Et si la finance durable était un leurre ? Et si elle n’était ni efficace ni pertinente pour répondre aux enjeux de la transition écologique et sociale ? Plusieurs analyses récentes vont dans ce sens. Décryptage.
Depuis quelques années, on parle de plus en plus de la finance durable comme du levier clé pour activer la transition écologique. La logique de la « finance durable » ou « finance verte » est simple : dans la finance classique, les investisseurs placent leur argent dans des projets en fonction de leur rentabilité, alors que dans la finance durable, ils investissent dans des projets supposés contribuer à la transition écologique et sociale. Pour identifier ces projets, on a mis en place des indicateurs dits ESG (environnementaux, sociaux et de gouvernance) qui doivent permettre de mesurer la performance dite « extra-financière ». La finance durable est supposée être à la fois rentable et utile pour favoriser le développement de projets plus durables. Les tenants de la finance durable affirment même que la finance durable peut afficher des rendements plus élevés que la finance classique. En gros : la finance durable, c’est gagnant-gagnant.
Problème : les analyses récentes montrent que la finance durable ne répond pas vraiment à ses objectifs et qu’elle ne tient pas ses promesses. Non seulement elle est inefficace pour soutenir des projets réellement durable, mais en plus elle serait contreproductive. Tentons de comprendre pourquoi, et ce que cela implique pour la transition.
La finance durable est-elle inefficace ?
Dans une logique de marché classique, les liquidités financières s’orientent vers des actifs en fonction de deux critères principaux : leur rentabilité et le risque financier qu’ils représentent. En règle générale, on trouve des actifs avec des rendements importants, mais risqués et des actifs peu risqués mais qui rapportent moins. Dans la finance durable, on ajoute à ces critères les indicateurs extra-financiers : performance environnementale, contribution sociale, bonne gouvernance et autres.
C’est en utilisant les indicateurs ESG que l’on peut en théorie identifier les actifs durables. On pourra ainsi mesurer les émissions carbone, la production de déchets ou les indicateurs d’égalité homme-femme dans une entreprise pour évaluer la performance extra-financière des actions de cette dernière.
Finance verte : la faiblesse des indicateurs ESG
Le problème, c’est qu’aujourd’hui, on ne sait pas vraiment mesurer cette performance extra-financière, car les indicateurs ESG tels qu’ils existent aujourd’hui sont trop flous pour évaluer efficacement la durabilité d’un actif financier. C’est en tout cas ce que suggèrent plusieurs analyses récentes. Que ce soit la Harvard Business Review, le MIT, ou des chercheurs indépendants, tous s’accordent pour dire que la mesure ESG est obscure, souvent imprécise et donc inefficace.
D’abord, mesurer la performance extra-financière est en soi un enjeu complexe. Comment mesure-t-on l’impact sur la biodiversité ? Sur les écosytèmes ? Sur l’inclusion sociale des populations ? Il y aurait 1000 manières de faire, autant de critères à regarder, et de façons d’interpréter les données. Pour ce que l’on sait mesurer efficacement et précisément (par exemple, les émissions de CO2) il existe encore de nombreuses manière de mesurer : sur quel scope : le périmètre strict de l’entreprise, ou celui, plus étendu, qui inclut ses fournisseurs ? En valeur absolue (tonnes de CO2 émises par une activité) ou en valeur relative (tonnes de CO2 par unité de production ou par unité de valeur) ? Aucune méthodologie ne définit tout cela précisément, même si des initiatives commencent à émerger en ce sens.
Cette absence de cohérence méthodologique a pour conséquence que les mesures ESG sont très variables en fonction des agences, de la qualité des données, de l’interprétation qui en est faite. Les agences de mesure de la performance ESG établissent leurs scores en se basant sur des données fournies par les entreprises elles-mêmes, souvent sans même être auditées, et les agrègent en leur donnant des pondérations qui varient d’une institution à l’autre. Autrement dit, un actif peut très bien être noté comme très performant sur le plan ESG par une agence, et très peu performant par une autre. Selon le MIT, les cinq principales agences de notation ESG affichent un indicateur de corrélation de seulement 0.61, ce qui prouve que leurs notations sont très variables, et que deux agences peuvent donner des scores très différents à un même actif (une score de 1 indiquerait que ces 5 agences parviennent à des résultats identiques pour les mêmes actifs évalués).
