La neutralité carbone est à la mode. Mais derrière ce mot se cache surtout un grand flou sémantique qui n’aide pas la lutte contre le réchauffement climatique.
Ces derniers mois, pour lutter contre le réchauffement climatique, de plus en plus d’acteurs se sont engagés à la « neutralité carbone » à plus ou moins long terme. Entreprises, mais aussi Etats ou collectivités inscrivent désormais dans leur agenda cet objectif, l’appelant tantôt « neutralité carbone », tantôt, abusivement « net zéro » ou « zéro émissions nettes ».
En première approximation, la neutralité carbone a une définition relativement simple. L’idée, c’est de ne pas émettre plus de gaz à effet de serre que l’on ne peut en absorber. En théorie, une fois la neutralité carbone atteinte, la concentration de gaz à effet de serre dans l’atmosphère n’augmente plus. Le réchauffement climatique ne s’aggrave donc plus non plus.
On pourrait donc se réjouir de voir de plus en plus d’acteurs s’engager dans cette voie. Pourtant, dans les faits, les concepts de neutralité carbone, de « zéro émission nettes » ou même de « carbon négatif » sont très flous. Tantôt ils se confondent, tantôt ils se distinguent. Dans bien des cas, il est difficile de savoir à quoi ils renvoient ou s’il sont réellement un objectif ambitieux et adapté à la réalité de la lutte contre le réchauffement climatique. Ces concepts sont même souvent le prétexte à beaucoup d’affichage et de déclarations abusives de bonnes intentions. Tentons de comprendre.
La neutralité carbone : un mot, plusieurs modes de calcul
Dire que l’on ne doit « pas émettre plus de gaz à effet de serre que l’on ne peut en absorber » peut en fait renvoyer à des choses très diverses.
Neutralité carbone : quels gaz à effet de serre ?
Il faut d’abord savoir de quels gaz à effet de serre (GES) on parle. S’agit-il du CO2 seulement ? Ou aussi des autres gaz à effet de serre comme le méthane ou le protoxyde d’azote ?
Étymologiquement, la neutralité carbone renvoie à la neutralité en CO2, en dioxyde de carbone. Plusieurs raisons expliquent que l’on se concentre sur le CO2 : d’abord, c’est le principal gaz à effet de serre d’origine humaine (il constitue environ 75% des GES mondiaux anthropiques), ensuite, c’est le gaz dont les émissions sont le plus facilement comptabilisées, et c’est aussi le gaz qui est « absorbé » par les puits de carbone comme les forêts ou les océans. Le GIEC définit la neutralité carbone uniquement en prenant en compte le CO2.
Pourtant, dans la lutte contre le réchauffement climatique, il n’y a pas que le CO2 qui compte. Le méthane, notamment émis par l’élevage ou les activités agricoles, représente au moins 20% des gaz à effet de serre mondiaux. Si l’on parvenait à atteindre la neutralité sur le CO2, il resterait donc encore de grandes quantités de gaz à effet de serre dans l’atmosphère pour continuer à aggraver le réchauffement climatique.
Le problème, c’est que mesurer les émissions de méthane n’est pas toujours aussi simple que mesurer les émissions de CO2. Déjà, le méthane n’a pas le même pouvoir de contribution au réchauffement global que le CO2. Et ce pouvoir de réchauffement varie dans le temps, ce qui rend les calculs compliqués. Quant à savoir quelles quantités de méthane on peut absorber, la question est encore plus complexe : il existe en effet des puits de méthane, mais ils sont encore mal connus et mal compris.
En principe, on parle plus volontiers de « zéro émissions nettes » pour décrire la neutralité lorsqu’elle porte sur l’ensemble des GES. Pourtant, la France, lorsqu’elle parle de neutralité carbone, fait référence à l’ensemble des gaz à effet de serre, y compris le méthane et les autres.
Selon que l’on parle de neutralité carbone uniquement pour le CO2 ou en incluant tous les GES, l’objectif n’est pas le même. L’ambition non plus : on lutte mieux contre le réchauffement climatique en incluant tous les GES, évidemment.
Neutralité carbone : quel périmètre ?
Il faut aussi comprendre que la neutralité carbone peut se calculer à plusieurs niveaux, ou plutôt sur plusieurs périmètres, selon que l’on mesure les émissions directes, indirectes ou élargies.
Grosso modo, pour un individu par exemple, on peut calculer la neutralité carbone au niveau des émissions directes, soit uniquement les émissions de CO2 émises directement par l’individu, via la consommation d’énergies fossiles. En gros, ce seront les émissions liées à l’usage de la voiture, ou du chauffage au gaz ou au fioul. C’est le « scope 1 ».
