Face au bilan en demi-teinte des politiques de sobriété, l’idée de restreindre, de rationner la consommation et la production, trouve un écho de plus en plus important au sein des mouvements écologistes. Car loin d’être la représentation autoritaire que l’on s’en fait en France, le rationnement pourrait bien être un outil pertinent tant pour réduire les dommages sur l’environnement que pour prévenir de futures pénuries.
« Ayatollah de l’écologie », « Khmers verts », « dictature verte »… Il suffit d’évoquer l’idée de ralentir le rythme des productions économiques pour se voir affubler de ces métaphores à la créativité déconcertante par certains chroniqueurs. Pourtant, la réalité est évidente, et observée depuis des décennies : le rythme de production et de consommation reste déraisonnable encore en 2023 et ne permet pas à l’heure actuelle d’atteindre les objectifs écologiques ou de neutralité carbone à l’horizon 2050.
À mesure que se révèle l’incapacité du système à se restreindre dans ses excès, que l’environnement se détériore, que la biodiversité s’écroule, que la sobriété volontaire ne prend pas dans la société et que les promesses d’une société prospère sous le joug de la surconsommation s’effritent, les chances de rester sous la barre symbolique des +1,5 °C par rapport aux températures de 1990 (parlons d’ores et déjà de rester sous la barre des 2 °C) s’amenuisent considérablement.
Alors d’autres options apparaissent. Des alternatives plus « radicales », qui consistent à atténuer en amont les futures catastrophes grâce à des politiques d’austérité : en d’autres termes, restreindre la consommation de certains biens et services qui ne sont pas vitaux, et qui au contraire participent à la raréfaction de ressources indispensables à l’équilibre des sociétés. C’est le rationnement.
Une sobriété volontaire et heureuse
Dans son dernier rapport sorti en 2022, le GIEC (groupement intergouvernemental des experts sur l’évolution du climat) donne une définition de la sobriété en la qualifiant « d’un ensemble de mesures et de pratiques quotidiennes qui permettent d’éviter la demande d’énergie, de matériaux, de terres et d’eau tout en assurant le bien-être de tous les êtres humains dans les limites de la planète ».
« Tout en assurant le bien-être de tous les êtres humains » : c’est bien là objectif des militants écologistes, altermondialistes et des associations proches des mouvements décroissants , qui ont porté le concept de décroissance. C’est le cas par exemple de l’association française négaWatt, qui a porté, dès le début des années 2000 le concept de sobriété, notamment énergétique. Une sobriété qui s’inspire des écrits d’Ivan Illich (1926 – 2002), philosophe et penseur de l’écologie qui développa dans son ouvrage La Convivialité (1973) diverses notions fondatrices d’une sobriété non pas subie, mais volontaire et heureuse : la modération, la frugalité, la simplicité et l’austérité.
Cantonnée pendant de longues années à ces cercles militants et associatifs, la sobriété perce aujourd’hui sa bulle et rejoint depuis peu le vocabulaire jusqu’au cœur même du gouvernement. En réponse aux défis environnementaux et aux crises énergétiques, économiques et sanitaires, à « la fin de l’abondance », un plan de sobriété énergétique pour les administrations publiques, les entreprises et les ménages est proposé par le gouvernement d’Élisabeth Borne afin d’effectuer des « économies choisies plutôt que des coupures subies ». Mais parle-t-on vraiment de la même sobriété ?
La définition défendue par Emmanuel Macron semble plutôt être un euphémisme de la sobriété promue par les mouvements décroissants. Pour le Président de la République, « cela ne veut pas dire produire moins. […] La sobriété, cela veut juste dire gagner en efficacité », comme il l’a annoncé début octobre 2022 lors du Salon des entrepreneurs de la BPI. Un contresens, qui confond modération et efficience.
La sobriété fonctionne-t-elle ?