D’autre part, les indicateurs ESG ne permettent que de donner des mesures, mais ils ne disent pas si ces mesures sont l’indicateur d’un actif « durable » ou non. Par exemple, on pourra mesurer les émissions de CO2 liées à un actif, et même dire si cet actif est plus ou moins performant en la matière que d’autres actifs du même secteur ou s’il s’améliore dans le temps. Mais pourra-t-on dire si ces émissions s’inscrivent dans une trajectoire climatique soutenable ? Pas vraiment. D’abord, car l’existence d’une mesure ESG ne dit pas si oui ou non, le business model de l’entreprise s’inscrit dans un cadre socialement ou environnementalement souhaitable. Par exemple, une entreprise qui produit du tabac continue à mettre sur le marché un produit nocif et non-durable, et ce, que son score baisse ou pas concernant ses émissions de CO2. Ensuite, car il faut pouvoir placer cette mesure dans un contexte pour l’interpréter : que représentent X tonnes de CO2 dans le problème climatique global, par rapport à la limite climatique. Or, en matière environnementale, selon des chercheurs du Journal of Cleaner Production, seules 5% des entreprises inscrivent leurs données ESG dans le cadre des limites écologiques de la planète, qui sont le seul référentiel utile pour mesurer la durabilité écologique. Et les scores ESG, quant à eux, ne sont jamais mis en perspective par rapport à ces limites planétaires par les agences de notation.
Bref, quand une agence de mesure ESG dit qu’un actif financier a un bon score ESG, on ne sait pas vraiment ce que ça veut dire, ni si cet actif est réellement « durable », ou « soutenable ». Dans bien des cas, les scores ESG sont d’ailleurs soumis à de nombreux biais, et le tout flirt allègrement avec le greenwashing.
Finance durable : « ce qui se mesure s’améliore »… ou pas
À défaut de méthode de mesure efficace, on pourrait penser que la finance durable a au moins le mérite d’inscrire les acteurs économiques dans une forme d’amélioration continue concernant la performance extra-financière. Dans la plus pure tradition des théories du management, qui affirment que « ce qui se mesure s’améliore », la finance durable postule que si l’on mesure la performance ESG des différents actifs financiers, une sorte de compétition vertueuse s’engagera, encourageant les acteurs à s’améliorer, à baisser leurs émissions et les pollutions qu’elles engendrent, pour attirer les investisseurs. Le tout devrait permettre de transformer positivement le système économique.
Pourtant, les données disponibles actuellement tendent plutôt à montrer qu’en matière ESG ce n’est pas parce qu’on mesure quelque chose qu’on l’améliore. En fait, plusieurs études récentes ont même démontré l’inverse. Ainsi, une étude de l’European Corporate Governance Institute a constaté que lorsque des investisseurs signent les PRI (Principes pour l’Investissement Responsable des Nations Unies, supposés guider un investissement ESG) la performance ESG de leurs portefeuilles ne change pas. D’autre part, une étude de l’Université de Columbia a montré que les actifs des portefeuilles labellisés ESG affichent parfois plus de défaut de conformité environnementale ou sociale que les actifs de portefeuilles non-labellisés. Cela montre que s’engager et mesurer n’inscrit pas nécessairement dans une démarche de progrès.
Dans ce contexte, la finance durable peut difficilement constituer un incitatif majeur pour les entreprises à changer leurs pratiques. Et même lorsque cet effet peut exister, l’absence de méthodologie robuste de mesure ESG laisse bien souvent aux entreprises des latitudes pour présenter leurs données sous le meilleur jour, sans vraiment changer leurs pratiques opérationnelles ou leur impact environnemental.
La finance durable moins performante que la finance classique ?