Mais on peut aussi y ajouter les émissions générées indirectement, via la consommation électrique par exemple. En effet, lorsque l’on utilise de l’électricité, on n’émet pas directement du CO2, mais la production de cette électricité, elle, a émis du CO2, que l’on peut calculer facilement. C’est le « scope 2 ».
Enfin, on peut aussi ajouter toutes les émissions liées à la consommation de l’individu. Les émissions liées à la fabrication de son ordinateur, à la production de son alimentation, etc.. Ce sont les émissions « scope 3 », qui sont les plus représentatives de l’empreinte carbone globale d’un individu ou d’un acteur économique, puisqu’il représente la « chaîne de valeur » liée à une consommation ou à une production.
Cette distinction est particulièrement importante pour les entreprises. Lorsque ces dernières annoncent leur objectif de neutralité carbone, cela peut être sur le scope 1, 2 ou 3, et ce n’est pas toujours très clair.
Par exemple, l’aéroport de Paris Charles de Gaulle, géré par le groupe ADP, a un objectif de « zéro émissions nettes » à 2050. Mais à y regarder de plus près cet objectif ne vise que les émissions « sous le contrôle direct » de l’aéroport… En gros, le scope 2, les consommations d’énergie de l’aéroport, des véhicules de l’aéroport… mais pas les émissions des avions, qui sont sous le contrôle des compagnies aériennes, ni les émissions liées à la fabrication du matériel utilisé par les aéroports. Bref, cela ne couvre qu’une petite partie des émissions liées à l’activité aéroportuaire, probablement autour d’1 à 2% des émissions liées à l’activité aéroportuaire. Dans une analyse récente, des chercheurs de l’Université d’Oxford estimaient que seuls 27% des 2000 plus grandes entreprises mondiales ayant un engagement de neutralité carbone l’avaient calculé sur le scope 3.
Pour un pays, même problème : calcule-t-on les émissions faites sur le territoire du pays, ou doit on y ajouter celles réalisées à l’étranger mais pour produire des biens consommés dans le pays ? C’est la différence entre l’inventaire national et l’empreinte carbone nationale. Selon que l’objectif de neutralité carbone est basé sur l’un ou l’autre, ce n’est pas la même chose.
On entend ainsi souvent que les émissions de la France baissent depuis des années, mais cela ne concerne que les émissions réalisées sur le territoire. Si l’on compte les émissions liées à la consommation française (pour simplifier, sur le scope 3), alors le chiffre augmente : +7% depuis 1995, loin des objectifs de baisse fièrement affichés chaque année. Globalement, seuls 9% des pays ayant un objectif de neutralité carbone le basent aujourd’hui sur leur empreinte carbone globale.
Neutralité carbone : comment calculer ce que l’on absorbe ?
L’autre facette de la neutralité carbone, ce sont les leviers de réduction et d’absorption des GES. Il faut donc savoir comment on calcule la quantité de gaz à effet de serre que l’on évite ou que l’on « retire » de l’atmosphère. Or il existe plusieurs façons de compter ces émissions évitées ou annulées.
Réduction, stockage, compensation : c’est compliqué
On peut d’abord compter les réductions des émissions à la source, par exemple celles induites par une moindre utilisation des énergies fossiles. Mais on peut aussi calculer les émissions « absorbées », retirées de l’atmosphère. Il existe ainsi des puits de gaz à effet de serre naturels, comme les forêts, les océans ou les réseaux d’archées. Ces puits absorbent naturellement et en continu une partie des gaz à effet de serre et les retirent donc de l’atmosphère. Mais il y a aussi des puits « artificiels », comme les techniques de stockage du carbone, par exemple les « aspirateurs à CO2 ».
On peut aussi comptabiliser les émissions que l’on « compense ». Par exemple, si l’on finance un projet d’énergies renouvelables, on peut considérer que l’on évite des émissions par rapport à une situation ou cette énergie aurait été produite par des énergies fossiles. Un acteur paye alors pour réduire non pas ses propres émissions mais les émissions d’autres acteurs. En vérité, cela ne réduit pas les émissions, mais cela évite (théoriquement) qu’elles augmentent encore plus.
Alors, que compte-t-on quand on cherche à calculer la « neutralité carbone » ? Eh bien… ça dépend. En théorie, le concept de neutralité mesure uniquement les émissions évitées directement, celles qui sont absorbées par des puits d’origine anthropique (c’est-à-dire ceux qui sont sous le contrôle de l’Homme) et les émissions compensées. En gros, on ne compte pas les puits de GES naturels préexistants, étant donné que leur capacité de stockage est donnée à priori et ne nécessite aucun effort particulier. Si on émet X tonnes de CO2, on peut donc être « neutre » en carbone en absorbant ou en compensant activement X tonnes de CO2.
