SEC, ISSB, ERS : qu’est-ce qui se cache derrière ces standards de reporting extra-financiers ? Quels en sont les principaux enjeux ? On vous explique.

Depuis quelques années, le monde économique et financier s’est persuadé que pour survivre face aux crises écologiques et sociales qui se profilent, la solution était d’adopter de nouveaux standards de reporting extra-financiers. L’objectif (qui n’est pas forcément évident si l’on est pas au fait des logiques du capitalisme libéral) serait de permettre aux entreprises de mieux rendre compte des risques environnementaux, sociaux et de gouvernance (ESG) qui pèsent sur elles, de sorte que les parties prenantes (les investisseurs en particulier) puissent mieux distinguer les entreprises à risque de celles qui contribuent à la transition écologique et sociale. Il serait alors théoriquement plus simple de financer les entreprises dites « vertes », et donc d’accélérer la transition, si possible en maintenant des niveaux de profit élevés. Win-win, semble-t-il.

Cela fait donc des années que l’on parle de ces fameuses données ESG, de ce reporting extra-financier qui doit permettre à la finance et à l’économie de devenir vertes. Sauf que, dans les faits, la finance verte reste aujourd’hui très largement une inefficace, illusoire même, tout simplement car on ne sait pas, aujourd’hui, mesurer la performance et les risques environnementaux et sociaux d’une entreprise. Les méthodes restent parcellaires et il n’existe pas vraiment de standards de reporting harmonisé qui permettraient à un investisseur de savoir si l’entreprise ou l’activité dans laquelle il souhaiterait placer son argent a un « impact positif » sur l’environnement ou la société.

L’enjeu donc, est de faire émerger ce standard. De faire en sorte que chaque entreprise, ou qu’elle soit sur la planète, sache comment mesurer ses indicateurs, ses risques et opportunités liés à l’environnement ou aux enjeux sociaux. Sauf que… Plusieurs organisations nationales ou internationales sont sur le coup. La SEC (Securities and Exchange Commission) américaine, l’EFRAG (European Financial Reporting Advisory Group) européenne, et la fondation privée IASB (International Accounting Standards Board) sont toutes les 3 en train d’élaborer leurs guides, leurs recommandations, leurs standards de reporting extra-financier.

De nombreuses questions se posent donc : quelle différence entre ces trois propositions ? Quels sont les enjeux de cette bataille pour les normes extra-financières ? Quelles conséquences pour la transition écologique et sociale globale ?

Trois standards pour la normalisation extra-financière

Il existe donc actuellement trois grandes propositions pour la normalisation extra-financière. Il y a d’abord le brouillon de la SEC, aussi appelée Rule on Climate-Related Disclosure, mis sur la table en 2022, et qui propose de renforcer les exigences de publications de données extra-financières pour les entreprises cotées, ainsi que pour les investisseurs ESG. L’EFRAG est également en train de travailler à la publication de son ESRS (European Sustainability Reporting Standards) qui concernerait à priori près de 50 000 entreprises européennes. Objectif : préparer le terrain pour la fameuse Corporate Sustainability Reporting Directive (CSRD) de la Commission Européenne. Et puis, l’IASB, organisme à l’origine des standards qui servent de normes internationales pour le reporting financier, propose, via son ISSB (International Sustainability Standards Board) ses IFRS-S (International Financial Reporting Standards on Sustainability). Et tout cela, bien-sûr, s’aligne sur les recommandations de la TCFD (Task-Force on Climate related Financial Disclosure), un groupe de travail sur le reporting extra-financier créé par le FSB (Financial Stability Board), qui réunit les autorités financières internationales.