Dans ce discours, rien ne doit donc changer dans les objectifs de croissance, mais cette fois-ci, la croissance doit être verte et écologique. Du côté des entreprises, il faut réduire les émissions de gaz à effet de serre (GES) des industries, sans pour autant que la production ralentisse. Individuellement, c’est continuer à consommer normalement tout en intégrant dans son quotidien « les bons gestes de sobriété » : faire attention à sa consommation dans son logement, acheter des produits recyclables, favoriser la mobilité active et les transports en commun…
Cette soit disant sobriété, plutôt croissance verte, se fonde sur une approche volontariste, à base de petits gestes, d’économies, d’intégration de politiques RSE dans les entreprises… Mais cela fonctionne-t-il pour réduire nos impacts environnementaux ? Pas sûr ! Certes, les émissions de CO2 par unité de PIB ont baissé en France… Mais ce « découplage » n’est qu’une illusion permise par la délocalisation de nos productions, et les émissions importées minent ces efforts et ne permettent pas une réelle baisse des émissions de GES sur le territoire.
Et mondialement, la tendance n’est guère plus encourageante. Après une baisse importante, mais logique des émissions de CO2 en 2020 lors de la période de la Covid-19, la tendance est revenue vite à la hausse. Grâce à une croissance de 0,9% sur l’année 2022, soit 321 Mt de CO2, les émissions ont atteint de nouveaux records : 36,8 Gigatonnes de CO2 ! Le spectre d’un effet rebond plane donc toujours.
[box] L’effet rebond est une notion du vocabulaire économique qui désigne un accroissement de la consommation provoqué par la réduction des limites qui étaient jusque-là posées à l’usage d’un bien, d’un service ou d’une technologie. Le surcroît de ressources dégagé est alors utilisé pour une surconsommation du même produit, ou bien pour la consommation d’autres produits. [/box]
Et il ne s’agit là que du CO2. En pratique, tous les autres indicateurs environnementaux sont au rouge : destruction des écosystèmes, disparition de la biodiversité, érosion de sols, épuisement des ressources, pollutions, et même inégalités sociales et économiques…
Constatant cette incapacité des sociétés modernes et capitalistes à se restreindre d’elles-mêmes, et à adopter la sobriété, Nathan Wood, Rob Lawlor et Josie Freear, tous trois chercheurs à l’Université de Leeds au Royaume-Unis proposent une voie plus efficace. Passer de la sobriété volontaire, au rationnement organisé. Concrètement, ils appellent à dépasser les stéréotypes du rationnement, et à le concevoir non pas comme un outil autoritaire et coercitif, mais comme une mesure politique plus égalitaire. Par une lecture à la fois historique et économique du rationnement en Grande-Bretagne, ils démontrent que le rationnement pourrait être un argument pertinent dans la lutte contre le changement climatique et la destruction de l’environnement.
Ne pas avoir peur du rationnement
Rationner la consommation ? Argument inconcevable, qui suscite évidemment et logiquement la peur : le mot rappelle cette période sombre d’après-guerre qu’a connu la France entre 1940 et 1949, et les souffrances sociales qui allaient avec. C’est à cette période du ravitaillement, des tickets de rationnement, des quelques grammes de viandes, des conflits et du marché noir que l’on associe souvent, de façon caricaturale, l’idée d’une réduction des production et des consommations.
Et pourtant, de l’autre côté de la Manche, les politiques de rationnement n’ont pas été perçues de la même manière lors de la Seconde Guerre mondiale et de l’Après-guerre. Les Fair Shares, mises en place par le ministre de l’Alimentation en 1940 au Royaume-Uni pour faire face aux pénuries engendrées par la guerre ont depuis longtemps été considérées comme une réussite. Plus encore, Stan Cox, scientifique de l’ONG The Land Institute, souligne dans son ouvrage Any Way You Slice It (2013) que la période de rationnement fut bénéfique pour la santé de la population anglaise, et ce, malgré une réduction logique de la quantité de nourriture, les cas de malnutrition ont baissé.
Cette politique de rationnement s’est articulé en deux volets. Le premier volet consiste à geler les prix afin de réduire le problème d’inflation, sans pour autant que cela règle les difficultés de répartition des ressources. C’est pourquoi le gouvernement a implémenté un carnet de rationnement donné à chaque citoyen et permettant de les utiliser dans des boutiques de leur choix où ils se sont inscrits au préalable.