Alors que reste-t-il à la finance durable ? Peut-être le fait d’être « plus rentable » que la finance classique ? Les actifs bien notés en matière ESG rapporteraient en effet plus que les autres et seraient moins risqués, ce qui devrait en théorie attirer les fonds, et au moins orienter les flux financiers vers des projets positifs. On entend cette affirmation un peu partout (et Youmatter l’a même relayée dans le passé).
Mais les études récentes tendent à nuancer l’optimisme concernant la rentabilité des actifs ESG. De nombreux investisseurs continuent d’affirmer que la performance ESG est corrélée à la performance financière, et pourtant, les données empiriques issues d’une étude du Journal of Finance montrent que les fonds les plus performants en matière ESG n’affichent pas de meilleures performances financières que les fonds les moins bien notés. Un constat partagé par les chercheurs de Scientific Beta, qui montrent dans une étude publiée en 2021 que la sur-performance des actifs ESG disparaît lorsque l’on ajuste les données en fonction des différents biais possibles (secteurs, risque, qualité des actifs…).
De plus en plus de spécialistes doutent ainsi de l’idée que les actifs financiers durables serait plus rentable ou moins risquée que les autres actifs.
La finance durable : contreproductive pour la transition écologique ?
Si l’on devait faire le bilan à ce stade, on devrait donc admettre que la finance durable peine à faire la preuve de ce dont elle se targue : elle ne permet pas d’identifier clairement les actifs durables, ne provoque pas vraiment de dynamique de progrès sur les indicateurs ESG, et n’est pas vraiment plus rentable ou plus sûre que la finance classique. Alors, serait-elle une finance comme une autre, teintée de greenwashing ? Sans doute, mais la réalité est peut-être plus grave que ça, car la finance durable pourrait avoir un certain nombre d’effets pervers freinant la transition écologique.
La bulle de la finance durable
D’abord, pour l’heure, la finance durable semble surtout alimenter une sorte de bulle financière auto-réalisatrice, comme le secteur financier sait si bien le faire. À force d’entendre partout que la finance durable a le vent en poupe, qu’elle surperforme, le secteur a attiré des centaines de milliards de liquidités, qui ont entretenu artificiellement sa croissance. Mais de nombreux analystes, interrogés encore récemment par Bloomberg, estiment que sans cet afflux d’argent, les actifs labellisés ESG auraient probablement perdu de la valeur.
Les actifs ESG capteraient donc une part croissante des liquidités sur les marchés, et ce sans traduire ni une vraie performance durable, ni même une performance économique supérieure. Il reste possible que cette bulle ait pour effet collatéral de financer des actifs contribuant à la transition écologique et sociale (comme les énergies renouvelables, la mobilité électrique…). Mais ce qui est inquiétant, outre le fait qu’elle perpétue la spéculation et l’accaparement des ressources financières, c’est que cette bulle pourrait finir par exploser. S’en suivrait alors une autre crise financière, qui emporterait avec elle un nombre important d’entreprises jouant un rôle clef dans la transition écologique, et paralyserait encore le système économique pour des années, freinant du même coup l’avancée des politiques publiques en matière sociale ou environnementale.
En attendant, tout l’argent investi dans des actifs ESG qui ne veulent souvent rien dire ne sont pas investis dans des secteurs qui contribuent efficacement à la transition écologique et sociale, comme les services publics, l’accessibilité et l’inclusion sociale et bien d’autres.
Le miroir aux alouettes des logiques financières
On touche d’ailleurs ici à l’une des problématiques fondamentales du boom de la finance durable : il agit comme un miroir aux alouettes, qui attire l’attention et les fonds au détriment des enjeux vraiment essentiels à la transition, qui eux, bien souvent, ne sont pas « bankable ».
Le développement de la finance durable renforce l’idée selon laquelle on pourra résoudre la crise écologique à travers les mécanismes de marché. Il suffirait de faire confiance aux investisseurs et aux dynamiques des marchés financiers pour mettre la société sur le chemin de la transition écologique. Or, les dérives observées dans la finance durable, et le greenwashing encore omniprésent dans le secteur montrent que cela ne suffira pas.