Perdus après tant d’acronymes abscons ? Comme tout le monde. Pour simplifier, disons qu’au moins trois grandes organisations, privées ou publiques, entendent en ce moment définir les normes de reporting extra-financier du secteur privé. Les trois propositions (de la SEC, de l’EFRAG, et de l’ISSB) ont pour objectif de créer un référentiel, qui, si possible, deviendrait mondial, pour la publication des données extra-financières dans le secteur privé. Chaque organisme a une certaine légitimité à prétendre vouloir définir une telle norme. La SEC est organisme de régulation des Etats-Unis, une des plus grandes puissances économiques de la planète. L’EFRAG représente la Commission Européenne, et donc, par extension, la première puissance économique et commerciale mondiale, quant à l’IASB, c’est lui qui a défini les standards actuellement en usage pour le reporting financier, et il ambitionne donc logiquement de définir le reporting extra-financier.

Sauf que, chacune de ces propositions de normes a ses spécificités. D’abord, elles ne concerneront pas les mêmes entreprises. L’ESRS, par exemple, devrait concerner près de 50 000 entreprises, soit toutes celles qui dépassent deux des trois critères suivants : 20 millions d’euros de bilan, 40 millions d’euros de chiffre d’affaires et plus de 250 salariés. La proposition de la SEC, elle, ne vise que les sociétés cotées qui sont sous sa juridiction. Quand à l’ISSB, il ne définit pas vraiment quelles entreprises seront soumises à ses IFRS, puisque ces derniers devront être approuvés par des instances de régulation nationales et / ou internationales avant d’entrer en vigueur quelque part.

Les différentes propositions ne sont pas non plus identiques sur le fond. Certes, elles ont tous pour point commun de définir un certain nombre de données, d’indicateurs, et des méthodologies de reporting. Mais en matière de qualité de reporting, le diable se cache dans les détails. Pour qu’un reporting ait du sens, qu’il soit pertinent, qu’il permette de mesurer efficacement la contribution d’une activité à la transition écologique, il faut que le reporting soit le plus précis, le plus exhaustif possible. Il faut que les données reflètent la complexité des interactions entre l’entreprise et son écosystème (environnemental ou social). Or à ce jeu là, les trois propositions n’ont clairement pas la même ambition. Et c’est bien-sûr la proposition européenne qui se démarque en proposant des standards plus précis, plus prescriptifs.

Normes de reporting : l’enjeu de la double matérialité

C’est notamment le cas en matière de matérialité du reporting. Pour résumer, il existe en matière de reporting deux paradigmes : la matérialité simple ou la double matérialité. Le concept de matérialité, dans le monde de la comptabilité, qualifie les éléments significatifs, importants, ou pertinents par rapport à un état financier. En matière de comptabilité extra-financière, la matérialité désigne donc l’ensemble des éléments significatifs liés à l’environnement ou à l’impact social qu’il faut voir apparaître dans les comptes. Cette matérialité peut être simple, quand il s’agit d’identifier les facteurs environnementaux ou sociaux qui risquent d’affecter la performance financière de l’entreprise. Ou elle peut être double, quand il s’agit, en plus de la matérialité simple, de regarder comment les activités de l’entreprises affectent son écosystème social ou environnemental.

Dans le cas de la matérialité simple, on se place donc dans la perspective de l’investisseur : si une entreprise X émet trop de CO2, elle risque d’être soumise à une pression (réglementaire, réputationnelle, etc.) qui pourrait affecter ses performances financières, ce qui réduit la qualité de l’investissement. Dans le cas d’une double matérialité, on se place au contraire du point de vue global : si une entreprise X émet trop de CO2, non seulement ses performances risquent d’être affectées, mais elle participe à dégrader le climat, et donc la stabilité du monde vivant (et bien-sûr, avec elle, ce qui intéresse toujours le plus le monde comptable et financier, les performances de nos économies).

Rendre obligatoire le reporting en double matérialité impose aux entreprises de rendre publics leurs impacts négatifs sur les écosystèmes, avec donc à terme la possibilité de poser des limites par rapport à ces impacts (taxes, régulations, interdictions). C’est une manière (certes incomplète et insuffisante) de faire la transition d’un système économique qui se construit aux dépens du reste du monde (social, écologique) vers un système économique qui se construit dans les limites de ce monde. Une vraie révolution conceptuelle donc, pour le capitalisme moderne pour qui tout est une ressource à exploiter. Et cette révolution, seule la proposition de l’EFRAG s’y aventure.

