L’association Ticket for change accompagne depuis 10 ans les personnes qui souhaitent s’orienter vers les métiers à impact dont des entrepreneurs à travers son incubateur et veut changer le modèle de réussite de l’entrepreneur. Entretien avec Adèle Galey, co-fondatrice de l’association avec Joséphine Bouchez et Matthieu Dardaillon. 

Youmatter: Ticket for change fête ses 10 ans d’accompagnement à la bifurcation vers des métiers à impact. Quel bilan en tirez-vous ? 

Adèle Galey : Nous incubons les pionniers du monde de demain : des personnes qui entreprennent, des dirigeants, des salariés, des gens en reconversion qui rejoignent des structures existantes… grâce à des programmes de quelques heures à plusieurs mois, en présentiel ou à distance (MOOC, webinaires…). Sur l’ensemble de ces programmes nous avons touché près de 155 000 personnes. Parmi ceux-ci, nous avons plus spécifiquement accompagné 7 500 dirigeants et salariés et 750 entrepreneurs. En 2020, 43 % de nos 100 000 bénéficiaires étaient engagés dans une carrière à impact et 71 % de leur temps de travail avait un impact positif sur la société.

De ces dix ans, nous avons gardé la conviction qu’il faut continuer à miser sur ce qu’on appelle des pionniers, des personnes qui vont un peu être comme des locomotives et qui vont montrer aux autres qu’il est possible de transformer leur métier, d’entreprendre et de faire les choses autrement. Mais pour cela il faut changer le modèle de réussite de ces pionniers. 

C’est notamment pour cela que vous appelez à repenser le “mythe de l’entrepreneur”…

Oui car le modèle de réussite encensé aujourd’hui est celui du succès individuel, de l’innovation incessante et d’une croissance financière, matérielle sans limite. L’entrepreneur est celui qui va changer/sauver le monde, c’est particulièrement vrai dans le monde de l’impact. Mais ce modèle est en train de se fissurer. Un entrepreneur sur trois fait état d’une fatigue accrue et 46% des entrepreneurs sociaux se disent en risque de burn-out à l’échelle mondiale. Pourquoi ? Parce que le modèle de réussite ne change pas, que l’on soit dans l’impact ou dans l’économie classique.

Nous devons faire notre mea culpa, nous y avons contribué en les accompagnant de la même manière que le modèle de réussite de « l’ancien monde » et patriarcal. Au fur et à mesure, nous avons transformé notre façon de les accompagner. Maintenant nous pensons aussi qu’il faut le dire. Par exemple, nous travaillons depuis 10 ans sur le triptyque tête/coeur/corps mais pendant longtemps, cela renvoyait à quelque chose d’ésotérique, à des gens un peu perchés…et nous n’osions pas trop en parler de cette façon. Mais pourtant il faut absolument développer les qualités humaines, émotionnelles, psychocorporelles pour être un entrepreneur dans la durée ! 

Quelle devrait être la nouvelle figure de l’entrepreneur selon vous ? 

Comme nous le disions avec plusieurs acteurs de l’impact dans une tribune sur Maddyness, le succès des entreprises ne devrait plus se mesurer en termes de milliards d’euros levés ou générés mais en valeur sociétale créée, en bien-être engendré, en biodiversité préservée et même en satisfaction cultivée. Ça ne veut pas dire qu’il faut renoncer à l’innovation ou à l’ambition, mais qu’il faut les orienter vers les besoins essentiels de notre époque. Il faut inventer une nouvelle manière d’entreprendre, plus agile, vivante, coopérative et inclusive.

Pour cela, l’entrepreneur doit prendre soin de lui, des autres et de la planète en respectant ses propres limites. On parle de limites planétaires, mais il y aussi les limites humaines. Longtemps, on a dit à l’entrepreneur social de s’occuper avant tout des autres et de la planète, mais pas beaucoup de lui-même. Or c’est indispensable. Si nous ne prenons pas soin de nous, nous ne pourrons pas prendre soin des autres. Ce travail doit être collectif et nous voulons le mener avec le plus d’acteurs de l’écosystème possible. 

Quels sont les succès d’entrepreneuriat accompagnés par Ticket for Change qui représentent ce modèle ? 

