : à Paris, par exemple, près d’un quart des logements en location sur Airbnb sont loués plus de 6 mois par an. Autant de logements que les propriétaires, qui voient bien l’opportunité financière, ne louent plus aux habitants mais aux visiteurs.
Tous ces facteurs contribuent également à la hausse du nombre de logements vacants, qui sont près de 3 millions en France. Toutes ces tendances participent à expliquer pourquoi nous avons paradoxalement trop de logements, et pourtant, des difficultés pour se loger.
Voir à ce sujet : Partage de la valeur en France : état des lieux
Logement : un enjeu de territoire et de protection sociale ?
On voit donc que la crise du logement n’est pas une question de quantités de logements (puisqu’on a plus de logements que de ménages) mais une question d’opportunités de se loger : certains ne trouvent tout simplement pas de logements adaptés à leurs besoins (emploi, revenus, projet de vie…). Et cela se trouve renforcé par les faiblesses du développement territorial en France.
On le sait, certains territoires français se désertifient. Le manque de soutien public, notamment dans des services publics comme la santé, l’éducation, ou les transports, incite progressivement les habitants à quitter certains territoires au profit de zones mieux dotées. La désindustrialisation participe aussi à diminuer le nombre d’emplois dans certaines régions, qui de fait, sont moins attractives. D’autres au contraire, bénéficient de leur dynamisme économique et social pour attirer chaque année des habitants.
Cette crise des territoires se superpose et s’ajoute aux multiples crises sociales et économiques en France. Les zones les moins dynamiques sont celles où s’accumulent les difficultés sociales, économiques, environnementales : chômage, pauvreté, précarité. Ces zones continuent de se désertifier, car elles n’attirent plus les financements publics ou les investissements privés, ce qui y augmente encore les difficultés sociales, et donc, le taux de vacance des logements. Parallèlement, 2.3 millions de personnes en difficultés sont en attente d’un logement social en France, sans que les communes ne puissent répondre à la demande faute de moyens et de volonté politique.
L’illusion de la pénurie de logements
On ne peut donc pas dire qu’il y ait réellement une pénurie de logements en France, ni que l’on manque de logements. Mais le logement traverse en effet une crise, qui est plutôt le reflet de la crise sociale et économique globale qui traverse le pays et l’ensemble de économies mondialisées. La spéculation financière, la hausse des prix, le développement des inégalités, et la crise des territoires expliquent notamment cette inadéquation entre logements et logés. L’accaparement des logements par les classes aisées ou les investisseurs, se fait au détriment de l’accessibilité du logement pour les populations.
On a longtemps compensé en partie ce phénomène en construisant toujours plus, plus que nous n’en avions besoin. Mais aujourd’hui, le renversement du marché, avec l’inflation brutale, la remontée des taux d’intérêt, et le recul du crédit, freinent le dynamisme du marché de la construction, ce qui pourrait encore contribuer à faire monter les prix.
En tout cas, il n’est pas certain que l’on résolve vraiment cette crise en se contentant de soutenir le secteur de la construction, pour construire encore et toujours plus de logements. Cela ne résoudra pas, en effet, les problèmes d’attractivité, ni les problèmes d’accessibilité du logement. Et puis, la construction est l’une des industries les plus polluantes : soutenir aveuglément cette industrie ne fera donc que renchérir les problèmes environnementaux, le réchauffement climatique ou la crise de l’artificialisation des sols. Pour résoudre la crise du logement, il faudra sans aucun doute se poser la question de la manière d’en résoudre les causes sous-jacents. Il faudrait alors prendre conscience que la crise du logement n’est pas une crise sectorielle, mais une crise sociale. La même, en fait, qui met les citoyens dans la rue depuis des mois.
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