Quelle ambition donner à la « finance durable » ?

Évidemment, rien d’étonnant à cela. On ne pouvait pas attendre de la SEC, organisme conçu pour « protéger les investisseurs » (sic), qu’il prenne la voie d’une double matérialité qui signifie, en creux, que le monde des rendements à 15% et du capital-roi est terminé. Rien d’étonnant non plus à ce que l’IASB, organisme privé, bercé des conceptions économiques néo-libérales américaines (et ironiquement enregistré dans le Delaware, paradis fiscal américain) ne se saisisse pas d’un concept qui remettrait justement en cause l’idée d’une économie toute puissante. La proposition de l’EFRAG, en revanche, témoigne du fait que l’Europe, bien qu’encore très libérale dans ses fondements, est en train de s’ouvrir (trop) lentement à une autre conception de l’économie.

Ces différentes normes illustrent donc les différentes ambitions qui existent concernant la finance dite durable. Dans un cas, il s’agit effectivement mettre un vernis vert sur la finance, si possible sans en changer ni la finalité (maximiser les rendements financiers) ni les formes. Dans l’autre, il s’agit de commencer doucement à dire qu’il faut encadrer, limiter, mettre au pas l’univers de la finance, et que ce n’est plus lui qui décidera de la marche du monde. Outre la matérialité, cette différence se lit dans les périmètres et le caractère prescriptif de ces différentes normes. Pour l’EFRAG et son ESRS, le périmètre des entreprises soumises est élargi, tout comme le scope des impacts mesurés (scope 3 intégrant l’ensemble de la chaîne de valeur), les prescriptions sont précises et ambitieuses. La SEC et l’IASB vont généralement moins loin. Il faudra donc suivre avec intérêt les évolutions de ces différentes propositions, et surtout, la bataille au coeur de laquelle elles vont se trouver dans les prochaines années.

Une bataille pour l’hégémonie normative

Car c’est bien une bataille qui s’est ouverte entre ces différentes référentiels. Ce n’est pas un hasard si chacune de ces organisations publie presque en même temps, ses recommandations, normes et standards. Ce n’est pas un hasard non plus si leur implémentation progressive suit le même calendrier : 2023-2026.

Durant ces quelques années, chacun des organismes va tenter d’imposer son modèle au maximum d’acteurs. Les acteurs privés comme les acteurs publics, partout dans le monde, vont devoir choisir l’une ou l’autre des méthodologies. Et pour les acteurs ayant des activités dans différentes juridictions, il faudra peut-être naviguer entre les trois, ce qui implique de créer une forme de comptabilité… entre ces normes de comptabilité. Il se peut que, comme pour les standards financiers de l’IASB, adoptés à partir du début des années 2000 par près de 170 pays, une forme d’hégémonie normative finisse par émerger, et qu’une de ces normes s’impose.

Évidemment, nous aurions tous intérêt (sauf les acteurs économiques qui profitent des failles du système contemporain) à ce que ce soit la norme la plus ambitieuse, en l’occurence, aujourd’hui la norme européenne qui s’impose. Mais ce n’est pas gagné, car qui dit norme ambitieuse dit que le monde économique et industriel risque de freiner des quatre fers, en invoquant la complexité, le coût, le temps de s’adapter, et tous les arguments habituels des tenants du statu quo.

En attendant, cette bataille permettra d’y voir plus clair, de repérer qui, parmi les dirigeants économiques et politiques, soutient le début vrai changement de paradigme. L’occasion de faire le tri, pour avancer mieux, et plus vite sur la transition écologique et sociale. Car le reporting n’est qu’une première pierre d’une route longue et difficile, et que le temps manque.

Voir aussi : CSRD : quelles entreprises sont concernées ?

Photo par Kelly Sikkema sur Unsplash