Au contraire, les logiques de marché, en ne se basant que sur les signaux prix, ont plutôt tendance à occulter ou déformer les réalités extra-financières, qui s’intègrent par définition mal dans les indicateurs de mesure comptables. La logique même de la finance, durable ou pas, c’est de dégager le plus de profit possible, et malheureusement, c’est bien souvent lorsque l’on exploite le vivant, les travailleurs ou les ressources naturelles que l’on dégage les profits les plus importants. Pour preuve, toutes les initiatives liées à la protection environnementale auxquelles on applique des logiques de marché ont tendance à se noyer dans leurs dérives. La reforestation, la compensation écologique, les crédits carbone, tous s’avèrent in fine peu efficaces lorsque l’argent y devient le nerf de la guerre.
S’il fallait une révolution épistémique aujourd’hui pour activer la transition écologique et sociale, ce serait sans doute celle de sortir des logiques de marché et d’accepter qu’un certain nombre d’activités ne sont pas destinées à générer du profit (l’éducation, la préservation des écosystèmes, la santé, la sanctuarisation des ressources naturelles, entre autres…). Il s’agirait aussi de s’engager collectivement dans plus de régulation, pour encadrer les marchés (financiers ou non) qui se soucient naturellement peu de leurs externalités environnementales ou sociales. Bref, imposer des contraintes, définir clairement ce qui est souhaitable collectivement ou non.
La finance durable et l’impensé de la régulation
Et justement, la finance durable et l’engouement qu’elle suscite occultent la nécessité d’une réflexion sur cette régulation. En Europe par exemple, plutôt que de planifier collectivement nos futurs énergétiques ou industriels, en plaçant nos ressources publiques dans d’ambitieux plans de transformation et en faisant des choix forts, on compte sur la finance durable pour décider du visage de la transition. Et pour l’encourager, les institutions européennes élaborent des usines à gaz législatives, telles que la taxonomie verte, supposées orienter (mais pas trop) les flux financiers, en définissant avec plus ou moins de succès ce qu’est une obligation verte, un green bond ou une action durable… Avec la clarté méthodologique que l’on sait.
L’énergie politique investie dans ces ajustements, précautionneusement négociés pour ne pas trop brusquer tel ou tel secteur et ne surtout pas freiner les dynamiques de marché, peine aujourd’hui à prouver son efficacité. Les labels se multiplient, les initiatives et les pledges sont légions, mais le système économique garde les mêmes bases prédatrices. Et pendant ce temps, nos sociétés s’agitent sans que l’on soit à minima capable de dire clairement, par exemple, si le gaz naturel, une énergie fossile, est « vert » ou non. Les investisseurs en décideront peut-être ?
En faisant croire qu’ils pourraient sauver la planète, les acteurs de la finance ont semble-t-il relégué la politique au rang de faire valoir, qui ne décide plus de rien, au point que même l’AMF s’inquiète aujourd’hui de la lenteur et du défaut de régulation.
Quant aux citoyens, ils pourraient eux-aussi légitimement s’inquiéter que l’avenir de leurs sociétés soit ainsi confié à des sociétés privées, agences de notation et fonds d’investissement, qui détermineront sur la base de critères obscurs les secteurs où seront investis les gigantesques ressources financières générées par le système économique dont ils sont pourtant les principales parties prenantes. Mais cette inquiétude-là pèse bien peu face aux efforts dégagés par les acteurs de la finance pour convaincre qu’ils ont toutes les clefs pour transformer positivement la société.
Il semble donc urgent de déconstruire le mythe de la finance durable. De dire qu’elle ne tient pas ses promesses, et qu’elle ne les tiendra pas tant que nous n’aurons pas décidé collectivement de l’encadrer, de la réguler, d’en définir précisément les cadres, les objectifs et les méthodes. En attendant, la seule chose durable dans la finance durable, c’est sa capacité à perpétuer un système défaillant. Sans jamais rogner sur les profits, cela va sans dire.
Photo par micheile dot com sur Unsplash