Même si les auteurs de l’étude rappellent que les enjeux de la Seconde Guerre mondiale et de la crise environnementale sont différents, ils estiment que cet épisode de l’Histoire démontre le potentiel du rationnement dans la rupture écologique. « Le rationnement peut aider, assure l’auteur principal de l’étude Nathan Wood dans un communiqué, pas seulement pour atténuer les futures conséquences du changement climatique, mais il peut également devenir un outil de référence pour faire face à d’autres crises sociales ou politiques connexes, à l’image de l’actuelle crise énergétique ».
Le rationnement peut avoir deux finalités, celle de réduire les émissions de GES par l’implémentation de mesures limitantes en pointant les activités émettrices, à l’instar des voyages en avion ou de la consommation d’essence, mais également celle de prévenir les futures pénuries, par exemple alimentaires ou hydriques.
Un rationnement égalitaire pour répondre à la crise climatique ?
Cette approche nouvelle du rationnement, les chercheurs anglais l’ont développé dès les années 1990 grâce à la carte carbone, un dispositif de quotas destiné à limiter les émissions de carbone. Lorsqu’un individu souhaite acheter une ressource, de l’essence pour son véhicule par exemple, il doit à la fois payer en euros, et parallèlement, seront débités sur sa carte carbone des quotas équivalent à la teneur en carbone de la ressource achetée. Dans le cas où l’individu ne consomme pas tous ses quotas, il peut les revendre sur un marché dédié, et vice-versa lorsqu’il a dépensé tout ses quotas, il peut dépasser la limite en achetant des crédits à d’autres individus.
Mais pour les chercheurs, ce marché du carbone bénéficie en priorité aux foyers les plus aisés. Se retrouve ainsi le principe du « payeur-pollueur » déjà pointé du doigt dans le cadre des marchés du carbone. Ceux qui ont les ressources financières suffisantes peuvent se permettre de polluer plus. De l’autre côté du spectre, les foyers les plus précaires verront dans la carte carbone un moyen de gagner de l’argent, au détriment d’une partie de leur confort.
Les auteurs de l’étude opposent à cette carte carbone une forme de rationnement sans marché, et où les prix seraient contrôlés afin de limiter les effets spéculatifs sur les ressources critiques. Ils ne cautionnent pas une mise en place brutale de ces mesures de rationnement, et ne considèrent pas le rationnement comme l’unique solution. Ils proposent plutôt une intégration progressive de ces politiques, qui devront d’abord passer par une première étape indispensable : des campagnes de consultations publiques afin que le rationnement soit élaboré avec l’accord des citoyens, et ainsi accepté et compris comme une étape indispensable à l’équilibre des sociétés.
Les crises successives, économiques, énergétiques, géopolitiques, sanitaires et sociales ont démontré toute la fragilité du système d’abondance dans lequel nous vivons. L’accès quasi instantané à un nombre de produits a fait perdre une notion majeure : les ressources planétaires sont limitées. Pour les défenseurs du rationnement, ce mécanisme économique ne doit pas être perçu comme une mesure coercitive ou issue d’un état autoritaire, le rationnement est aussi une mesure de répartition des richesses, une mesure d’égalité face à l’incertitude du futur.
Voir aussi : Partage de la valeur en France : le travail moins rémunéré que le capital ?
Cox, S. (2013). Any way you slice it: The past present and future of rationing. The New Press.
Desmettre, S. (2009). La carte carbone : Une alternative à la taxe ? Regards croisés sur l’économie.
Gaffney, A., Himmelstein, D. U., & Woolhandler, S. (2022). Prevalence and Correlates of Patient Rationing of Insulin in the United States : A National Survey. Annals of Internal Medicine.
Grenard, F. (2007). Les implication politiques du ravitaillement en France sous l’Occupation. Vingtième Siècle. Revue d’histoire.
Sobriété énergétique : Un plan pour réduire notre consommation d’énergie. (2022). Ministères Écologie Énergie Territoires.
Wood, N., Lawlor, R., & Freear, J. (2023). Rationing and Climate Change Mitigation*. Ethics, Policy & Environment.
Photo de Alexander Abero sur Unsplash