Mais là encore, le concept est flou et parfois ambivalent. En effet, un puits de carbone naturel (comme une forêt) peut paradoxalement être d’origine anthropique. C’est le cas lorsque l’on plante une forêt dans le but de capter plus de CO2 (c’est d’ailleurs un mécanisme de la compensation). C’est alors un puits « naturel » (dans le sens où c’est par un mécanisme naturel, la photosynthèse, que le carbone est absorbé), mais ce puits n’est pas un écosystème « naturel » pour autant car il est fabriqué et contrôlé par l’homme.
Aussi, lorsqu’un territoire évoque ses projections de neutralité carbone, il peut intégrer le carbone stocké naturellement par ses écosystèmes, ses forêts, ses puits de carbone, et ce, même s’il n’a pas planté lui même ces forêts, prétextant que puisqu’il les gère, elles font partie de son bilan carbone. C’est le choix qu’ont fait la France (dans sa Stratégie Nationale Bas Carbone), mais aussi l’Europe, ou encore la Russie, dans leurs objectifs de réduction des émissions pour les prochaines décennies.
Ces distinctions sémantiques peuvent sembler anecdotiques, et pourtant elles ont leur importance, notamment si l’on veut utiliser la neutralité carbone comme un référentiel pour fixer nos objectifs climatiques. Plusieurs questions comptables, éthiques ou de justice se posent.
Carbone : des calculs qui changent tout
Par exemple, intégrer les puits de carbone naturels primaires pose un certain nombre de questions. Un pays comme la Russie, disposant de la plus grande surface de forêts du monde, sera très facilement « neutre » si elle intègre dans son calcul ses puits naturels.
On aurait alors des États disposant de grandes forêts avec un « budget » carbone plus élevé que les autres ? Pourtant, qu’une surface de forêt fasse partie de tel ou tel pays ou territoire n’est qu’une contingence historique et administrative, contingence qui n’a aucune importance dans la lutte contre le réchauffement climatique global. Les gaz à effet de serre se soucient peu des frontières.
Puits naturel ou anthropique, la question se complexifie encore si l’on se place dans une perspective historique globale. Ainsi l’Europe, qui a détruit une grande partie de ses forêts primaires au cours de son histoire, peut bien se féliciter aujourd’hui d’en planter de nouvelles dans le but d’atteindre la neutralité carbone. Les pays européens développent certes des puits de carbone anthropiques en plantant des forêts, mais c’est après avoir détruit leurs puits naturels pour leur développement. On peut difficilement considérer que cela « réduise » vraiment les émissions globales (du moins sur le temps long)…
Autre question, celle de l’attribution du puits. Si une entreprise finance un projet de reforestation pour constituer un puits de carbone additionnel, doit-on compter ce puits dans le bilan de l’entreprise (qui finance le projet) ou dans celui du territoire sur lequel le projet est mis en œuvre ? On ne peut pas le compter deux fois (car la forêt ne stocke bien le CO2 qu’une fois) il faut donc choisir. Sans cela, le concept ne veut rien dire.
Neutralité carbone : un mot, plusieurs stratégies
Outre la pluralité des modes de calcul, le concept de neutralité carbone est aussi fragilisé par la diversité des stratégies qu’elle recoupe.
La neutralité carbone par la compensation ?
Pour être neutre en carbone, on peut théoriquement se contenter de financer des projets de compensation ou de stockage de carbone, sans même élaborer de stratégie de réduction à la source des émissions de GES. Je pollue, mais je paie pour compenser ailleurs.
Pourtant, c’est bien la réduction des émissions qui est le levier prioritaire à activer dans la lutte contre le réchauffement climatique, pour limiter le plus rapidement possible la hausse de la concentration en GES dans l’atmosphère. La compensation et le stockage peuvent certainement avoir un rôle à jouer dans la lutte contre le réchauffement climatique, mais ce rôle doit être celui d’un palliatif pour les émissions que l’on ne peut pas réduire autrement.
Or aujourd’hui certaines entreprises communiquent sur leur « neutralité carbone » en ayant essentiellement misé sur la compensation. En gros, elles financent des plantations d’arbres ou des projets d’énergie renouvelable, sans vraiment réduire leurs émissions. Toujours selon les chercheurs de l’Université d’Oxford, la majorité des entreprises n’explicitent pas clairement leur usage de la compensation dans leurs objectifs de neutralité.
