Pour Patrick d’Humières, le monde de l’entreprise, orchestre du Titanic d’un monde économique en plein naufrage, doit arrêter de jouer et travailler à un vrai changement de cap. Plaidoyer pour une vraie révolution RSE, en réponse à l’article publié récemment sur Youmatter : Pourquoi la RSE ne fonctionne (toujours) pas.
Dans une longue introspection concernant les insuffisances des pratiques RSE, Clément Fournier, rédacteur en chef de Youmatter, tente de faire prendre conscience aux professionnels que la somme des initiatives communiquées largement ici dans les rapports des entreprises ne semble pas changer le système, contrairement à une certaine promesse du logiciel RSE originel, supposé rendre le capitalisme vraiment responsable…
Le double malaise de la RSE
Cette analyse met en lumière un double malaise : celui d’entendre le chœur des professionnels des entreprises, tel l’orchestre du Titanic, chanter et vanter avec une auto-satisfaction béate un monde nouveau où l’initiative et l’engagement seraient en train de nous faire entrer dans une économie qui résout tous les sujets controversés, climatiques, sociaux et humains de ce monde… Et celui de voir que le monde des entreprises continue malgré tout de vivre sa vie, avec les mêmes rendements, les mêmes méthodes et les mêmes offres qu’avant dont il se dit qu’elles sont bonnes, puisqu’elles ont produit un univers matériel inégalé dans l’Histoire, qui n’a jamais tant rapporté, du moins à quelques uns. Dernière preuve en date de ce décalage grandissant entre la jeune génération et les organisations d’entreprise, la prise de position de l’AFEP qui demande à l’UE de ne pas légiférer sur les pratiques de « greenwashing » qui ne seraient pas un problème aujourd’hui !
Ce procès en fausse nouvelle ou en contrefaçon comme on voudra, est toutefois moins dur que celui plaidé en ce début d’année par le Secrétaire Général des Nations-Unies ; Antonio Guterres appelle à « la disruption, pour en finir avec la destruction », conjurant les énergéticiens qui « engrangent des bénéfices monstrueux », « d’arrêter leur activité s’ils ne savent pas moins polluer » ! Le journaliste et le diplomate se rejoignent aussi sur un point : si la RSE ne s’émancipe pas rapidement d’une bonne conscience qui pense que « dire n’oblige pas à agir », elle y perdra progressivement toute considération, rattrapée déjà par les lois qui s’accumulent et qui remontent le niveau du droit à opérer, sans le gêner beaucoup à lire les résultats spectaculaires des bourses ces dernières années.
Voir aussi : Quel rôle pour les entreprises dans la transition durable
Passer des déclarations d’intention à un accord de durabilité
Il y a bien un problème auquel il faut répondre : jamais les prélèvements sur la nature, les émissions polluantes, les inégalités de revenus, les atteintes éthiques n’ont été aussi importants et jamais les grands groupes n’ont eu un tel « market power » avec des profits, des parts de marché et des perspectives aussi favorables. La vérité est que l’écart entre l’impact de l’économie d’entreprise en faveur des investisseurs est encore beaucoup plus favorable que l’impact pour la Société, qui file selon les vents du marché, laissant loin derrière le champ de la redistribution. Qui n’a pas observé les gains du trading ces deux dernières années se cache les yeux sur les rentes et les rapports de force actuels ! Cherchons l’erreur !
Si la RSE en l’état « ne fait pas le job », c’est qu’il faut élever son niveau d’exigence en passant de l’intention empathique à « l’accord de durabilité » (« negociated value vs shared value ») qui articule son activité avec les progrès du monde. Ce dernier modèle, évoqué récemment par le président de Michelin ou le DG de la CDC, parfois plus radicaux que les déclarations du monde associatif, est encore très minoritaire.
Un double blocage cognitif et politique
Tandis que les discours sur les impacts positifs s’envolent, on voit bien que l’on bute sur un double problème, cognitif et politique à la fois : les entreprises n’ont pas fait l’effort de comprendre la RSE et les Objectifs du Développement Durable ; elles croient qu’il s’agit de déclarations générales de plus qui ne concernent que les Etats alors qu’il s’agit d’une maturation conceptuelle commencée avec le rapport Meadows, poursuivie à Rio et consacrée en même temps que l’Accord de Paris pour proposer un méta-référentiel planétaire cohérent avec les études scientifiques sur les limites planétaires notamment ! Du coup, nombre d’entreprises se contentent « d’améliorations maison », sans regarder comment évolue le monde autour d’eux, sauvées par l’inertie de la société de consommation et du gaspillage à laquelle aspirent naturellement nombre de nos contemporains qui n’ont pas accès à l’essentiel.