Nous avons eu des projets très différents et nous avons encore besoin de montrer que ce n’est pas parce qu’on a pas lancé une application à 54 millions d’utilisateurs qu’on a raté sa vie ! Il y a des projets à impact très ciblé et très local qui sont super importants. Donc si on est fiers d’avoir accompagné François et Julie qui ont lancé Yuka ou Marie et Antoine qui ont monté WeDressFair, on veut aussi pousser David et Thorey qui ont créé Tratino, le plus grand restaurant biologique d’Europe à Lyon. Il y a aussi Frédéric qui a créé Je bouge pour mon moral pour accompagner la sortie du burn out par l’activité physique ou l’association Métishima de Marie qui aide des centaines de nouveaux arrivants en France à valoriser leurs compétences et aptitudes professionnelles. Ces modèles différents sont une richesse de l’écosystème à impact particulièrement foisonnant. Aujourd’hui on compte entre 10 000 et 15 000 entreprises à impacts en France et on compte sur 50 000 d’ici 2027 !

Avez-vous vu évoluer le profil des personnes qui se font accompagner par Ticket for change  ?

C’est sans doute en partie lié à ce nouveau modèle qui émerge mais nous voyons de plus en plus d’hommes dans nos programmes. Aujourd’hui nous sommes à parité dans les parcours entrepreneurs mais avant nos promos étaient à 65-70% féminines, ce qui n’est pas le cas dans l’entreprenariat classique. Notre interprétation, c’est que lorsque l’on ajoute le mot « social » au terme « entrepreneuriat », les femmes s’autorisent plus ou se retrouvent plus dans ce type de projet. Mais le CARE n’est plus réservé aux femmes et ça c’est chouette ! 

Par ailleurs, au début, nous touchions principalement des très jeunes alors qu’aujourd’hui, l’âge moyen des participants tourne plutôt autour de trente-six ans. Nous avons de plus en plus de gens qui sont en reconversion et veulent mettre leurs compétences au service d’une entreprise ou d’une cause qui fait sens pour eux. Ce qui n’a pas changé, c’est que ces « idéalistes pragmatiques » viennent pour être entourés et passer le premier pas de leur bifurcation. Car souvent on se retrouve un peu face à un Everest et l’on a besoin de soutien, d’accompagnement, de se connecter à d’autres gens qui ont les mêmes envies, les mêmes valeurs…

Comment a évolué l’écosystème de l’impact ? 

Il y a une multiplicité d’acteurs qui se sont développés. Des incubateurs classiques ont développé des branches à impact et tous les accompagnements d’entrepreneurs du secteur classique s’y mettent. C’est super et en même temps, cela nous pose deux grandes questions: qu’est ce qui fait notre spécificité et comment peut-on faire ensemble ? Nous sommes en lien avec plusieurs réseaux comme le Mouvement Impact France. Pour moi, c’est primordial car l’une des choses que l’on a apprises durant ces 10 ans, c’est qu’on ne peut plus faire seul. Il y a un impératif presque éthique à faire coalition pour bâtir ce nouveau modèle entrepreneurial. 

Comment finance-t-on ce nouveau modèle d’accompagnement ? 

C’est une vraie question. Aujourd’hui, les investisseurs financent en très grande partie des projets, des programmes. Il faut donc en permanence en monter de nouveau, en parler. Cela prend un temps fou. Les fonds à impact financent nos bénéficiaires, les entreprises à impact, mais nous, en tant qu’association, nous avons beaucoup de mal à nous faire financer des programmes plus « méta », nos frais de fonctionnement, le plaidoyer, la mesure d’impact, la coalition. Aujourd’hui, ce sont des choses « infinançables » à part pour quelques grosses fondations qui acceptent de prendre le risque de ne pas avoir de retour sur investissement qui soit extrêmement clair et précis. Nous avons vraiment besoin que cela se démocratise. Car si l’on ne finance pas ça, on restera avec le modèle de l’ancien monde et on n’y arrivera pas. 

Un souhait pour les 10 ans à venir ? 

Que l’on soit copié ! Nous avons besoin que ce modèle se diffuse, que l’on s’inspire les uns les autres et que l’on travaille en coalition pour changer le modèle de réussite ! 

Illustration : Ticket for Change