En théorie, par rapport au concept de neutralité carbone, celui de zéro émissions nettes insiste sur la nécessité d’une réduction préalable des émissions avant d’envisager une compensation pour les émissions résiduelles. Mais dans les faits, les termes sont bien souvent interchangeables dans le jargon des discours de politique climatique, publics ou privés. Et pour cause, il n’existe pas vraiment de glossaire officiel pour faire le tri.
Quel timing et quelles stratégies de neutralité carbone
D’autre part, dire que l’on veut être neutre en carbone ou que l’on vise zéro émissions nettes ne dit pas si ces objectifs sont alignés ou non avec les objectifs de l’Accord de Paris ou avec les trajectoires du GIEC.
Si une entreprise ou un territoire vise la neutralité carbone à 2070, cela fait déjà 20 ans de retard par rapport aux objectifs internationaux, qui fixent la neutralité à 2050. Aussi, certaines stratégies sont plus lentes que d’autres. Ainsi, si l’entreprise recourt massivement à la compensation carbone via reforestation, le carbone stocké le sera sur plusieurs années, tandis que les émissions de GES de l’entreprise, elles seront immédiates. Avec l’inertie climatique cela pose un problème de timing sérieux.
Même si l’entreprise fonde sa stratégie sur une réduction réelle des émissions à la source, encore faut-il que ces dernières se fassent à un rythme cohérent avec les limites climatiques (grosso modo, une baisse de 5 à 7% par an des émissions globales). C’est loin d’être toujours le cas, surtout quand la feuille de route et les objectifs intermédiaires ne sont pas explicités.
En plus de ces questions, on pourrait se demander s’il est pertinent d’appliquer le concept de neutralité carbone indifféremment en fonction des divers secteurs économiques et des particularités des différents acteurs. Peut-on, par exemple, envisager que des productions non-indispensables (les produits de luxe, par exemple) soient tenues à des exigences plus fortes de baisse de leurs émissions que les productions indispensables (comme l’alimentaire) ? Si l’on doit choisir lequel de ces deux secteurs peut « taper dans le budget carbone », lequel privilégiera-t-on ? Cela impose de se demander comment mettre en œuvre une application différenciée alors que la neutralité carbone se mesure par définition à l’échelle individuelle.
La neutralité carbone ne doit pas être un outil de communication
Beaucoup d’entreprises, d’États et d’acteurs publics et privés surfent aujourd’hui sur le concept de neutralité carbone pour afficher leurs engagements climatiques. Mais trop souvent, ce concept est utilisé comme un outil de communication plus que comme un outil de pilotage stratégique aligné sur les réalités scientifiques du réchauffement climatique. Un outil de communication d’autant plus pratique qu’on peut bien lui faire dire ce que l’on veut en changeant tel ou tel détail du mode de calcul.
Pour que la neutralité carbone et les concepts afférents (zéro émissions nettes par exemple) deviennent des outils communs de lutte contre le réchauffement climatique, il y a urgence d’abord à clarifier les méthodes de calcul. Que compte-t-on, sur quel périmètre, comment le compte-t-on ? Idéalement, il faut que ces méthodes de calcul mettent en avant les engagements les plus ambitieux, ceux qui sont les plus significatifs en matière de lutte contre le réchauffement climatique. On devrait donc mettre l’accent sur un périmètre élargi (si possible le scope 3) en intégrant tous les gaz à effet de serre et sans jouer abusivement sur les puits de carbone primaires.
Ensuite, il faut harmoniser les exigences stratégiques liées à la neutralité carbone, de façon à ce qu’elles intègrent de façon obligatoire une stratégie de réduction des émissions alignées avec les limites climatiques. On ne peut se contenter de se dire « neutre » en carbone ou « zéro émissions nettes » sans faire la transition vers un modèle d’affaire compatible avec la lutte contre le réchauffement climatique. Le rôle de la compensation doit aussi être clarifié.
Le problème, c’est qu’aujourd’hui, il n’existe pas de définition harmonisée et universellement acceptée pour clarifier les déclarations diverses et variées liées à la neutralité carbone. La porte est donc ouverte pour que n’importe qui puisse dire à peu près n’importe quoi en matière d’allégations climatiques.
Aura-t-on bientôt un référentiel méthodologique et réglementaire pour faire le tri et encadrer les pratiques, comme cela existe en matière d’allégations de santé ? Des normes émergent, comme la norme ISO 14068 sur la neutralité carbone. Mais seront-elles assez strictes ? Il faut l’espérer, pour éviter que le concept de neutralité carbone se noie dans l’empilement des bonnes intentions derrière lesquelles on trouve surtout un grand flou sémantique.
Photo par Marek Piwnicki sur Unsplash
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