L’autre blocage est bien de nature politique car il ne se noue pas d’accords significatifs entre le business et les parties prenantes pour négocier des trajectoires vertueuses et revoir l’organisation des marchés autour de logiques de « bien commun » (concept qui ne progresse pas dans l’économie de marché en dépit des travaux de Jean Tirole et des appels aux signaux prix etc..), comme cela s’est fait à un moment sur le textile au Bengladesh après le scandale du Rana Plaza ou sur le cacao durable entre grands producteurs et consommateurs etc… Rien de tout cela ne marche et les dirigeants les plus nombreux sont ceux qui cherchent à passer sous le radar des sanctions contre la Russie, considérant que les enjeux démocratiques ne sont pas leur affaire, comme au bon vieux temps des premières compagnies coloniales… Le sens de l’Histoire et du tragique n’appartiennent pas à l’économie !
Un aveuglement stratégique
Mais le conservatisme de la pensée n’explique pas tout. Il est indispensable de comprendre très rationnellement pourquoi donc ces fameux SDG’s (ODD) ne sont pas mieux utilisés et repris par les acteurs de la RSE, dirigeants et professionnels ? Ces ODD couvrant le champ complet des problématiques planétaires et proposant des cadres de progrès dans les 17 domaines d’une croissance compatible avec le développement humain, ont pourtant été votés à la quasi-unanimité des Nations Unies, sont connus par les milliers de signataires au Global Compact et ont été installés au cœur de leur politique publique pour les diffuser dans leur tissu local par les Etats organisés.
Mais les études récentes sur l’engagement RSE des dirigeants démontrent que les préoccupations économiques de base, hier les risques d’approvisionnement, aujourd’hui d’inflation, privent les acteurs et dirigeants de faire deux choses à la fois : produire et transformer, comme si l’impératif de résultat à court terme les exonérait des contraintes à moyen et long terme. Cet échec du management qui est d’abord un échec de la stratégie et une faillite des gouvernances, est conforté pas une doxa libérale qui en dépit des efforts d’investisseurs éclairés, ne parvient pas à penser « performance globale » : qui parle encore de « rapport intégré », de « triple bottom line » et d’une agrégation extra-financière à l’EBIT et au résultat net pour classer les meilleures entreprises ? Il y a bien eu la percée récente du « dividende sociétal », promu par le Crédit Mutuel, promu en écho à la négociation sociale (dite « impossible » par le Medef) sur le partage de la valeur, mais on attend toujours l’avis des patrons les plus engagés.
RSE : le temps des Trente Sérieuses
Plus on se rapproche du mur et plus on oublie les percées conceptuelles vers « une entreprise durable », concept d’avenir qui repose sur une volonté de faire croître son utilité sociale plus vite que son rendement, acceptant de le limiter à une juste rémunération du capital investi, comme l’enseignait John Harvard il y a deux siècles…
Alors, sans « desespérer la cote », qui répète à souhait « encore un moment, monsieur le bourreau », on peut dire que la grande transformation est en marche mais qu’elle avance comme la vague qui fait reculer aujourd’hui les traits de cote et érodent les falaises bâties imprudemment, orgueilleusement, par des riverains qui s’étonnent.
Je n’en veux pas à Clément Fournier de dire tout haut, à gros traits, avec une sincérité qui rejoint les refus violents de nos diplômés, que le décalage entre le réel que nous vivons et la réaction économique qui se met en place, est digne d’un crash annoncé. A moins que des coalitions citoyennes n’accélèrent le rythme de la pièce et ne sifflent la fin de la comédie. Nous comptons pour cela aussi sur les entreprises pionnières, trop peu nombreuses, qui ont compris qu’il fallait arrêter de jouer « les trente glorieuses » quand la nature dit stop et que « le temps des trente sérieuses » est arrivé, pour passer plus vite et sincèrement à « l’entreprise vraiment durable ».
Voir aussi :
- Qu’est-ce que la directive CSRD ? Définition, reporting double matérialité
- La CSDD sur le devoir de vigilance européen : c’est quoi ?
Photo de Tim Schmidbauer sur Unsplash